Economiste Camerounais, Joseph Tchundjang Pouémi publia « Monnaie, servitude et liberté : La répression monétaire de l’Afrique ». Un livre référence.
L’histoire de Joseph Tchundjang Pouémi, c’est comment on devient un mythe. Il est l’homme d’un seul livre, comme Etienne de La Boétie (Discours de la Servitude volontaire, 1546 ou 1548) ou Thomas More (Utopie, 1516). De l’auteur de Monnaie, Servitude et Liberté (1981), on ne sait pas grand chose. On sait à peine à quoi il ressemblait, dans quelles circonstances exactes est-il mort, où repose t-il. Les Camerounais et les Africains se souviennent cependant que ce professeur d’économie fut en son temps l’un des très rares réputé au-delà des frontières de son pays, et surtout le seul à avoir laissé la trace de sa science, en un message que contient en lui-même le titre de son ouvrage. Il y a de grandes thèses en économie qui vieillissent piteusement. Celle de Tchundjang Pouémi y échappe, elle est plus actuelle que jamais. L’auteur délivre un mot d’ordre, un cri à destination de la conscience africaine : il n’y a pas d’indépendance digne de ce nom sans maîtrise de l’instrument monétaire, parce que la monnaie confère le pouvoir politique. Les dirigeants africains, en refusant de prendre en compte cette vérité, bloquent le progrès de leurs pays. Il souligne que le système monétaire international est organisé pour servir les seuls intérêts de l’enrichissement et de l’hégémonie du Nord.
Cette mécanique infernale tire son efficacité d’une répression de la monnaie des pays anciennement colonisés par les vieilles puissances, et d’une auto-répression de celle-ci par des responsables à la solde de l’extérieur. « Tel est donc le sort de la monnaie en Afrique. Réprimée à l’intérieur par une inexplicable coupure entre la réflexion et l’action, réprimée de l’extérieur par des manipulations […], elle ne peut assumer sa fonction sociale. » Tellement simple cette proposition qu’elle semble triviale. Il ne faut pourtant pas s’y tromper. C’est le lot des vraies découvertes scientifiques. Un coup d’œil chez le plus grand économiste du XXe siècle, John Maynard Keynes, éclaire la question. Avant cet Anglais, la plupart des économistes et des décideurs admettaient les hauts et les bas du cycle d’activité comme on se résigne à la succession des saisons sèche et pluvieuse. Tirant les conséquences de la Grande Crise des années 1930, il publie en 1936 La Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie. Dans cet ouvrage qui révolutionne la science économique, il dit deux choses.
1/ Il est possible que dans une économie de marché, jusque-là censée s’autoréguler, un chômage élevé et une sous-utilisation des capacités de production sévissent durablement.
2/ Les politiques budgétaires et monétaires (du gouvernement) peuvent influer sur le niveau du produit, donc réduire le chômage et abréger les périodes de récession. Avec ces affirmations apparemment banales, qui remettent simplement l’économie aux mains des hommes, Keynes est considéré – malgré la réévaluation de ses idées directrices – comme celui qui a « sauvé le capitalisme ».
A l’époque de la maturation des idées du professeur Tchundjang Pouémi, au cours des années 1970, rares sont les Africains qui étaient capables d’élucider les phénomènes monétaires ; tant soit qu’il y en ait davantage aujourd’hui. Il savait s’adresser au public, il savait écrire ; ce qui n’est pas vraiment donné à tous les économistes. Son sujet le passionnait ; il considérait que la monnaie était le « phénomène social par essence ». Tchundjang avait fait ses études « brillantissimes » en France, pas auprès de n’importe qui. Ancien élève du futur Nobel Maurice Allais, ancien disciple de Jacques Rueff, ancien lauréat à Clermont-Ferrand, il intégra le corps des statisticiens de l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (Insee) à Paris. Après son Doctorat de Sciences Economiques en 1968, il était retourné enseigner au pays. Et malgré ses atouts, ce chercheur dans l’âme savait ne pas franchir la barrière : il considérait fondamentalement que la science (économique) devait être mise à la disposition de l’art (de la politique). Chose assez peu évidente dans la communauté des économistes. Joseph Tchundjang Pouémi a eu la chance d’appartenir à une génération, avec les Ngango, Tumi, Melone, Anomah Ngu, Nfonlon, et quelques autres, à un temps où l’on croyait résolument à l’aventure du Cameroun ; c’est-à-dire où il n’était pas question de ne pas rentrer « servir la terre nourricière », une époque où il n’était pas encore de mode de se réclamer « du monde », c’est-à-dire de mystifier l’exil en célébration d’un cosmopolitisme frelaté, opportuniste. Le professeur Tchundjang s’inscrit dans le cadre très traditionnel du grand homme parmi les siens.
Sa génération a emporté avec elle une question et sa réponse : est-il encore possible de faire un grand Professeur au Cameroun, en Afrique ? Non. Personne n’attend le Professeur, ni l’Institution ni les étudiants. Il y a d’autres urgences à traiter, et elles sont toutes très terrestres. Les Tchundjang ont été sauvés de beaucoup de futilités. Ces hommes-là savaient que la véritable subversion consistait à dénoncer l’ignorance, à conquérir le savoir et à le diffuser. Ils y ont consacré leur vie. Ils ont ainsi échappé à la pose perpétuelle de l’opposant. Joseph Tchundjang Pouémi, vous étiez un grand professeur. Votre grandeur était à la mesure de l’idée de grandeur qui habitait les Camerounais à l’époque. Dans votre discipline, science avant tout empirique du social marchand, on est le fils de son environnement immédiat. On n’est jamais que des héritiers, pas des commencements. Le génie apporte quelque chose en plus, c’est sûr. Mais en dépit de l’inspiration grandiose de John Maynard Keynes, il est plus facile de dominer sa matière plutôt ses matières pour celui-ci lorsque l’on est le fils de John Neville Keynes, professeur d’économie réputé à Cambridge, élève et prochainement ami d’Alfred Marshall en personne, lorsque l’on a un contradicteur qui s’appelle Arthur C. Pigou, des ascendants qui se nomment Ricardo, Stuart Mill ou Malthus, que lorsque l’on est un enfant de Bangoua (Ndé). Vous aviez voyagé, rencontré et écouté des gens qui comptent. Vous saviez, comme tous les vrais économistes, que l’on ne peut pas être bon dans votre discipline si l’on reste enfermé dans l’économie. Votre proposition centrale a donc à voir avec la morale : « Je maintiens que l’Afrique a les moyens, sinon de s’abriter, du moins de résister. » Lorsque dans un siècle et demi les économistes africains parleront de vous, ce sera avec un profond respect, au nom de votre audace et de votre antériorité ; comme on fait pour les Say, les Bodin et les Walras.
Au niveau du style, qui souvent en sciences de l’homme et de la société rejoint le fond, vous n’avez jamais tenté de masquer quelque insuffisance conceptuelle avec un de ces phrasés brumeux. Vous vouliez être lu. Chez vous cela tenait certainement de l’exigence éthique. Clarifier c’est moraliser. C’est la même raison qui vous a poussé, vous le matheux, à épargner le lecteur de votre maître-texte des épuisantes équations dont les quantitativistes sont si friands. Vous poussez la modestie jusqu’à traiter votre discours de « bavardage » ! Alors que vous avez tout de même vécu quelque chose d’exceptionnel. On dit qu’Ahidjo vous a courtisé pour entrer dans son gouvernement, et que vous y avez opposé une fin de non recevoir. Vous auriez même pu participer au gouvernement de Houphouet Boigny en Côte d’Ivoire. Vous avez campé sur votre territoire propre : la science, l’université. Combien sont-ils à avoir, sous les cieux africains, entendu l’instruction de Max Weber ? Le Savant, c’est une chose ; le Politique, c’en est une autre. Vous saviez, d’accord avec le saint patron de l’Economie politique, Adam Smith, que le pouvoir suprême ce sont les idées, et que la reconnaissance doit être la rétribution ultime de ceux qu’il appelait avec malice les « improductifs », c’est-à-dire les gens comme vous, les intellectuels. Vous avez donc gagné.
Vous auriez pu, en France ou dans un pays plus accueillant, faire une belle carrière à l’université ou à la banque. Il est vrai dans l’indifférence totale de vos voisins de palier ou de quartier. Vous auriez certainement écrit un tas de livres inutiles, destinés à l’amusement d’un public qui n’attend rien de vous sauf de l’amuser. De temps en temps, depuis tel coin de l’étranger, vous vous seriez agité à la tribune de la bonne conscience. Vous auriez probablement vécu plus longtemps, jusqu’à votre retraite où vous seriez descendu au Cameroun faire le malin. Au nom de votre expertise, de votre réputation, du « quota » de la zone CFA dans ces institutions-là, vous auriez pu rester au chaud à Bretton Woods. Vous avez osé démissionner du Fonds Monétaire International, deux ans après y être entré en 1977 ! Vous avez préféré la poussière de Yaoundé à Washington ! Vous avez vite mis les pieds dans le plat : « Le F.M.I. n’est qu’une société d’argent, comme n’importe quelle corporation nord-américaine. » C’est toujours vous qui avez dit : « La France est mal placée pour donner des leçons d’indépendance monétaire. […] La France est, en effet, le seul pays au monde à avoir réussi l’extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie, dans des pays politiquement libres. » Est-ce là une façon de parler pour quelqu’un qui cherche un bon job, professeur ! Vous n’étiez vraiment pas fait pour prendre des « responsabilités » quelque part. Vous adoriez l’odeur de la craie, les yeux admiratifs de vos étudiants de Yaoundé, de Douala ou d’Abidjan. Il paraît même que vous ne trouviez pas le temps de vous raser la barbe. N’empêche que longtemps encore, les mères qui prennent l’école au sérieux, les pères qui ont une certaine idée de la gloire, diront à leur gosse : « Sois quelqu’un comme Tchundjang ! »
Où êtes-vous professeur ? Le Cameroun a besoin de héros, des vrais, pas des demi-portions qui peuplent l’imaginaire des braves gens. A-t-on jamais rencontré des peuples en marche qui ne produisent plus de grands hommes ? Mais parfois vous y allez un peu fort, comme lorsque vous traitez le F.M.I. de « fonds de misère instantanée ». Ce n’est quand même pas la faute du banquier si son client se plante. L’institution de Washington prête des sous aux pays africains, pas les moutons que vous protégez un peu complaisamment. Et puis, vous aviez parfois de ces idées, comme lorsque vous reprenez Amilcar Cabral pour dire que « les intellectuels Africains doivent se sacrifier ». Parce qu’il suffit d’avoir docilement passé quelques années dans l’enseignement supérieur pour faire partie de l’aristocratie des héros ? Le plus grand nombre ne rêve que de bouffe, de baise et de repos. On ne vit qu’une fois ! Pour quoi faire ? Personne ne s’est encore occupé de ces questions-là. Il faut redonner la parole au Professeur pour qu’il tienne le genre de propos qui trouvait de l’écho en Afrique, il y a encore quelques décennies : « Le vrai rêve se confond avec l’ambition, le projet ; il fait construire. » C’est pour cette raison que les vieux transporteurs racontent parfois à leurs passagers sur les routes de votre pays bamiléké : « Si Tchundjang était encore là, l’économie de ce pays n’irait pas aussi mal ! » C’est cela une légende.