J’ai toujours été fasciné par les grands empires soudanais, pour ce qu’ils nous enseignent sur les pratiques et les mœurs d’autrefois concernant, en particulier, les femmes, dont l’engagement politique n’avait d’égal, au moyen âge, que leur indépendance d’esprit.
À l’avènement, par exemple, en 1240, de l’empire de Mali, qui marquait l’entrée en force de l’islam dans la région, les femmes ouest africaines se singularisaient déjà en refusant, pour beaucoup d’entre elles, d’adopter les restrictions vestimentaires imposées aux musulmanes dans le monde arabe.
« Devant les hommes, elles ne se voilent point, bien qu’elles soient assidues à la prière », s’en indigna d’ailleurs le globe-trotter marocain Ibn Battuta, qui visita le pays, en 1352, en fustigeant au passage leur manque de « pudeur » dans le récit néanmoins passionnant qu’il fit de son périple. Et le même, tout aussi choqué, de dénoncer également cette anomalie à ses yeux : « Les femmes de ce pays ne voyagent pas avec leur mari. Elles ont des amis et des compagnons parmi les étrangers. Si leur mari, en rentrant chez lui, trouve sa femme avec son compagnon, il ne désapprouve point cela ».
Ibn Battuta en fera d’ailleurs l’expérience chez un ami soudanais, un certain Abu Muhammad, dont il était l’invité : Je le trouvai assis sur un tapis. Au milieu de sa maison il y avait un lit, surmonté d’un dais; sur ce lit une femme était en conversation avec un homme assis. Je dis à Abu Muhammad : « Qui est donc cette femme ? » Il me répondit : « C’est mon épouse ». Je lui dis alors : « Qu’est pour elle l’homme qui est avec elle ? ». Il répondit : « C’est son compagnon ». Je lui dis : « Agrées-tu cela, toi qui as habité notre pays et as été instruit des prescriptions de la Loi ? ». Il me répliqua : « La fréquentation des femmes et des hommes chez nous se passe en tout bien tout honneur. Elle ne donne lieu à aucun soupçon. Nos femmes ne sont pas comme celles de votre pays ». Je fus surpris de son manque d’énergie et je me retirai de chez lui. Je n’y suis plus retourné depuis. Il m’invita plusieurs fois, mais je ne lui répondis point.
Un autre voyageur arabe eut également l’occasion, quelques années plus tôt, de constater à quel point les femmes de l’époque étaient effrontées et pleines d’humour. Il croisa un jour une passante dans les rues de Sama, une ville où, conformément à la loi locale, les hommes, à l’exception des étrangers, ne portent pas la barbe, et les femmes se rasent le pubis. L’Arabe, qui portait justement une longue barbe, remarqua que la femme le dévisageait avec ironie en marmonnant quelques mots dans sa langue. N’ayant pas compris, il se tourna vers son interprète, qui lui traduisit, embarrassé, la réflexion de la dame : « Elle dit qu’elle souhaiterait avoir une barbe comme la tienne… là où tu penses ! » L’homme explosa de colère et abreuva l’insolente d’injures.
Des femmes engagées en politique
Décomplexées et libérées, les femmes ouest africaines n’hésitaient pas non plus, pour nombre d’entre elles, à s’engager en politique, encouragées en cela par la fameuse charte de Kouroukan Fouga, promulguée, dès les premiers mois de l’empire, par son fondateur Soundiata Keïta. Cette charte, qui était une sorte de déclaration des droits et des devoirs du citoyen, stipulait en effet, dans son article 16, que « les femmes, en plus de leurs occupations quotidiennes, doivent être associées à tous nos gouvernements ».
Il en sera effectivement ainsi dans toutes les provinces, voire à la tête de l’empire, où l’épouse de l’empereur partageait carrément le pouvoir avec lui. L’une d’elles, la reine Kasa, fomenta même un coup d’état contre son mari, l’impopulaire Mansa Suleyman, qui régna de 1341 à 1360. Kasa dépêcha une… femme, une esclave, chez le cousin de son mari pour lui demander expressément de prendre le pouvoir, en l’assurant par ce message on ne peut plus clair : « Moi, et tous les soldats sommes à tes ordres ! » Seulement voilà, l’esclave fut démasquée et arrêtée. Mansa Suleyman jeta sa femme en prison et en épousa une autre. Mais, « les gens parlèrent abondamment du fait et blâmèrent l’action » de l’empereur, qui dut finalement libérer Kasa.
En 1389, ce fût au tour de la mère de l’empereur Moussa II de tenter et de réussir, cette fois, à s’emparer du pouvoir. Elle profita d’une vacance du trône pour y installer son propre mari, Sandaki, rompant ainsi avec les règles de succession, qui voulaient que le souverain fût choisi selon la voie collatérale de frère à frère !
Il n’est pas improbable que les articles, consacrés aux femmes dans la charte de Kouroukan Fouga, aient été inspirés à Soundiata Keïta par son propre vécu, comme par exemple l’article 14, qui décrète clairement : « N’offensez jamais les femmes, nos mères ! »
Soundiata a dû sûrement penser, en le rédigeant, à Sogolon, sa propre mère, qui affronta, avec force et courage, les humiliations de son village. Il a sans doute, aussi, voulu remercier, par cette charte, sa demi-sœur, qui l’avait aidé à vaincre son grand ennemi de toujours, le redoutable Soumahoro Kanté, en lui révélant le secret de la vulnérabilité de son ex mari.
Si j’ai souhaité rappeler ces évènements, c’est d’abord pour rendre hommage à ces femmes du passé, pionnières et téméraires, dont on ignore souvent à quel point elles furent en avance sur leur temps, et le rôle, ô combien important, qu’elles ont joué dans la marche du continent noir.
Des exemples à suivre pour les femmes d’aujourd’hui, qui devront, comme leurs devancières, oser, non seulement prendre davantage la parole, mais aussi toute leur place dans les sociétés africaines, afin d’apporter la clairvoyance, la fraîcheur, et ce petit quelque chose en plus, indispensables pour construire le présent et inventer l’avenir.
Image : la reine Zingha. Elle régna une trentaine d’années sur l’Angola, au 17ème siècle, et s’opposa aux ambitions coloniales du Portugal.
Par Serge Bilé