Faut-il retirer à Abiy Ahmed, le Premier ministre éthiopien, son prix Nobel ? La question mérite bien d’être posée aujourd’hui, au regard de l’esprit de va-t-en-guerre que l’homme affiche, des actes belliqueux qu’il ne cesse de poser depuis quelques mois.
Faut-il retirer à Abiy Ahmed son prix Nobel ? La réponse est clairement négative, non pas parce que l’homme ne mérite pas qu’on le dépossède de la prestigieuse récompense, mais bien parce que le mécanisme des prix Nobel ne prévoit pas qu’un nominé perde son titre. La question avait déjà été posée au sujet de nombreux autres prix Nobel de la paix avant Abiy Ahmed. Le cas le plus récent est celui de la Birmane Aung San Suu Kyi, nobélisée en 1991.
En effet, à partir de 2017, alors qu’elle était une figure de proue du régime birman en tant que ministre des Affaires étrangères, conseillère spéciale de l’État et porte-parole de la présidence de la République porte – chef du gouvernement de facto – la célèbre ancienne opposante et militante des droits humains a essuyé de vives critiques en raison de son silence face aux atrocités commises contre les Rohingyas. Ce silence a été interprété comme une complicité par de nombreuses ONG. Plus de 340 000 personnes avaient alors signé une pétition pour que le prix Nobel lui soit retiré. Impossible, avait réagi l’Institut Nobel norvégien.
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« Il est impossible de révoquer un prix Nobel de la paix », avait alors déclaré le directeur de l’Institut, Olav Njølstad. Que ce soit en sciences, en médecine, en littérature, en économie ou pour la paix, le retrait du prix n’est prévu ni dans le testament d’Alfred Nobel, son initiateur, ni dans la charte d’attribution de la récompense. La distinction est donnée à vie. C’est pourquoi Olav Njølstad a martelé : « Aucun des comités d’attribution de prix à Stockholm et à Oslo n’a jamais envisagé de révoquer un prix une fois attribué ».
En dehors, de la Birmane, plusieurs autres personnalités nobélisées ont suscité moult controverses après réception de la distinction. Sans chercher à aller dans les détails, on peut évoquer les cas de l’ancien secrétaire d’État américain, Henry Kissinger (1973), l’ancien Premier ministre japonais, Eisako Satō (1974), l’ancien Président égyptien, Anouar el-Sadate (1978), Mère Teresa (1979), le trio Yasser Arafat, Shimon Peres et Yitzhak Rabin (1994), l’ancien Président américain, Barak Obama (2009).
Abiy Ahmed dont le cas nous intéresse particulièrement s’ajoute à cette liste de prix Nobel de la paix controversés. Entre le visage présenté au départ par ce spécialiste de la cybersécurité et ancien lieutenant-colonel de l’armée éthiopienne, porté à la Primature en avril 2018, à la suite de la démission de Haile Mariam Dessalegn, et les derniers actes qu’il pose, le hiatus est grand.
Le sémillant Premier ministre se mue en cruel chef de guerre
Dès les premières semaines qui ont suivi son installation en tant que Premier ministre, Abiy Ahmed marque les esprits. Libération de nombreux prisonniers politiques, appel des exilés au retour, signature d’un accord de paix la rébellion sécessionniste du Front de libération oromo, normalisation des relations avec le voisin érythréen, réconciliation de l’Église orthodoxe d’Éthiopie divisée depuis 1991. En dehors de ces actes de haute portée politique, Abiy Ahmed s’est également engagé en faveur d’une plus grande ouverture économique visant à relancer l’économie éthiopienne.
De quoi susciter l’admiration partout dans le monde. Le spécialiste de la Corne de l’Afrique, Gérard Prunier n’a pas pu s’empêcher d’affirmer : « Toutes ces réformes sont en train de s’enchaîner. Et comme le rapprochement historique avec l’Érythrée, c’est un grand mouvement en Éthiopie qui surprend (…) C’est un miracle, tout ça. Et ce changement, on le doit à un homme intelligent appelé Abiy Ahmed ». En 2019, il est classé parmi les 100 personnalités du monde par le magazine Time. La même année, il reçoit le prix Nobel de la paix.
Mais la belle réputation d’Abiy Ahmed va s’écrouler aussi rapidement qu’il se l’est bâtie, après qu’il a déclaré la guerre au Tigré, avec pour ambition de chasser le TPLF du pouvoir.
Déclenchée depuis le 4 novembre 2020, la guerre au Tigré s’enlise. Neuf mois après l’ouverture des hostilités, ce qui était annoncé pour être une opération rapide est devenu une guerre interminable. Tout auréolé qu’il était du prestigieux prix Nobel de la paix à lui décerné en 2019, le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, s’est transformé en chef de guerre.
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Après sept mois d’affrontement, le TPLF, vaincu dès les premiers jours, a réussi à renverser le cours de la guerre, reprenant les zones occupées y compris la capitale, Mekele, dès le mois de juin 2021. Et depuis, les forces du Tigré ne cessent de progresser. Désormais, elles ont même investi les régions voisines de l’Afar et de l’Amhara où la célèbre cité de Lalibela est tombée dans leur escarcelle, jeudi dernier seulement.
Les cris de la communauté internationale qui veulent préserver ce site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, en appelant les Tigréens à se retirer de la ville restent pour l’instant, sans effet sur les responsables du TPLF. Tout comme d’ailleurs le cessez-le-feu unilatéral proclamé par Addis-Abeba, peu de temps après la contre-offensive des forces tigréennes.
Ce conflit a poussé dans la famine environ 400 000 personnes, selon l’ONU et d’autres organismes internationaux ; des exactions sur les populations civiles ont également été dénoncées, tout comme des actes de nettoyage ethnique dans l’ouest du Tigré.
Alors qu’à l’intérieur, la guerre au Tigré continue de faire rage, le Premier ministre éthiopien entretient un autre foyer de tensions autour du Nil, avec le remplissage du Grand barrage de la Renaissance. En effet, le 19 juillet dernier, contre l’avis de ses voisins égyptien et soudanais, le gouvernement éthiopien a procédé au second remplissage du barrage, se préoccupant peu des conséquences qu’aurait pu avoir cet acte unilatéral.
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C’est après coup que le Premier ministre éthiopien s’est adressé aux deux pays, à travers un tweet : « Le deuxième remplissage du Barrage de la Renaissance éthiopienne, sur la rivière Abay, a eu lieu le 20 juillet… Comme je vous l’avais promis à l’avance, le 9 juillet, l’Éthiopie a rempli son barrage pendant la saison des pluies avec prudence et de manière bénéfique… Je tiens à vous assurer une fois de plus que ce remplissage ne lésera aucun de nos pays et que le Grand barrage de la Renaissance demeurera un véritable gain et un symbole de croissance et de coopération conjointes ».
Au regard de tous ces éléments, la question à poser au sujet du Premier ministre éthiopien est finalement de savoir s’il méritait réellement la distinction du prix Nobel de la paix. Là aussi, la réponse est sans équivoque : il ne le méritait guère, puisque contrairement à l’attitude attendue d’un prix Nobel de la paix, les derniers actes d’Abiy Ahmed sont totalement contraires à la sauvegarde de la paix. Ces actes contribuent à discréditer davantage la prestigieuse distinction.
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