L’émotion que la mort de Steve Jobs a suscitée dans le monde industrialisé a donné l’occasion de revenir sur ce personnage admiré, honni, mythique et énigmatique qu’est l’entrepreneur. Il convient de se demander pourquoi un homme qui n’est pas un religieux, pas un politique, pas un artiste, pas un de ces grands savants dont les découvertes sauvent l’humanité, parvient à un tel degré de notoriété et de reconnaissance. L’entrepreneur est un curieux personnage. On n’est pas entrepreneur comme on est pharmacien ou magistrat : ce n’est pas une profession. Certains chefs d’entreprise sont des entrepreneurs, d’autres ne le sont pas. Certains l’ont été mais ne le sont plus. Le cheminement a été tortueux pour définir de façon durable cette figure pourtant évidente du capitalisme. L’éclairage de sa fonction, au XXe siècle, doit beaucoup à Keynes, à Hayek et surtout à Schumpeter.
S’accordant pour reconnaître que le développement économique ne dépend plus de la prudence mais de l’énergie, l’Anglais John Maynard Keynes et l’Autrichien Joseph Alois Schumpeter ont décrit et modernisé cette fonction. Pour Schumpeter, « l’entrepreneur est un homme dont les horizons économiques sont vastes et dont l’énergie est suffisante pour bousculer la propension à la routine et réaliser des innovations ». L’entrepreneur, ne doit pas être confondu avec le chef d’entreprise, simple administrateur gestionnaire ou le rentier-capitaliste, simple propriétaire des moyens de production. Il est un véritable aventurier, qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus pour innover et entraîner les autres hommes à faire autre chose que ce que la raison, la crainte ou l’habitude leur dictent de faire. Il doit vaincre des résistances. Sa marque réside dans l’innovation. Le calcul froid et intéressé, auquel se limitaient jusque-là les explications marginalistes, laisse la place à une série de motivations où le désir du gain garde sa place, bien qu’il soit encadré par la volonté de puissance, la satisfaction de créer. Keynes rejoint Schumpeter pour dire que le véritable moteur des affaires est le désir inné d’activités chez les hommes.
Ce type a quelque chose d’éminemment aristocratique. Chez Schumpeter, il est l’être d’exception qui incarne le mouvement au milieu d’un troupeau de médiocres où règnent le conformisme et l’apathie. On est très loin du bourgeois cupide de Marx. Ce qui anime l’entrepreneur, ce n’est pas l’appât du gain, mais des mobiles irrationnels tels que la volonté de puissance, le goût de la victoire, la joie de créer… Quelle que soit l’époque considérée, l’activité de l’entrepreneur est assimilée à une action risquée. C’est lui qui supporte seul les risques liés aux contraintes du marché et aux fluctuations des prix. L’évaluation de l’état du marché est l’acte essentiel qui dépend beaucoup de son expérience personnelle. L’instinct du profit amène toujours, chez l’entrepreneur, l’emploi des méthodes les plus avantageuses. Ce personnage est une pièce maîtresse de la dynamique économique. Say disait de lui qu’il est le centre de plusieurs rapports. Il profite de ce que les autres savent et de ce qu’ils ignorent, et de tous les avantages accidentels de la production. L’entrepreneur n’est pas forcément membre d’une classe sociale particulière. Il est chargé de remplir une fonction originale, qui doit être assumée, quel que soit le système économique. Schumpeter a souligné de manière encore plus précise, le rôle économique, social et politique de l’entrepreneur. C’est cet agent économique qui apporte de nouvelles combinaisons des moyens de production, lesquelles se réalisent à travers un prélèvement des prestations de travail chez les producteurs, obligés ainsi de rompre avec leurs habitudes.
L’aboutissement de ce processus est l’apparition des innovations. Par combinaisons nouvelles, l’économiste autrichien entend cinq situations distinctes : la fabrication d’un bien nouveau, l’introduction d’une méthode de production nouvelle, la conquête d’un nouveau débouché, la maîtrise d’une source nouvelle de matière première et l’implémentation d’une nouvelle organisation de la production. Schumpeter met donc en avant le rôle perturbateur de l’entrepreneur. Il souligne que seuls les individus capables d’innover méritent l’appellation d’« entrepreneur » : ils sont doués d’imagination, et font preuve d’initiative et de volonté.
L’effort créatif doit être récompensé. C’est la condition pour que le système puisse progresser rapidement. L’entrepreneur est de ceux qui dynamisent la société, donnent de la vigueur au genre humain. Mais attention : ce ne sont pas des enfants de chœur ! Cet homme n’est pas forcément bon ; ou, pour employer un vocabulaire plus technique, il n’est pas obligé qu’il soit vertueux. « Steve Jobs n’était pas le meilleur manager du monde. En fait, ça a peut-être été l’un des pires», dit de lui son biographe. «Il pouvait être très, très vache avec les gens». Capable de mobiliser la part sombre de l’homme pour réaliser leur fin, les grands entrepreneurs sont parfois des descendants de « guerriers » plus ou moins ratés. Ce sont des « natures ». Les anthropologues ne rappellent-ils pas qu’il faut du temps pour fabriquer le grand homme ? Le cas du légendaire John Rockefeller est frappant : il serait aujourd’hui la plus grosse fortune du monde (200 milliards de dollars actuels). Employé dans un commerce de gros à 16 ans, il se fait remarquer pour sa rigueur et son sérieux. A 18 ans, il fonde sa propre entreprise de commerce de gros avec un camarade. Les affaires tournent bien avec la guerre de Sécession qui apporte un marché phénoménal : prix des denrées alimentaires croissant, importantes commandes de l’armée. L’expansion économique des Etats-Unis pose la question énergétique ; alors il se lance dans le pétrole. Il crée la Standard Oil en 1870. Il comprime les coûts pour être moins cher que les concurrents ; maîtrise toute la chaîne – « du puits à la pompe » – pour fixer les prix et les coûts ; rachète ou pousse à la faillite ses concurrents ; se sépare brutalement de ses associés. En dix ans, la Standard Oil devient un quasi-monopole du raffinage, du transport et du commerce du pétrole.
La loi anti-trust de Roosevelt conduit en 1911, suite à un procès, à la dissolution de la Standard Oil et à sa fragmentation. Alors, Rockefeller vend ses parts et devient l’homme le plus riche du monde. Il créé une fondation caritative qui investit dans l’éducation, la santé et la recherche médicale. C’est la voie que suit Bill Gates aujourd’hui !
Ce ne sont pas des « gentils », pourtant on retrouve toujours une dimension morale dans l’œuvre de ces hommes hors du commun. C’est ainsi que Steve Jobs dit en 2003, devant les étudiants de la prestigieuse université de Stanford, alors qu’il se sait déjà condamné par la maladie : « Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n’est pas la vôtre. Soyez insatiables. Soyez fous. » Il faut être bien plus qu’un simple accumulateur de capital, pour livrer un propos de cette envergure. Ces hommes-là n’ont pas souvent eu besoin de traîner sur les bancs de l’école ; Jobs y a passé au total moins de 24 mois après son Bac. Le voici pourtant philosophe : « La mort est probablement ce que la vie a inventé de mieux. C’est le facteur de changement de la vie. Elle nous débarrasse de l’ancien pour faire place au neuf. »
Finalement, qu’on supporte ce système qu’est l’économie de marché – le capitalisme étant son vrai nom – ou non, on doit reconnaître que son histoire est beaucoup celle de ce personnage incompris. Celui qui est le propriétaire du capital, qui accepte et supporte le risque, et à qui revient le droit souvent disputé de prendre les décisions essentielles.
Par Raoul Nkuitchou Nkouatchet, conseil en relations industrielles, président honoraire du Cercle Mont Cameroun, Paris.