L’élection présidentielle tunisienne sera organisée le mois prochain, le 25 octobre 2009. A cette occasion, Afrik.com vous propose un dossier spécial. Pendant une semaine, nous vous ferons découvrir les candidats en lice et des membres actifs de la société civile. Quatre leaders de l’opposition se sont déclarés candidats, les trois autres ayant préféré appuyer la candidature du président sortant Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987. Afrik.com a demandé officiellement de recueillir les propos du candidat du pouvoir ou d’un représentant de sa campagne mais n’a eu à ce jour aucune réponse. Pour débuter cette série, nous avons été à la rencontre de Tunisiens, à la veille du scrutin.
Tunis. En ces jours de fortes chaleurs et de jeûne du Ramadhan, la priorité des Tunisiens ne semble pas être les élections présidentielles. Pourtant, tout rappelle l’imminence du scrutin. Partout, on rencontre des pancartes géantes à l’effigie du président-candidat Ben Ali. Les administrations affichent à même leurs murs des messages de soutien et d’allégeance au chef de l’Etat, les manifestations et festivités se succèdent, les partis politiques multiplient les meetings, et les médias rappellent sans cesse les avancées acquises sous le régime et l’importance des élections plurielles à venir. Ça bouillonne chez les politiques, les administrations publiques impliquées, les associations et les médias. Mais dans la rue, c’est plus timoré. Les gens sortent, vaquent à leurs occupations comme à la normale, ne remarquant même plus tous les efforts de communication déployés. Une grande effervescence donc, mais sans les bulles.
De l’effervescence sans bulles, d’abord parce que personne ne s’attend à un changement de donne. Rien d’extraordinaire, pas de surprise. Il n’y a pas de grands débats, pas de discussions particulières sur la place publique. L’échéance n’est pas un événement. Tout le remue ménage médiatique n’apporte rien de nouveau, à part renseigner sur les avancées enregistrées dans le pays. Pour la plupart des citoyens, la politique implique aussi des histoires de business, de gros sous, des scandales… Et ça, ils ne le trouvent pas dans leurs médias qui ne s’intéressent qu’aux réformes positives, à croire que les imperfections n’existent pas. Les infos écartent certaines bulles et soufflent sur d’autres. En effet, le pays mute, les ponts et autres routes poussent comme des champignons, la qualité de vie s’améliore, les télévisions privées se multiplient, l’Etat accroit ses exigences concernant la qualité des services dans les administrations, et vient – en grandes pompes – au secours des démunis.
Effervescence sans bulles ensuite, parce qu’en cette période électorale, tout doit aller pour le mieux, sans remous. Aussi, les électeurs apprécient-ils ce relâchement relatif : moins de zèle dans le maintien de l’ordre, on n’enquiquine plus les femmes qui se voilent dans les administrations, on lâche du lest, on zappe les petites infractions. « C’est maintenant ou jamais» lâche Sami, 28 ans, vendeur à la sauvette. « C’est ramadan, les gens achètent et ces temps ci on devient plus clément… », ajoute-t-il. Et partout dans la bouche des décideurs, un discours de justice sociale. Rien ne doit casser l’ambiance. Et s’il y a conflit, on s’emploie à le régler rapidement et efficacement. En général, le citoyen lésé obtient satisfaction. Au pire, il est réduit maladroitement au silence. Ne doivent parvenir aux électeurs, comme aux décideurs, que les bonnes nouvelles.
Ben Ali, qui dit mieux ?
Les « Tunes » (Tunisiens, en argot) apprécient à leur façon le relâchement général et ne semblent pas très concernés par le reste. Le scrutin se résume à une sorte de référendum : « pour » ou « contre » le régime actuel. Il y a ceux qui se disent « contre » au grand jour et tentent de mobiliser. Il y a ensuite ceux qui se classent parmi les « pour » d’emblée, par conviction, et le crient très haut. Et puis, il y a tous les autres. Cette majorité silencieuse qui ne crée pas de bulles et que chaque camp veut représenter. S’ils sont très critiques sur leurs conditions de vie, un éventuel bouleversement de l’ordre des choses ne semble pas les passionner. Attachés à leur président ? Peur de l’inconnu, de l’après Ben Ali, parce que personne ne convainc ? Fatalisme total ? Schizophrénie ? Ou discours déguisé par peur du journaliste qui les interroge ? Il y a un peu de tout cela…
Les électeurs qui se classent parmi les « pour » par dépit sont à aborder selon les préoccupations liées à leurs conditions… Les jeunes, par exemple, ne sont pas chauvins et iraient bien tenter leur chance sur d’autres rives s’ils le pouvaient. Ils s’amusent des portraits géants qu’ils voient partout. « Zine ? C’est une star ici, il est toujours en promo !» s’amuse Mourad, 22 ans, étudiant. Ils sont pour un changement, mais faute de mieux, autant garder celui-là, estiment-ils, fatalistes et peu enclins à renoncer à leur mode de vie moderne et ouvert. Pour la plupart, l’alternative est islamiste, et ça, ils ne veulent pas en entendre parler. L’autre opposition, ils ne la connaissent pas vraiment. Ils ont généralement bénéficié d’un bon système de formation. Et ils disposent de beaucoup de divertissements que les jeunes des pays voisins, pas vraiment équipés, viennent leur disputer tous les étés. Effet pervers, certains lieux de divertissement leur deviennent inaccessibles lorsque les prix pratiqués ne prennent en considération que le pouvoir d’achat des touristes. La vie contrôlée, les jeunes n’aiment pas ça, ni le dictat des mœurs ni celui de la religion, même si beaucoup pratiquent. Le contrôle de l’Etat les énerve au plus haut point, mais ils s’en accommodent en jouant à cache cache. Internet verrouillé ? Ils naviguent partout avec proxy, et n’hésitent pas à balancer leurs séquences.
Les femmes, elles, ont ici beaucoup d’acquis à défendre et à garder depuis le code du statut personnel imposé par Bourguiba et actualisé depuis par Ben Ali. La Tunisie est le seul pays arabe (sur 22) à disposer de ce code : polygamie interdite, droits en matière de divorce et d’émancipation… Le principe d’égalité entre l’homme et la femme est garanti par les textes constitutionnels et la législation se garnit de plus en plus dans ce sens, notamment en matière de harcèlement. Ici aussi la question du maintien de ces avantages éclipse les autres priorités et l’alternative islamiste fait peur. « Le problème c’est que l’opposition dont on parle le plus c’est celle qui est interdite et qui fait des manœuvres violentes relatées par la télé. Quand on leur dit opposition, les gens pensent d’abord à l’éventualité islamiste et confondent. En faisant campagne, on ressent cette forte appréhension, même si les choses évoluent», regrette Samir, militant d’un parti d’opposition légal.
Une sécurité à double tranchant
Les plus démunis bénéficiant de l’aide l’Etat se voient concéder des allocations, des habitations, des prêts avantageux, du matériel, des opportunités de projets ou de travail… Ils collaborent en retour au maintien de l’ordre des choses à leur façon, en affichant leur gratitude à chaque déplacement du président, et, pour certains, en signalant quelquefois les « comportements suspects » dans leurs quartiers. Leur salut et le maintien de leurs avantages dépend entièrement du maintien de ce système et du parti au pouvoir. « Tant que j’applaudis, je suis sûre de ne pas dormir affamée, déclare Kaouther, 50 ans, chômeuse. En même temps c’est normal, ils sont gentils, quand ils me demandent de montrer ma gratitude, j’y vais ». Quant aux personnes très aisées et à la classe moyenne qui s’en sort bien, elles sont très attachées à leur confort et leur qualité de vie. Elles ne veulent pas de remous et préfèrent travailler tranquillement avec les investisseurs étrangers rassurés par la sécurité et la stabilité ambiante.
Une sécurité forte et bien présente, mais a double tranchant. La crispation de la police irrite. « Quand on est pris, on est cuit », lance Hatem, ingénieur de 39 ans. Même dans des affaires banales, on redoute de tomber sur des agents trop zélés. Ils pourraient, en plus de se montrer agressifs, lancer la machine judicaire sans discernement. Les plus anciens sont très critiques aussi, mais ne se trouvent pas la force de contester. De plus, vu leur grand âge, ils apprécient les avancées qu’a faite la société sur le plan matériel. Avec eux, l’histoire de la banane revient souvent. Il fut un temps ou manger une banane en public portait le mauvais œil. On n’en trouvait pas, comme une multitude d’autres produits d’ailleurs. « Aujourd’hui, on trouve même le lait d’oiseau ! », s’exclame Tijani, 74 ans, retraité.
Restent les chômeurs, les démunis ne bénéficiant d’aucune aide et la fraction de la classe moyenne qui se paupérise. Ceux que nous avons rencontré lors de nos pérégrinations à Tunis n’imaginent pas d’autre alternative que le pouvoir actuel, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont satisfait s de leur conditions de vie. Au contraire, ils ont beaucoup de revendications. Mais leur lassitude, les petites opportunités que leur laisse le système pour s’arranger de temps à autre, ou tout simplement leur manque de courage et d’initiative les assimile au camp des « pour ». « Nous resterons spectateurs, parce qu’on n’essaye même pas d’objecter quand ca ne va pas, nous aimons sauver les apparences.» Conclut Elhem, 45 ans, mère au foyer.