Yasser Khalil
Le Caire – La Mosquée al-Azhar du Caire est une des institutions religieuses sunnites les plus anciennes et les plus respectées qui soient au monde. Elle ne ménage aucun effort pour valoriser l’image de l’islam en prônant la tolérance, en mettant en garde les musulmans contre l’extrémisme et en rendant des édits relatifs au comportement qui sied aux musulmans — respect de son voisin et devoir de charité envers les pauvres. Elle enseigne aussi les principes fondamentaux de la coexistence qui sont au cœur même de l’idéologie et de la pratique islamique.
Les Egyptiens respectent les érudits d’al-Azhar depuis sa fondation, voici plus de 1.000 ans; ses Grands Imams sont depuis toujours des personnalités éminentes et respectées de la société. Cependant, depuis que le Prof. Mohammed Sayed Tantawi est devenu Grand Imam en 1996, les Egyptiens se sont mis à se méfier d’al-Azhar, car ils estiment que M. Tantawi s’intéresse plus à défendre le régime que les principes religieux.
Malgré ce sentiment largement partagé, cependant, nous avons été nombreux à nous indigner lorsque M. Tantawi a obligé une étudiante de 13 ans à enlever son niqab, cette tenue qui couvre le corps féminin, le visage et les mains, en la morigénant du fait qu’elle la portait alors qu’il visitait une des institutions d’al-Azhar au Caire.
L’immense majorité des Egyptiens embrasse des valeurs religieuses modérées, à commencer par la tolérance avec laquelle doivent être traités des points de vue différents au sein de l’islam. Pour la plupart, nous ne pensons pas que la femme ait le devoir islamique de revêtir le niqab. Ce qui ne nous empêche pas de penser aussi que celles qui souhaitent le porter doivent pouvoir le faire.
Cet incident a attiré sur M. Tantawi les feux d’une critique généralisée – non seulement de la part des partisans du niqab, mais aussi, plus curieusement, de la part de ceux qui s’y opposent. La critique s’est faite encore plus acerbe depuis que le Ministre de l’enseignement supérieur a interdit aux étudiantes qui portent le niqab de pénétrer dans les locaux de l’université.
La critique a surgi des organisations de défense des droits de la personne, d’écrivains activistes et laïques, ainsi que de membres des mouvements politiques islamiques, à commencer par les Frères musulmans, al-Gamaa al-Islamiya et le Front des docteurs d’al-Azhar, qui ont créé leur propre organisation.
Les réseaux ont aussi bruissé : bloggers, férus de Facebook, consommateurs de YouTube et autres forums ont rejoint les gens de la rue pour se plonger dans le grand débat sur la légitimité de la démarche de M.Tantawi.
Attirés par le scandale, les médias locaux et internationaux sont venus couvrir les événements, ainsi que les procès que certains juristes et étudiants ont intenté contre M. Tantawi et le ministre de l’Enseignement supérieur. Des femmes ont bruyamment manifesté contre la décision du ministre d’interdire le niqab. En plus des actions en justice intentées contre M. Tantawi, des parlementaires demandent une enquête et demandent l’éviction du ministre.
Le Grand Imam a essayé de se soustraire à la vindicte populaire en affirmant que, s’il respecte la décision personnelle de le niqab, il n’en comprend pas l’intérêt dans une salle de cours où toutes les étudiantes et les enseignantes sont des femmes.
Mais voici qu’une opinion commence à émerger du débat public : la décision d’interdire le niqab symbolise l’influence, voire la manipulation, que le gouvernement exerce sur al-Azhar, bien plus qu’une prise de position découlant de la jurisprudence religieuse.
Selon certains éminents journalistes, al-Azhar s’inquiète de sa perte d’influence devant le mouvement salafiste financé par l’Arabie saoudite, qui prône une interprétation étroite de l’islam et qui est connue pour avoir exacerbé les tensions sectaires dans d’autres sociétés, au Pakistan et en Azerbaïdjan, par exemple. Oserais-je le dire, je suis convaincu que c’est l’influence de ce mouvement qui a fait les beaux jours de l’extrémisme et du terrorisme en Egypte ces dernières années.
Selon les autres, al-Azhar, qui bénéficie du soutien du gouvernement égyptien, se range à la ligne du gouvernement et adopte une démarche qui plait au régime – parce que l’Egypte tient à contrer les mouvements sous influence saoudienne.
Qu’elle soit autonome ou téléguidée, l’attitude d’al-Azhar aura des conséquences évidentes sur le pays : les femmes qui portent le niqab ont en principe une interprétation très conservatrice de la religion. Elles viennent souvent de quartiers pauvres, où l’influence des groupements islamistes se fait le plus sentir. Ainsi, à tort ou à raison, de nombreux observateurs sont convaincus que le gouvernement voudrait limiter la présence de ces femmes dans la société —elles ne doivent entrer dans les écoles et autres institutions publiques que selon les conditions imposées par l’Etat. Ils pensent en outre que l’Etat cherche à limiter l’influence des mouvements islamiques politiques en interdisant le vêtement que lui, l’Etat, associe à ces mouvements.
Si l’objectif est de limiter ces groupes, cependant, la stratégie a été contre productive. L’interdiction a donne l’occasion aux cheikhs salafistes conservateurs, aux chaines de télévision satellitaires, aux sites internet et aux fideles de disséminer leur message plus largement, de gagner la sympathie du public et de s’assurer de son soutien.
Il existe cependant un moyen par lequel al-Azhar peut reconquérir son rôle dominant dans l’affirmation des valeurs musulmanes pour la majorité: l’Etat doit lui donner les moyens de devenir une institution indépendante et de permettre à ses érudits d’élire eux-mêmes le Grand Imam plutôt que de le nommer. Cette stratégie permettrait de regagner la confiance du public dans al-Azhar et lui permettrait de retrouver son influence, et ainsi de mieux combattre les idées extrémistes. Mais cela ne sera possible que si le gouvernement est prêt à tracer une claire ligne de séparation entre la religion et la politique.
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* Yasser Khalil est un chercheur et journaliste égyptien. Article écrit pour le Service de Presse de Common Ground (CGNews).
Source: Service de Presse de Common Ground (CGNews), 30 octobre 2009,
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