C’est un OVNI qui débarque dans le milieu musical. Elsa Martine est une chanteuse patiente et constante, qui a mis son talent au service d’une féerie musicale d’un genre nouveau. Native de la Guyane française, Elsa Martine développe une technique de chant et un sens du rythme inspirés du kassè kô (musique traditionnelle guyanaise basée sur les percussions), du dance hall, mais aussi du jazz dans lequel elle puise une force émotive très subtile. La musique contemporaine africaine, la salsa et le flamenco qu’elle danse merveilleusement, les folklores de sa Guyane natale nourrissent sa quête de rythme.
Par Julian Khephri
En résidence depuis février au Canal Opus, le restaurant-bar branché au bord du Canal Saint-Martin à Paris, Elsa Martine bouleverse chaque semaine son public. Alternant balades et chansons rythmées, elle se produit autour d’un groupe de musiciens hors pair. Elle a une voix douce et dense à la fois qui évoque Ella Fitzgerald. Elle improvise des pas de flamenco, en jouant avec la « mâchoire d’âne », un instrument médiéval qui émet un son tremblant envoûtant. Après deux années passées auprès de la chanteuse afro-américaine Crystal, elle a donc monté son groupe et précise sa technique musicale. Elle est trop originale pour être décrite. Il faut l’entendre. Elle est généreuse et comme l‘ont souligné les critiques qui l’ont vue, et apporte un nouvel horizon. Audacieuse, elle a même chanté un duo avec le sopraniste de renommée internationale, Fabrice di Falco. Sur la musique afro-caribéenne, et la musique en général, elle a une vision claire. Entre deux répétitions avant son dernier concert au Canal Opus le 23 juin, elle a accepté de nous parler de sa démarche et de son parcours.
Pourriez-vous nous décrire votre parcours ?
Elsa Martine : J’ai toujours aimé chanter. Lorsque j’étais adolescente, j’ai décidé de m’aérer un peu l’esprit en suivant les cours au conservatoire. Ensuite, j’ai commencé à travailler dans des home studios avec des amis compositeurs. J’ai suivi des cours particuliers au fil des années, auprès de différents professeurs afin d’acquérir différentes qualités techniques. En 2000, je me suis lancée dans mes premières scènes comme choriste de la chanteuse afro-américaine Crystal. Cela m’a conduit à préciser la recherche et la construction de ma personnalité musicale.
Qu’entendez-vous par « personnalité musicale » ?
Elsa Martine : Un chanteur c’est d’abord une voix. Je travaille pour avoir une identité vocale très nette. Dans le même temps, j’essaye de faire se rencontrer des musiques, des instruments de genres variés. Je désire créer une vraie personnalité musicale qui mette en avant le rythme. Ma démarche est celle d’une artiste plasticienne. Je pense par exemple à Bjork, qui a une personnalité musicale qui lui est propre. Elle est inclassable.
Entre tradition et modernité, vous métissez les genres. Comment expliquez-vous votre travail ?
Elsa Martine : Je suis née en Guyane, mais j’ai grandi entre ce pays et la France métropolitaine. J’ai grandi avec les rythmes caribéens, notamment le zouk et le reggae, mais aussi aux sons de la variété française. Et puis, j’ai trouvé dans le jazz ma base d’inspiration. Ella Fitzgerald a orienté ma technique vocale. C’était assez normal, car le jazz est à l’origine d’une grande partie de la musique contemporaine afro-américaine. Avec le jazz, la liberté est très grande, l’improvisation et la voix sont centrales. Et puis, au fil des années, je me suis rendue compte que j’aimais les folklores des différentes cultures. Aussi, j’ai orienté une part importante de mon travail sur la rencontre entre le kassè kô -la musique traditionnelle guyanaise- et d’autres genres contemporains. Ma démarche est une recherche sur la force et l’impact du rythme.
Vous considérez-vous comme une artiste de la diversité, du métissage ?
Elsa Martine : Je ne sais pas ce que cela veut vraiment dire. Je me sens héritière d’une culture de la diversité, parce que mon pays est fait de mélanges. Le rythme guyanais est très proche du rythme africain mais ce n’est pas la même chose. Ceci dit, je ne cherche pas les différences entre les musiques. Si être un artiste de la diversité signifie être un chercheur de différences, je ne le suis pas. Je recherche le point commun. Il y a des diversités harmoniques mais il existe une sorte d’unité rythmique. Je l’ai ressenti très nettement entre les musiques traditionnelles indienne, malienne, brésilienne, etc. Il y a quelque chose d’universel. C’est le rythme. Une espèce d’ondulation qui fait référence à la terre, à la sexualité, au mouvement de la vie. Par exemple, ce qui m’attire dans les folklores, c’est la manière originelle et universelle dont les cultures se sont rythmiquement façonnées.
Quel rapport entretenez-vous avec l’Afrique ?
Elsa Martine : Je me sens très liée à l’Afrique, parce que mes ancêtres en sont originaires. J’en suis une enfant par le sang et par la culture. Bien que je n’y sois pas encore allée, je me suis intéressée à l’Afrique parce qu’objectivement je pense que c’est un continent plein de ressources. J’ai découvert lors de mes études universitaires en arts, la vitalité passée et présente de l’Afrique. A travers les arts classiques et l’art contemporain. J’ai vu des artistes -comme Abdoullaye Konaté- et des peuples créatifs. Hors de cette image d’une Afrique qui meurt, j’ai découvert une Afrique qui vit, et même qui n’a jamais cessé de vivre. En matière musicale, j’aime beaucoup les artistes contemporains comme Etienne M’Bappé, car cela m’interpelle de connaître leur vision du monde, de l’art, et l’évolution qu’ils proposent aux musiques d’Afrique ainsi qu’au rythme en tant que tel.
Vos textes aussi sont originaux. Ce ne sont pas des chansons d’amour banales, et vous décrivez l’humanité sous des angles peu courants…
Elsa Martine : C’est vrai, je n’écris pas des chansons d’amour pour écrire des chansons d’amour. Mes balades portent sur des thèmes variés. L’amour y est plutôt un amour meurtri. Cependant, je ne suis pas l’acteur de mes textes. Je n’écris pas pour épancher mes déprimes ou mes délires. J’écris sur des choses que j’ai ressenties, que j’ai vécues. C’est pourquoi, le plus souvent, je raconte l’histoire de quelqu’un, un drame, une espérance, un combat, une rencontre. Je ne suis pas toujours une femme, je peux être un personnage d’homme quand je chante. Lorsque je prépare mes compositions, je me demande si Elsa la personne est séduite, aime, ce que crée Elsa Martine l’artiste.
Votre présence sur scène capte toujours votre public très intensément. D’où provient cette maîtrise ?
Elsa Martine : Sur scène, je me sens libre, je me sens plus à l’aise que dans la vie quotidienne. Je conquiers un espace pour capter mon public. Par ailleurs, j’improvise énormément. Et puis, le travail chorégraphique est important. Je danse depuis l’âge de 3 ans. J’avais commencé par la danse classique, puis le modern jazz, et enfin le contemporain. J’ai appris la salsa et maintenant je fais du flamenco. Ce qui me dope pendant un concert.
Quels sont vos projets actuellement ?
Elsa Martine : Je viens de franchir une étape importante après une série de concerts qui m’a fait gagné le statut d’artiste. Pour ce premier semestre, ma résidence est au Canal Opus. J’ai pu ainsi développer mon travail sur scène et rencontrer d’autres interprètes. J’ai réalisé un duo avec le sopraniste Fabrice di Falco, expérience fabuleuse qui m’a ouvert de nouvelles perspectives. Aujourd’hui, mon équipe et moi-même allons réaliser une maquette live de l’ensemble des concerts. Ensuite, le moment viendra de sortir l’album. C’est un travail qui exige de la rigueur et de la patience. Encore quelques mois.
Quels artistes vous ont inspiré récemment ?
Elsa Martine : Je m’intéresse beaucoup à Guy Rémy, chanteur compositeur guyanais avec qui je travaille. Il propose de belles innovations sur le folklore dans son album Tambou Tempo. Et puis, il y a Etienne M’Bappé, ainsi que Mario Canonge avec Rhizome.