Le déchaînement de violence que connait actuellement le Kenya est révélateur du profond malaise qui touche de nombreux pays africains. Ces événements rappellent tristement que la transition vers l’après guerre dans ces pays reste difficile et fragile et que les risques de rechute dans des violences est quasi-permanents.
Les guerres ont ravagé la plupart des pays africains après la vague d’indépendance des années 1950. Rares furent les pays qui y ont échappé. Plusieurs régions de l’Afrique continuent d’être traversées par des conflits de « haute intensité » selon le Baromètre de décembre 2007 du Heidelberg Institute for International Conflict Research. Du nord de l’Afrique (conflit du Sahara, Algérie, Soudan) en passant par la zone poudrière des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, Ouganda, Kenya et République démocratique du Congo), du lac Kivu au lac Tanganyka, la région de la corne de l’Afrique (Somalie, Éthiopie, Érythrée), puis l’Afrique centrale (Tchad), l’Afrique de l’Ouest et le Golfe de Guinée (Niger et Nigeria), la quasi-totalité des sous-régions africaines sont le théâtre de multiples conflits. Actuellement, un déporté et un réfugié sur deux dans le monde sont africains.
Après les massacres accompagnant les élections de 2007 au Nigéria et les dernières élections au Kenya, il semble qu’il suffise d’un sentiment de mécontentement généralisé pour déclencher une déflagration générale dans plusieurs Etats de l’Afrique, ce qui conduit à s’interroger sur les raisons de ces guerres civiles à répétition.
Certains observateurs expliquent que cette instabilité est due au caractère fractal, multiethnique et tribal de ces sociétés où des populations hétérogènes ont été sommées de cohabiter dans des Etats aux frontières souvent artificielles, arbitrairement tracées par le colonisateur.
En finir avec le prétexte ethnique
L’explication de la différence ethnique comme origine des conflits ne résiste pas à l’épreuve de l’histoire. Le fait qu’un Etat se compose de multiples entités (ethnies) ne constitue pas en soi un handicap à une cohabitation harmonieuse. La Nouvelle Zélande, la Malaisie, le Canada, la Suisse, etc. sont elles aussi des sociétés multiethniques mais ne connaissant pas pour autant des massacres interethniques. D’autres pays africains comme le Maroc, le Sénégal, la Tunisie, etc., n’ont pas connu de guerres ethniques après leur décolonisation en dépit de leur structure multiethnique et tribale.
En réalité, le prétexte ethnique et identitaire, à l’instar du prétexte religieux, a souvent (et de tout temps) été mobilisé, utilisé et attisé à des fins d’appropriation du pouvoir. Ces facteurs peuvent être des éléments aggravant d’une crise, mais pas l’élément déclencheur.
Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS et des certitudes communistes, les pays africains ont été contraints (afin de continuer de profiter des aides, et des rééchelonnements de la dette) d’instaurer le multipartisme après plus de 50 années de parti unique ou de dictature militaire. Un « semblant de démocratie » a vu le jour dans la plupart des pays africains. La « technique de la démocratie » a été importée sans le mode d’emploi, sans la culture démocratique et sans les institutions garantissant son bon fonctionnement.
Une lourde responsabilité des politiques
La démocratie s’est ainsi implantée dans une société civile appauvrie, fragilisée par des décennies de guerre et de pandémies, le tout sur fond d’inculture systématisée dans des zones de (quasi) non droit. Le multipartisme comme « gage » de démocratie exigée par les bailleurs de fonds s’est ainsi implanté sur de mauvaises bases. Les partis politiques se sont brusquement démultipliés du jour au lendemain. Les leaders politiques se sont souvent axés sur les clivages ethniques et identitaires (plutôt que sur des clivages philosophiques résultant d’un débat d’idées) pour attirer les sympathisants, asseoir leur autorité et atteindre le pouvoir.
Dans un contexte (d’absence d’état de droit) brimant l’esprit d’entreprise et décourageant l’effort et l’initiative individuels, seul le pouvoir politique et le contrôle de l’appareil de l’Etat garantissent l’accès à la richesse et l’ascension sociale. Les ressources naturelles (hydrocarbures, diamants et or, uranium, etc.) et les débouchés qu’offre le marché de 800 millions d’africains n’ont jamais cessé d’attiser les convoitises des acteurs nationaux et internationaux.
L’accès à la tête de l’Etat permet au leader d’organiser et de consolider le pouvoir autour de sa tribu ou de son clan. Les richesses de l’Etat, les rentes de situation et la confiscation des biens (terres, capitaux) permettent de contrôler la société, de nouer des alliances, de « remercier » les fidèles via la distribution de postes administratifs et de portefeuilles ministériels « juteux », et enfin d’acheter des armes pour réduire au silence et/ou écraser les dissidents les plus récalcitrants
Les problèmes ethniques se manifestent lorsque les membres d’une entité opposante s’estiment lésés, discriminés, et privés d’accès aux ressources. L’absence de possibilité de contestation pacifique et le climat d’oppression les poussent souvent à se révolter violement contre l’ordre en place jugé injuste. Les leaders au pouvoir préfèrent souvent combattre tout changement jugé compromettant et synonyme le plus souvent de perte de richesse voire même de la vie du leader et de sa communauté.
C’est ainsi que ces sociétés rentrent dans un cercle vicieux de violence dans lequel les fractions sont en perpétuels conflits de pouvoir usant les richesses locales pour acheter des armes entretenant ainsi le cycle de la violence. Une violence qui ne profite en fin de compte qu’aux trafiquants d’armes et aux « seigneurs de la guerre ».
Nouh El Harmouzi, docteur-chercheur en économie et
responsable des relations publiques du projet Un Monde Libre