L’écrivain martiniquais Edouard Glissant œuvrait pour l’avènement d’un monde plus tolérant, où les uns et les autres, quelles que soient leurs couleurs et origines, respecteraient leurs différences. Théoricien du métissage, il avait créé les concepts de « créolisation » et de « Tout monde ». Mort ce jeudi 3 février à l’hôpital Georges Pompidou, à Paris, à l’âge de 82 ans, il laisse une œuvre dense, passionnante, incomparable.
« Je réclame le droit à l’opacité ! », s’exclamait non sans humour Edouard Glissant, lors d’une soirée littéraire que lui avait consacrée l’association Grand Balan, le 19 juin 1994, à Paris. Quelques minutes plus tôt, l’écrivain martiniquais avait été affectueusement brocardé dans des scénettes, créées et mises en scènes par les comédiens Yasmina Ho-You-Fat et Luc Saint-Eloi, où son personnage débitait à l’envi moult formules confuses et alambiquées. Souvent critiqué par le profane pour l’hermétisme de ses écrits, Edouard Glissant a toujours revendiqué son style volontiers ardu et défendu sa position, en expliquant que l’on ne pouvait enfermer l’extrême complexité du monde dans un discours simpliste, nécessairement réducteur. C’était donc au lecteur de faire l’effort de se hisser vers les sommets qu’avait atteint sa pensée. Une pensée qui refusait de voir résumer le monde dans une définition unique, totalitaire, qui s’élevait contre le racisme et la dictature des « identités-racines » pour leur substituer des « identités-rhizomes », capables d’être en perpétuelle « relation » les unes avec les autres.
Edouard Glissant, « le poète-philosophe » – c’est ainsi qu’il aimait à se définir –, était un humaniste. Préserver l’humanité de la violence qu’engendrent l’ignorance et le mépris de l’autre, briser le sentiment de supériorité qu’ont certains peuples sur d’autres afin de préparer un monde dans lequel chacun s’enrichirait des différences de l’autre plutôt que les combattre, était la mission qu’il s’était assignée. Créateur du concept de « créolisation », il avait mis en lumière le formidable processus de métissage – culturel, ethnique, linguistique… – dans lequel l’humanité s’était engagée. Un processus qui avait connu plusieurs périodes d’accélération, dont celles que nous vivons aujourd’hui grâce à la démocratisation des transports et des moyens de communication. Une évolution dont il percevait les dangers – la multiplication des conflits sur la surface du globe en atteste. Mais il voulait substituer aux concepts de « globalisation » et de « mondialisation », celui de « mondialité » dans lequel les hommes, plutôt que l’économie, seraient mis au centre du monde métissé, interconnecté et interdépendant d’aujourd’hui, le « Tout-monde ». Son œuvre foisonnante, composée de poèmes, de romans – à 30 ans seulement, il obtient le prix Renaudot grâce à son roman La Lézarde publié au Seuil –, d’essais, d’articles et d’une pièce de théâtre, sont le support dans le fond comme dans la forme de cette pensée qui « dérespectait » bornes et frontières.
La marque du réel
Un poète, un romancier, un dramaturge, un philosophe, un idéaliste… mais pas un doux rêveur, coupé du réel et de l’action. Son enfance, quelques décennies seulement après l’abolition de l’esclavage, dans une Martinique rurale où la domination des descendants des maîtres blancs (Békés) sur ceux des esclaves et migrants indiens demeurait une réalité douloureuse et vivace, a été marquée par les manifestations quotidiennes de l’injustice et du racisme. Très jeune aussi, il s’est interrogé sur le statut de son île natale, une colonie – la départementalisation n’aura lieu qu’en 1946 – cantonnée à la périphérie de sa Métropole, la France. Des réalités qui expliquent son engagement politique. Etudiant en ethnographie au Musée de l’homme, en histoire et en philosophie à la Sorbonne, dans le Paris d’après-guerre, quand s’enclenche le processus de décolonisation, c’est tout naturellement qu’il rejoint le camp anticolonialiste. En 1959, il fonde avec le guadeloupéen Paul Niger le Front antillo-guyanais, un mouvement indépendantiste. Proche des thèses de Frantz Fanon, il est signataire en 1960, avec un collectif d’intellectuels français dont Edgar Morin et Robert Antelme, du manifeste des 121, une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Un engagement qui lui vaudra d’être interdit de séjour sur son île natale et assigné à résidence dans l’Hexagone de 1959 à 1965, accusé par les autorités françaises de « séparatisme ». De retour en Martinique en 1965, il fonde l’Institut martiniquais d’études, ainsi qu’Acoma, un périodique en sciences humaines. Se consacrant de plus en plus à la réflexion et à l’écriture, il livre dans Le Discours antillais, paru en 1981, les raisons profondes de son engagement politique, les raisons pour lesquelles les Antilles doivent se séparer de la France et les Antillais vivre enfin, pleinement, leur « Antillanité ».
Edouard Glissant n’a pas connu la gloire ni les succès politiques de son aîné de 15 ans, Aimé Césaire, le chantre de la négritude, qui fût député-maire de Fort-de-France. Bien que respectant l’homme, il s’en démarquait. Il ne partageait pas sa conception de l’identité antillaise renvoyant à l’Afrique des origines. Il lui préférait une identité multiple, alliant les divers héritages légués par les migrants successifs – Amérindiens, Européens, Africains, Indiens, Chinois, Syro-libanais… Une conception que ses héritiers proclamés, les tenants de la Créolité, au premier rang desquels les romanciers Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, revendiquaient haut et fort.
Engagé jusqu’au bout
Directeur du Courrier de l’Unesco de 1982 à 1988, puis professeur de littérature à l’Université d’Etat de Louisiane et à la City University de New York, il a consacré la seconde moitié de sa vie à l’enseignement, la recherche et l’écriture. Ayant acquis une stature internationale, créateur d’une œuvre étudiée à travers le monde, il a ces dernières années, en dépit de son état de santé déclinant, continué de mener son combat contre l’intolérance et le racisme. Il a inauguré en 2005 son Institut du Tout-monde dont l’objectif est de « contribuer à diffuser l’extraordinaire diversité des imaginaires des peuples ». En 2007, avec Patrick Chamoiseau, il a signé Quand les murs tombent. L’identité nationale hors la loi ? (Ed. Galaade), un pamphlet dénonçant la création, par le président français actuel, Nicolas Sarkozy, d’un ministère de l’Identité nationale, et commenté avec pertinence en 2009 les révoltes contre la « profitation » qui secouaient les Antilles et la Guyane françaises.
« Je pense que c’est la poésie qui m’a amené à la politique, et pas les événements. C’est la conception poétique du monde qui m’a fait comprendre qu’il y avait une manière uniforme, unilatérale, fixe, et enfermée de concevoir le monde, et une autre manière, diversifiée et solidaire. », déclarait-il dans un entretien accordé à Afrik.com, en mai 2007. Deux conceptions du monde qui s’affrontent violemment encore aujourd’hui. L’œuvre du poète-philosophe est loin d’être achevée.
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