Mardi 17 mai 2022. Il est 13h17 lorsque nous nous garons devant la résidence de l’Ambassadeur de l’Etat de Palestine accrédité à Dakar, Safwat Ibraghith. Le diplomate venait tout juste de raccompagner un des signataires du Livre de condoléances mis à la disposition du public, à l’occasion du décès de la journaliste palestinienne d’Al-Jazeera Shireen Abu Akleh, tuée par les forces israéliennes. Le diplomate nous invite dans son bureau, situé au niveau supérieur. Quelques échanges, M. Ibraghith est appelé au rez-de-chaussée pour recevoir un hôte signataire. Cet exercice, il le répètera plusieurs fois avant le début de notre entretien.
Drapé dans un costume noir, assorti d’une chemise blanche et d’une cravate bleu-ciel, l’homme, simple et ouvert nous lance : posez toutes les questions que vous sentez, je n’ai pas de barrières. Cela coulait de source dans la mesure où aucun protocole d’entretien ne nous a été imposé au préalable, lors de la prise de rendez-vous, comme il est de coutume. Marié et père de quatre enfants, deux garçons et autant de filles, Safwat Ibraghith a bouclé sept ans de service en tant qu’Ambassadeur extraordinaire plénipotentiaire de l’Etat de Palestine au Sénégal, en Guinée-Bissau, en Cap-Vert et en Gambie, avec résidence à Dakar. Docteur en Droit international humanitaire, cet ancien conseiller juridique de l’Etat de Palestine auprès de l’Unesco à Paris est arrivé à Dakar le 15 octobre 2015 et est accrédité depuis le 23 octobre de la même année. Ce qui fait de lui le doyen du corps diplomatique arabe et le troisième sur la liste du corps diplomatique général.
Entretien
Quelle lecture faites-vous de la mort de la journaliste palestinienne d’Al-Jazeera Shireen Abu Akleh ?
Le meurtre de Shireen Abu Akleh est révélateur de plusieurs éléments. D’abord, cette célèbre journaliste palestinienne, correspondante de la chaîne Al-Jazeera depuis 1997, n’est pas la première victime en sa nature. Il faut rappeler qu’environ 50 journalistes palestiniens ont péri dans des circonstances similaires, de 2000 à 2022, ciblés par les forces israéliennes. Il y en a eu avant elle, et malheureusement, il y en aura après elle. Tout simplement, parce que l’occupation israélienne ne fait aucune distinction entre grand et petit, civil et combattant, femme et homme, chrétien et musulman. Nous avons l’habitude de subir toutes formes de discrimination, dans nos droits, dans notre identité et dans notre existence. Pour ce que nous sommes, il n’y a pas de discriminationsquand il s’agit d’une machine à tuer. Dans l’attente d’une enquête nationale ou internationale, peu importe, je peux dire d’avance que Shireen Abu Akleh a été cible d’un assassinat prémédité d’un ou de plusieurs snipers, pour faire taire sa voix et celle du groupe de journalistes qui l’ont entourée.
Pourquoi Shireen Abu Akleh ? Il y a encore une raison que j’aimerai dévoiler. En réalité, l’occupation israélienne et son armée avaient une vieille vengeance. Avec un reportage très spectaculaire qui a d’ailleurs rendu Shireen Abu Akleh célèbre et qui remonte à 2002. A l’époque, elle était jeune et engagée pour Al-Jazeera et s’est dépêchée pour aller à Jenine, ce même lieu où elle a été tuée, aux portes du camp de réfugiés en Cisjordanie. Au moment où les Palestiniens étaient en train de faire face à un plan d’extermination mis en place par Sharon (Ariel), Premier ministre en 2002. Lorsqu’il a décidé d’envoyer ses chars vers les bastions de la résistance palestinienne. Et Jenine est connu à travers l’histoire comme un bastion de la résistance palestinienne. Sharon a décidé de les faire taire et de les exterminer.
Shireen Abu Akleh, dans ce premier reportage fait en mars-avril 2002, était sur place et était la première à sortir les vraies images. Ce reportage de Shireen Abu Akleh a terriblement dérangé l’armée de l’occupation israélienne, en montrant des vérités qu’on ne voyait pas auparavant. Car jusque-là, l’armée israélienne était présentée comme étant sur la défensive. Alors que c’est tout le contraire. Et c’est ce que Shireen Abu Akleh a réussi à dévoiler. Grâce à ses efforts sur place, elle a réussi à rétablir la vérité, s’agissant de la résistance palestinienne. Elle a été héroïque en montrant les atrocités commises par l’armée israélienne. Elle était vite repérée par l’armée israélienne comme une voix qui dérange. Son reportage a fait un tollé. Et tous les moyens étaient bons pour l’atteindre. Ils l’ont pris comme une ennemie. 20 ans plus tard, l’armée israélienne n’a pas digéré cette défaite. Cette armée avait besoin d’une petite victoire.
Là, vous présentez la mort de Shireen Abu Akleh comme une vengeance ?
En effet. Seulement, c’est peine perdue. Car, au lieu de faire taire la voix des sans-voix, l’armée israélienne leur a donné plus de voix. En voulant faite disparaitre Shireen Abu Akleh et espérer la faire marginaliser, la faire oublier de leurs archives, ils l’ont rendue beaucoup plus forte. Ils en ont fait une icône, nationale et internationale. Parce qu’il faut voir la dimension de la condamnation de ce meurtre. C’est une condamnation mondiale. Les quatre coins du monde sur les cinq continents ont condamné ce meurtre. La Maison Blanche a condamné cet acte. Même Blinken (Anthony, secrétaire d’Etat américain) a appelé la famille de la défunte. Avec ce meurtre, même les pays d’Israël sont gênés. Et tout cela, s’est passé dans l’attente des célébrations de la fête de l’indépendance d’Israël, les 14 et 15 mai, qui coïncide avec la tragédie de Palestine. La réalité est que leur fête est notre tragédie. C’est notre histoire, cette tragédie du 14 mai 1948. Cette période où la Palestine a disparu de la carte géopolitique où subitement, les Palestiniens sont devenus des troupeaux de réfugiés.
Shireen Abu Akleh était une arme qui ne tue pas, mais qui a su rééquilibrer les rapports de force qui ont toujours été favorables aux Israéliens. Sa voix, sa brillance, son attachement à la vérité, son professionnalisme, qui l’ont menée dans les endroits les plus dangereux, dérangeaient beaucoup. Il faut signaler qu’elle ne s’est pas exposée au danger, elle était proche du danger. Ils l’ont ciblée, malgré le fait qu’elle ne se trouvait pas dans un milieu de combat. Elle était loin, dans un lieu réservé aux journalistes. Là, elle reçoit une balle de sniper, qui a pénétré par l’oreille pour lui exploser une partie du cerveau et de l’œil. Elle a été touchée par une balle qu’on utilise quand on a une armée en face, mais pas contre une innocente. Elle n’était pas la seule, puisqu’un autre collègue a reçu une balle dans le dos. Ce n’est pas un acte isolé. C’est un crime orchestré. D’ailleurs, au Parlement israélien, un parlementaire a accusé le Premier ministre de connaître l’officier qui a donné l’ordre du tirer sur Shireen Abu Akleh. D’être informé de ce qui s’est passé. Cette derrière était ciblée parce qu’elle avait fait du mal à l’armée d’occupation israélienne.
Ses obsèques ont été émaillées de violences déclenchées par les l’forces israéliennes qui ont chargé la foule au point de faire tomber le cercueil de la journaliste…
Comme ils n’ont pas réussi à la faire disparaître, au contraire, ils l’ont rendu beaucoup plus forte. Elle était transportée en trois lieux, comme une héroïne, fédérant toutes les composantes de la société palestinienne. Les imams et les prêtres ont prié en même temps pour elle. Tous les Palestiniens, régime comme opposition, ont pris part à ses obsèques et ont porté ensemble son corps, de Jenine à Naplouse. Elle était transportée dans une ambulance pour aller à Ramallah où il y avait une cérémonie d’adieu organisée par la Présidence palestinienne. Elle devait être transportée sur un troisième lieu, à Jérusalem et c’est la mobilisation qui a mis les Israéliens dans un état hystérique, paranoïaque. Ces scènes les ont fait terriblement mal. Ils ont alors imposé des restrictions qui se résumaient ainsi : A l’hôpital, il fallait sortir en silence, sans slogan, avec 50 personnes au maximum, sans drapeaux. Quand ils ont vu tout Jérusalem dehors, ai lieu de 50, il y avait 50 000 personnes, qui se sont rassemblées, chacun avec un drapeau. Cela les a rendus hystérique, cela les a mis dans un état de rage. Rien ne peut expliquer que des soldats, armés jusqu’aux dents, entrent dans un hôpital, frappent à droite et à gauche des patients, le personnel. Pourquoi toute cette violence ? Surtout que par la suite, ils se sont attaqués au cercueil, qui a failli toucher le sol. Il y a eu des personnes qui étaient gravement blessées. C’est un signe de haine. Ils ont arraché les drapeaux de l’ambulance qui transportait le corps de Shireen Abu Akleh. Ils ne voulaient aucune trace patriotique.
La mort de Shireen Abu Akleh est perçue comme une renaissance de l’identité des Palestiniens, une renaissance de leur combat, une renaissance de leur unité dont on a besoin, pour faire face à ce mal, contre cette occupation et contre tous les instruments qui l’encouragent. Shireen Abu Akleh est encore une fois une icône, qu’on voit partout, à Paris, sur des tours du monde entier. On va désormais baptiser des prix au nom de Shireen Abu Akleh remis par des grandes institutions. En voulant la faire taire, ils l’ont rendu beaucoup plus forte. Tout compte fait, nous attendons un déclic. La mort de Shireen Abu Akleh peut être un tournant pour finir avec cette occupation. De la même manière dont les Américains ont été contraints de se retirer du Viêt-Nam et signer la fin de la guerre, de la même façon il doit y a voir un moyen de mettre fin à l’occupation israélienne pour que revienne la paix. Et c’est ce que nous espérons. Que le meurtre de Shireen Abu Akleh puisse être un tournant pour finir avec cette occupation.
Que pensez-vous que l’enquête diligentée par l’ONU pour mettre la lumière sur ce drame ?
Théoriquement, on n’a pas d’autres alternatives. Si l’ONU n’intervient pas, avec toute la neutralité et la transparence qui sied, pour dire les choses, sans mettre de gants, Shireen Abu Akleh sera tuée une seconde fois par un certain côté partisan. J’espère qu’une commission d’enquête internationale, composée de personnes intègres, pourra aboutir à des résultats soutenant la cause de Shireen Abu Akleh et de tous ses confrères et consœurs déjà assassinés. Si Shireen Abu Akleh constitue la goutte qui a fait déborder le vase, tant mieux. Tant mieux pour tous ceux qui n’ont pas eu ce privilège. Peut-être que le moment n’était pas encore venu. Mais aujourd’hui, il est temps. Il ne faut pas que ce crime passe sans punition.
Israël demande à ouvrir une enquête…
La Présidence palestinienne a tranché sur ce point : aucune enquête ne sera acceptée du côté israélien. Israël ne peut être une partie prenante dans aucune enquête. On ne peut pas être bourreau et juge. On ne peut pas accepter leur présence et leur tricherie. Une enquête ne peut être menée que par des gens experts et crédibles. Israël n’est pas crédible. Dans toutes ces atrocités, c’est le seul accusé. Il n’y en a pas d’autres. On ne peut pas accepter leur jugement. On n’a pas confiance en Israël. Pour faire toute la lumière sur cette affaire, il faudra un travail conjoint des experts palestiniens et étrangers. Un travail avec transparence et selon les critères crédibles.
Israël-Palestine, un conflit qui n’a que trop duré. Quel est, à votre avis, l’action à poser pour mettre fin au conflit ?
Prenons l’exemple de l’Afrique, la dernière colonie qui est la Namibie, qui s’est émancipée du colonialisme. Prenons l’exemple de ce régime d’Apartheid qui était instauré en Afrique du Sud. Oui, prenons cet exemple-là ! Comment a-t-on fini avec l’Apartheid et le colonialisme ? C’est une question qui revient aux observateurs. C’est n’est pas en jetant des fleurs sur les occupants ou le régime d’Apartheid. Est-ce qu’en normalisant avec une nation qui bafoue tes droits, ne te voit pas au même pied d’égalité, on peut retrouver la paix ? Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible de faire la paix avec Israël dans les rapports de force qui règnent aujourd’hui. Il faut simplement une pression, non armée, civile et même médiatique. En tout cas, l’exemple de l’Afrique du Sud pour faire tomber l’Apartheid du régime de Pretoria est bien possible avec la Palestine. Parce qu’aujourd’hui, Israël est qualifié, par de grandes structures de l’ONU, des structures des droits de l’Homme, comme un régime d’Apartheid. Les différents conseils des droits de l’Homme et les différents rapporteurs spéciaux de l’ONU, Amnesty International, Human Rights Watch, tous, à l’unanimité, ont qualifié Israël, sans aucune ambigüité, régime d’Apartheid. Dans la pratique Israël, sans ambigüité est un régime d’Apartheid par excellence. Et c’est le seul Apartheid qui survit après l’effondrement de l’Apartheid d’Afrique du Sud. Et c’est la dernière nation sur la planète qui est protégée après la fin de la colonisation.
A vous entendre parler, Israël devrait être sanctionné. Quelle est, selon vous, la sanction « idéale » ?
L’idéal est de saisir le Chapitre 7 de la la Charte des Nations Unies pour dire : «Israël menace la stabilité et la sécurité internationales». Les pays de la communauté internationale doivent agir immédiatement afin de fournir un système de protection à un peuple sous occupation, menacé dans sa dignité et dans ses droits, obliger Israël en tant que puissance d’occupation de se retirer de tous ces territoires qu’il a occupés par la force.
Dans la seconde partie de l’entretien, Safwat Ibraghith évoque la normalisation des relations entre Israël et le Maroc