Un récit saisissant d’un voyageur portugais… Pris dans l’enfer de l’esclavage au service des Turcs, sous l’empire desquels l’Algérie souffrait alors, Joao Mascarenhas en a livré un livre foisonnant…
Nous sommes en 1621. Un vaisseau portugais (le Portugal est alors lui-même colonisé par l’Espagne, mais comme on sait cette inféodation sera de courte durée, le nationalisme portugais reprenant le dessus très vite) chargé de marchandises persanes et indiennes livre un combat désespéré aux vaisseaux turcs, qui l’arraisonnent… Il s’agit bien de piraterie, mais de piraterie organisée, à partir d’Alger, elle-même possession turque.
« Pendant deux jours entiers dix-sept gros navires, avec cinq mille combattants et plus de cinq cents pièces d’artillerie, n’ont pu réduire une nef qui n’avait que vingt-deux pièces et cent et quelques hommes affaiblis et malades après huit mois de traversée… » Passons sur l’héroïsme de celui qui raconte… A son honneur, car la suite est moins glorieuse : «Si je devais compter en détail ce qui arriva à chacun des captifs sur les navires où ils furent répartis, je n’en finirais jamais… »
Alger, ville d’esclaves
Et pourtant, Joao Mascarenhas va en avoir à raconter : les plus jeunes et les plus nobles des prisonniers sont choisis par le Pacha pour le service de la Turquie, et certains partent immédiatement pour Constantinople, à la Cour du Grand Turc : la compassion du voyageur s’exprime à leur endroit : « Cette Dame fut la plus malheureuse du monde : revenant d’Inde avec de grandes richesses, elle embarque dans un navire et, le jour où elle voit la terre où elle va se reposer avec son mari, celui-ci est tué d’un coup de feu, on emmène son fils aîné à Constantinople pour le faire turc, le plus jeune meurt de la peste dans ses bras, elle devient esclave, et pour comble de servitude et de souffrance, elle voit sa fille aveugle et très jolie rester au pouvoir des barbares. Aujourd’hui encore elle et sa fille sont esclaves du Divan. »
Les autres sont alors vendus : « Ils emmenèrent les autres captifs au Batistan, pour y être vendus ». Le Batistan d’Alger, dérivé du nom du Grand Bazar de Constantinople, était une grande et large rue où les prises de piraterie, y compris les prisonniers, étaient vendues aux enchères.
Suivent les descriptions précises de la vie à Alger, de l’architecture de la ville, de la manière dont les Turcs y ont établi leur contrôle et dont sont traités les milliers d’esclaves chrétiens, portugais, espagnols, français, italiens, qui travaillent là au service de marchands ou de seigneurs, le plus souvent turcs, mais parfois renégats chrétiens eux-mêmes, ayant établi leurs affaires au service du pouvoir local… Autant de personnages étonnants et de scènes palpitantes, où l’on sent vibrer l’atmosphère du lieu : le môle, dominant l’actuel port d’Alger, le long duquel les navires sont amarrés, les bastions de place en place, les remparts d’Alger et la foule de soldats qui les gardent…
Joug turc
« Le gouvernement de la ville et de tout le royaume dépend d’un vice-roi appelé le Pacha, qui est envoyé de Constantinople par le Grand Turc »… Pour trois ans. L’esclavage de Joao Mascarenhas se déroule en effet pendant la période dite des « Pachas triennaux », qui restent trois ans en poste avant d’être remplacés, et sont des Janissaires, c’est-à-dire des fils d’esclaves chrétiens élevés et formés à la Cour du Grand Turc et qui dépendent de lui absolument. Ils sont néanmoins surveillés eux-mêmes par d’autres fonctionnaires zélés : l’aga des Janissaires, notamment, responsable de la sécurité d’Alger, auquel tous les faits et gestes du Pacha sont rapportés, mais aussi le Caia, adjoint du Pacha, et le Beylerbey (Bey des Beys), désormais placé à la tête de l’armée, et jouissant d’une autorité désormais exclusivement militaire. Autant de postes administratifs interdépendants qui font du pouvoir local mis en place par l’autorité turque un ensemble exclusivement dépendant de l’autorité centrale, sans véritable autonomie.
Mais les pages les plus riches ne sont pas celles qui décrivent l’organisation politique de l’Algérie colonisée par les Turcs : ce sont les mille anecdotes, les aventures des esclaves, leurs tentatives d’évasion, les punitions qu’ils subissent… Tout les marchandages au cœur desquels ils sont placés : enjeux de rançons, rachats partiels, paiement de traversées, escroqueries, magie, bains…
Mine de souvenirs
« Il y a dans la ville soixante bains, où vont se laver tous les habitants d’Alger… Jusqu’à midi les hommes sont lavés par les hommes. De midi jusqu’au soir des femmes viennent laver les femmes… Dès qu’une personne entre, elle se déshabille dans un cabinet isolé, on lui donne un linge pour se couvrir, ses vêtements sont mis dans un endroit sûr et gardé, et elle passe dans une pièce chaude où elle commence à suer très fort… alors vient un maure avec un gant de crin, qui le lave et le nettoie parfaitement pendant qu’il continue à suer, mais sans lui faire aucun mal. Quand on a fini de le laver, on lui donne deux linges chauds dont il se couvre, et il va s’asseoir à l’endroit où il a laissé ses vêtements. Une fois rhabillé on l’asperge avec un flacon d’eau parfumée, et il paie en sortant l’équivalent d’un demi-vintém (une somme minime). On traite ainsi, quand il va se laver, jusqu’au dernier des esclaves. » Et il est difficile de ne pas voir un trait d’admiration chez Joao Mascarenhas pour cette parfaite hygiène inconnue des Portugais de son temps…
Sur les liens entre Europe et Afrique du Nord, en ce début du XVIIème siècle, alors que d’une part Louis XIV développe en France des relations diplomatiques régulières avec le Grand Turc, et que d’autre part l’Espagne colonise hardiment le Portugal, peu d’ouvrages offrent une mine aussi riche que ce livre de souvenirs que viennent de rééditer les éditions Chandeigne (librairie portugaise installée rue Tournefort, à Paris)… Une face méconnue des relations méditerranéennes et de l’historie de l’Algérie !
Esclave à Alger : Récit de captivité de Joao Mascarenhas, 1621-1626, collection Magellane, éditions Chandeigne.
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