« Choquante », « hallucinante ». Après cinq ans de cavale, la réapparition en homme libre, mardi 11 octobre à Lubumbashi, de Gédéon Kyungu, condamné à mort pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, ne passe pas. Et pour cause, ce chef de milice, réputé pour sa cruauté, a été accueilli en grande pompe par les autorités provinciales, qui lui ont déroulé le tapis rouge. Les spéculations vont bon train sur les raisons d’une reddition qui tombe à pic pour le Président Kabila, au moment où il tente de reprendre la main sur la riche Province de l’ex-Katanga et d’écarter son principal rival, Moïse Katumbi.
« Gédéon a été accueilli comme une rock star », lance dépité Didier, un habitant du centre-ville de Lubumbashi. Il était pratiquement 15 heures, heure locale, ce mardi 11 octobre, quand le pompeux cortège s’est ébranlé jusqu’au Rond-Point Carrefour. Chants, musiques, majorettes, discours… tous les ingrédients étaient réunis pour célébrer l’enfant prodigue. De là, Kyungu Mutanga, alias Gédéon, accompagné d’une centaine de ses combattants, est descendu de la jeep de l’armée dans laquelle il avait été confortablement installé. Direction, le Bâtiment du 30 juin, siège de l’Assemblée provinciale, aux côtés d’un prestigieux comité d’accueil composé des autorités locales avec à leur tête, le Gouverneur de la province du Haut Katanga Jean-Claude Kazembe, qui affiche pour l’occasion un large sourire.
Tapis rouge déroulé par les autorités
Le casting étant au complet, la procession peut commencer avec, comme clou du spectacle, une cérémonie solennelle. « Je suis venu déposer les armes », lance fièrement Gédéon à une assistance, composée de quelques centaines de policiers et militaires et de quelques dizaines de badauds. Mais ce décorum n’est pas du goût de tout le monde. Loin s’en faut. Hubert Tshiswaka, le directeur général de l’ONG Institut de recherche en droits humains (IRDH), n’y va pas par quatre chemins. Il juge « déplorable » l’accueil fait par les autorités à Gédéon. « Sa place est en prison » et « nous allons tout faire pour (qu’il y) retourne », a-t-il déclaré, outré du spectacle donné par cette sarabande.
Condamné pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité
C’est ainsi que l’épouvantail Gédéon, les traits tirés, le visage creusé mais la mine réjouie, est sorti de cinq ans de clandestinité. Enième rebondissement d’une vie qui n’en manque pas. Celui à qui les autorités ont déroulé le tapis rouge est un seigneur de guerre de sinistre mémoire. A la tête d’un groupe maï-maï, ce milicien, qui a d’abord été aux côtés de l’armée congolaise après la chute de Mobutu, a semé la terreur durant la deuxième guerre du Congo (1998-2003) et commis les pires atrocités entre 2004 et 2006, puis après 2011, dans les territoires de Mitwaba, Pweto et Manono. Arrêté après s’être livré à la mission onusienne en 2006, il est condamné à mort en mars 2009 pour« crimes de guerre », « crimes contre l’humanité » et « appartenance à un mouvement insurrectionnel et terroriste ». Sa peine de mort ayant été commuée en prison à vie, Gédéon Kyungu est alors incarcéré dans la prison de haute sécurité de Kasapa dont il s’évadeà la suite d’une opération commando menée en pleine journée par ses miliciens armés et cagoulés le 7 septembre 2011 (déjà à la veille d’une élection présidentielle…), libérant au passage près de 1000 autres détenus. Accusé de piloter la milice fétichiste et séparatiste Bakata Katanga (« couper le Katanga » en swahili), il répand alors la terreur dans le Nord de la Province. Ses hommes sont accusés d’anthropophagie et n’hésitent pas à se prendre en photo devant des cadavres décapités. Officiellement, Gédéon est traqué par l’armée mais nombreux sont les observateurs à en douter qui évoquent « une complaisance, voire une complicité des autorités ».
L’ombre de John Numbi plane sur cette reddition
Et pour cause, sauf à y voir un heureux hasard de calendrier, le retour en grâce– fort importun – à Lubumbashi du chien de guerre Gédéon Kyungu, fêté dans la liesse par les autorités congolaises,s’explique probablement par des raisons politiques.
Flashback. En janvier 2014, dans son rapport final, le groupe d’experts sur la République Démocratique du Congo de la Monusco écrit :« dans la province du Katanga, le groupe armé Kata Katanga s’est rendu coupable de violations graves des droits de l’homme et de crimes de guerre. En 2013, les militants de ce groupe ont mené des attaques de faible envergure à Lubumbashi, capitale de la province, mais ont principalement visé les civils vivant dans les zones rurales des territoires de Manono, Mitwaba, Moba et Pweto. Kata Katanga est sous le commandement militaire de Kyungu Mutanga, alias Gédéon, et reçoit diverses formes d’appui du général John Numbi Banza Tambo ». Ce dernier,qui n’est autre que l’ancien chef de la police nationale congolaise et le monsieur sécurité de Joseph Kabila avant sa mise au vert après l’assassinat de Floribert Chebeya, vient d’ailleurs d’être frappé par la nouvelle salve de sanctions américaines. Etrange coïncidence de calendrier là aussi…
Kabila, ce Néron congolais
En réalité, la milice de Gédéon Kyungu est lourdement soupçonnée d’œuvrer en faveur du Président Kabila, dont le Katanga est censé être le fief électoral. Gédéon serait instrumentalisé par John Numbi mais aussi par Daniel Ngoy Mulunda, l’ancien président de la Commission électorale. Et ce mardi, le milicien était cornaqué par Kalev Mutond, l’administrateur général de l’Agence National de Renseignements (ANR). « L’objectif étant de garder le contrôle sur cette province-clé : véritable tiroir-caisse du pays et fortement pourvoyeuse de voix pour le camp présidentiel lors des élections », explique Christophe Rigaud(lire l’article : « RDC : des interrogations sur la reddition du milicien Gédéon»).
Gédéon bénéficie ainsi de protections au plus haut sommet de l’Etat. De quoi lui assurer une totale impunité. La commission d’enquête chargée de faire la lumière sur son évasion spectaculaire, deux mois avant l’élection présidentielle victorieuse de Joseph Kabila en 2011, n’a jamais pris la peine de rendre son rapport. Et mardi,le vice-ministre de la Justice, Mboso Nkodia, a déclaré que « du moment (que Gédéon) s’était rendu, l’État pouvait lui faire grâce». Peu de chance donc de voir le milicien retourner en prison. « Il est en résidence surveillée entre les mains de la justice », explique le Gouverneur de la province Jean-Claude Kazembe. Peu après la cérémonie, le milicien a en effet été installé dans une confortable résidence au quartier Golf.
Au micro de RFI, un responsable local nie la conclusion d’un accord politique avec le chef de milice. « Gédéon est conscient qu’il est sous le coup de la Justice et qu’il devra répondre devant elle », déclare l’officiel qui s’empresse aussitôt d’ajouter : le fait qu’il ait déposé les armes pourrait être reconnu comme une circonstance atténuante. Question : comment des circonstances attenantes pourraient s’imputer à une condamnation à la peine de mort déjà prononcée ? Silence gêné des autorités provinciales et de l’institution judiciaire…Interrogé, le procureur du tribunal de Lubumbashi refile la patate chaude à la justice militaire qui avait condamné le milicien à l’époque. Un officier de l’armée se montre, lui, plus prolixe : « la reddition de Gédéon et d’une centaine de ses hommes a été négociée par John Numbi et Philémon Yav(commandant de la 22ème région militaire). Il bénéficiera d’une amnistie et devrait s’engager en politique ».
La mission de Gédéon : relancer les accusations contre Katumbi
Mais avec ou sans Gédéon, remettre la main sur l’ex-Katanga pourrait s’avérer mission impossible pour Joseph Kabila. Car depuis, la province s’est complétement émancipée de la tutelle du chef de l’Etat. La popularité de Moïse Katumbi, qui a pris ses distances avec le Président actuel, y est à son zénith. Et Gabriel Kyungu, autre poids lourd politique local,tire à boulets rouges contre celui qui s’accroche mordicus à son confortable fauteuil présidentiel. Dans ce contexte, la milice de Gédéon pourrait être utile pour déstabiliser la riche province cuprifère sur laquelle le charme de Joseph Kabila n’opère plus. Perdu pour perdu, il semble prêt à tout, tel Néron à qui l’Histoire attribue l’incendie de Rome.
Paul Nsapu, le secrétaire général de la FIDH pour l’Afrique, va un peu plus loin dans l’analyse. Cité par le site d’information Afrikarabia.com, il affirme que « le retour en grâce de Gédéon (pourrait être) l’occasion de relancer des accusations contre l’opposant Moïse Katumbi, traqué par la justice congolaise depuis son passage dans l’opposition » et qui « est accusé par les autorités d’avoir fait appel à des mercenaires afin de « déstabiliser le pays ». Un « témoignage surprise » du chef rebelle Gédéon, désormais repenti, contre Katumbi, pourrait relancer les poursuites contre le candidat à la présidentielle », ajoute Afrikarabia.com. Un scénario d’autant plus crédible que Gédéon ne fait pas mystère de son soutien au chef de l’Etat. Il arborait mardi un tee-shirt vert à l’effigie de Joseph Kabila, barré du slogan « Shitaka », qui signifie« reste longtemps » en langue luba. Une manière d’afficher son soutien au « glissement » tant convoité par le chef de l’Etat congolais, en violation de la Constitution.
Avec Joseph Kabila, le pire n’est jamais incertain
A Lubumbashi comme à Kinshasa, la reddition de Gédéon Kyungu ne trompe personne. Et sa réception fastueuse par les autorités provinciales –à laquelle a participé Kalev Mutond, le patron de l’ANR– a choqué. Nombreux sont ceux à évoquer une totale inversion des valeurs, une profonde perte de repères. « D’un côté, le ministre de l'(in)justice garde en prison les défenseurs de la Constitution (Jean-Claude Muyambo Kyassa, Moïse Moni Della…) au nom de la sûreté ; de l’autre, il fait accueillir en héros le tueur et évadé de prison Gédéon Kyungu. Alexis Thambwe, ce n’est plus de l’injustice, c’est un crime ! », a tweeté Salomon Kalonda, le principal conseiller de Moïse Katumbi. « L’entrée triomphale de Gédéon à Lubumbashi, une grave insulte et humiliation à l’endroit des Congolais », s’est quant à lui indigné Me Georges Kapiamba de l’ACAJ. D’une manière générale, nombreuses sont les organisations de la société civile à avoir fait un parallèle avec l’accueil chaleureux réservé il y a peu par le pouvoir aux rebelles sud-soudanais de Riek Machar qui ont trouvé refuge dans l’Est du pays, ou encore avec l’apparente bienveillance des autorités vis-à-vis des rebelles du M23. A l’extérieur du pays aussi, la consternation est générale. « Ceux qui protègent Gédéon Kyungu sont complices de crimes de guerre », a averti la députée européenne Cécile Kyenge.
« Cette affaire révèle le cynisme et le machiavélisme sans borne d’un pouvoir prêt à tout pour ne pas lâcher prise », nous fait observe run professeur en sciences politiques de l’UniKin, nullement surpris par l’événement du jour.Et l’universitaire de conclure, la mine profonde : « Pour Joseph Kabila, la fin justifie les moyens. Vraiment tous les moyens. Avec lui, le pire n’est jamais incertain ».