L’apprentissage : F comme Frugalité. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2007.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
F
FRUGALITE
J’aime parfois déjeuner simplement: du thon, une tomate, des olives, un fruit, du pain, suffisent à mon bonheur.
Mon père, qui m’invite parfois à déjeuner à La Rotonde ou au Dôme, et qui connaît, en fin gourmet, les meilleurs restaurants de Paris, m’invite aussi parfois à partager, à la maison, son repas de foul, traditionnellement le plat du pauvre en Egypte, à base de fèves sèches, ou encore une boîte de sardines, ou des œufs à la bastourma, cette viande de bœuf séchée et épicée à la mode arménienne, que l’on nomme ici pastrami.
De mon père, et de mes années dans les quartiers misérables du Caire, j’ai appris le goût de la frugalité, qui n’est pas incompatible avec celui d’apprécier les mets exquis, mais en est le nécessaire complément. Savoir se contenter de ce que l’on a, et savoir profiter de ce que l’on peut s’offrir: l’art de bien manger, très loin de l’ennuyeuse diététique que l’Occident se tue – littéralement – à nous enseigner, n’est pas leçon de science, anatomie ou biologie, mais de philosophie. Et en Orient, dans des pays qui restent pauvres, c’est une leçon que l’on apprend naturellement.
Quand nous sommes arrivés en France, l’une des choses qui m’a le plus choquée, petite fille, était que les Français jettent les restes d’un repas: reste de pâtes, de poulet rôti, de légumes. Pire que tout, ils jetaient du pain rassis. Au Liban, jamais je n’avais vu jeter les moindres restes de nourriture. Ma grand’mère recyclait tout, fabriquant des beignets avec les cœurs des courgettes vidées pour les farcir; des pâtés à la viande avec les restes d’un rôti; des omelettes avec les restes des légumes. Et le pain rassis était grillé et gardé dans des boîtes de fer blanc, ou, pour nous gâter, elle en confectionnait de délicieux pains perdus.
La Méditerranée c’est la frugalité, nous explique Fernand Braudel*. L’Europe, c’est l’abondance. La Méditerranée repose sur le blé, l’olive et la vigne, c’est-à-dire le pain, l’huile et le vin, mais pas sur les vaches tachetées, pas sur les prairies grasses ni les vergers croulant sous les fruits. Regardez les natures mortes flamandes et hollandaises nous dit l’historien, les banquets de Bruegel les fêtes champêtres où l’on mange et boit abondamment, la Méditerranée c’est tout l’opposé de cela, ce n’est pas la culture qui le veut c’est la nature qui le dicte, régions sèches écrasées de soleil, montagnes pierreuses, eau rare, les paysans égyptiens se nourrissaient jadis de pain et d’oignons à midi, au Liban du pain simplement parfumé de thym et d’huile d’olive suffisait à combler toutes les faims, comme en Italie les pizzas cousines parfumées seulement d’ail et d’origan**. Le pain se dit aïch en arabe égyptien, de la même racine que aïcha qui signifie Vie, le pain c’est sacré, jamais un Arabe traditionnellement ne jetait du pain, de la nourriture: c’était haram, péché.
En France aussi cette frugalité existait autrefois, quand la France était encore paysanne, hachis parmentier, légumes farcis et soupes de poissons dont la fonction était de ne rien laisser se perdre, L’art d’accommoder les restes était autrefois un livre de cuisine célèbre***, et la recette de pain perdu de ma grand’mère, c’est la même que la recette française, du lait du sucre des œufs et du beurre. Et je reste songeuse en pensant que notre ère moderne occidentale, de sur-consommation et de gaspillage, est dominée par ce que l’on appelle la loi économique, quand nos grands-parents, les miens comme les vôtres, vivaient de manière bien plus économique que la nôtre: en ressources, en consommation, en gaspillage donc. En arabe c’est la même racine – waffara – qui donne à la fois les mots épargner, économiser, et les mots être en abondance, et profiter de. Et cela correspond bien plus à ma conception de l’économie, au sens de: gérer pour vivre mieux. Profiter. Avoir en abondance. Et non pas se priver, comme dans le triste français « faire des économies ». Chez nous, l’économie est une vertu. Non une contrainte.
Aujourd’hui je n’ai plus ce sens de l’économie de mes ancêtres: je jette moi aussi les restes de riz ou de macaronis, et j’achète mon pain grillé à la boulangerie. Mais je garde de mon identité d’origine ce goût de la frugalité, des repas faits de pain, d’olives à point, d’oignons frais et d’une grappe de raisin, qui me parlent de ma native Méditerranée et de tous mes ancêtres, pêcheurs ou paysans, qui pareillement de ce que la Nature leur offrait, simplement et sagement savaient se régaler.
* Fernand Braudel. La Méditerranée. L’espace et l’histoire. Flammarion, 1986.
** Voyageant en Grèce jadis, Jacques Lacarrière nous fait part de son étonnement – et de son goût – pour les repas frugaux qu’il se voyait offrir dans les maisons – du pain du fromage une tranche de pastèque (L’été grec, Plon, 1975)
*** Blondeau, La cuisine pratique de la ménagère. 1800 recettes avec la manière d’accommoder les restes, A. Leconte éditeur, 1929.