« Ce que le monde attend des chrétiens est que les chrétiens parlent, à haute et claire voix, et qu’ils portent leur condamnation de telle façon que jamais le doute, jamais un seul doute, ne puisse se lever dans le cœur de l’homme le plus simple. C’est qu’ils sortent de l’abstraction et qu’ils se mettent en face de la figure ensanglantée qu’a prise l’histoire d’aujourd’hui. » Albert Camus
« Le Noir, même sincère, est esclave du passé. » Frantz Fanon
« Cessez d’étouffer l’Afrique : elle n’est pas une mine à exploiter ni une terre à dévaliser. Que l’Afrique soit protagoniste de son destin ! Que le monde se souvienne des désastres commis au cours des siècles au détriment des populations locales et qu’il n’oublie pas ce pays ni ce continent. Que l’Afrique, sourire et espérance du monde, compte davantage : qu’on en parle davantage, qu’elle ait plus de poids et de représentation parmi les nations ! » Pape François, discours au Jardin du Palais de la Nation (Kinshasa) 31 janvier 2023
Votre Sainteté,
Il n’y avait qu’à vous que je pouvais écrire en cette fin d’année, à quelques jours de Noël pour parler sans accoutrement de religion et d’africanité. Depuis le décès de mon père, je cherchais les mots pour m’adresser au Chef de son Église pour raconter Fotso Victor, sa foi ancrée en des traditions africaines auxquelles il ne pouvait renoncer, sa via dolorosa mal accompagnée par un clergé local qui a perdu sa colonne vertébrale depuis la retraite et la mort du Cardinal Tumi. Ces prêtres ont l’excuse de n’être que le reflet des sociétés camerounaises où un citoyen est, avant tout et surtout, un bon nègre qui, sans chicote, se soumet, accepte l’ordre établi en maquillant, s’il le faut, son âme.
Le chemin de croix que fut la fin de vie du Dernier Bamiléké a donc servi, non seulement beaucoup des siens et son parti qui l’ont violé puis dépouillé, mais aussi l’Église. Fotso Victor ne se révolte pas parce qu’il se croit responsable et coupable de la monstruosité de sa chair et essaye de faire de son dernier sacrifice un acte rédempteur face à une défaite insoutenable : un fils qui le poignarde sans aucun état d’âme dans le dos, une fille qui enfonce le couteau, une famille qui consent au parricide pour continuer de manger et des officiels qui participent, légitiment puis prennent leur part.
L’Église catholique n’aurait pas participé à une telle mise en scène
Une histoire africaine que vous pourriez ignorer si elle n’était pas la preuve que la foi chrétienne africaine est un paillasson sur lequel on peut marcher et même cracher, particulièrement lorsque tout cela rapporte. Sur aucun autre continent que l’Afrique, l’Église catholique n’aurait participé à une telle mise en scène de l’humiliation d’un être humain en acceptant que sa foi soit piétinée et gommée. Cela ne pouvait qu’arriver qu’à un Africain comme pour confirmer qu’uniquement la pauvreté, l’obéissance et le dénuement donnent de la valeur à la vie africaine possible d’utiliser sans considération et réciprocité. Le sujet de ma lettre n’est donc pas que mon père, une tragédie personnelle, mais une injustice qui est d’intérêt public et exige votre attention parce qu’elle pose une question de premier ordre au catholicisme : les Africains sont-ils uniquement des sauvages, piteux cobayes qui servent à faire du chiffre et doivent se laisser évangéliser sans jamais s’approprier votre religion en l’africanisant puisque le but n’est que leur assimilation ?
Je ne vous écris surtout pas, Très Saint Père, pour dire « Santo subito » au sujet de Fotso Victor, mais simplement « ecce homo » en rappelant que « Cum tacent, consentiunt » parce que L’Église, celle dont vous êtes le Chef et qui était la sienne, l’a oublié après l’avoir usé puis lâché. Aucun prêtre, épiscopat, camerounais ou autre, le Vatican n’ont jamais fait le moindre geste pour reconnaître ce que sa foi, eh oui son désespoir à la fin de sa vie, l’ont poussé à accomplir pour réparer ses fautes, se rapprocher de son créateur et laisser des traces qui protègeraient l’œuvre de sa vie et sa fille handicapée de monstres qu’il avait mis au monde, engrossés ou engraissés. L’histoire est multidimensionnelle et noire. Un vieux nègre au destin hors du commun détruit par sa chair ; sentant sa fin prochaine, il se tourne encore plus vers Dieu et ses serviteurs : ces derniers parasitent son sacrifice pour des milliards puisque sa fortune ne pouvait qu’être que la preuve qu’il méritait de périr sauvagement.
Cesser de traiter l’Afrique comme une terra sancta
L’homme africain n’étant pas rentré dans l’histoire et n’étant propre que lorsqu’il a besoin de charité et de pitié, sa réussite est toujours suspecte et contre-nature. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de gens qui me crachent à la figure que mon père n’était pas un saint en insistant, avec une hardiesse insoutenable, qu’il ne mérite ni mon dévouement ni justice. Je vous fais cette lettre, Votre Sainteté, parce que je sais que Fotso n’avait pas à être un saint pour être un remarquable catholique et qu’il est grand temps que son Église le reconnaisse. Le Vatican doit l’admettre pour accepter la différence, la nuance et cesser de traiter l’Afrique comme une terra sancta en réduisant les Africains à des misérables à qui le Christianisme apportera la civilisation ou juste la miséricorde et le salut.
Très Saint Père, je pense avoir une chance d’être entendue parce que votre pontificat est tout sauf dogmatique. Il montre que vous pouvez faire preuve de discernement avec une ouverture d’esprit qui tente enfin de remettre l’humain au centre de l’Église en ouvrant ses portes tout en nettoyant ses placards. Votre position sur l’homosexualité est louable et sauvera des vies surtout en Afrique en freinant l’usage de la religion et des traditions pour prôner un conservatisme répressif et régressif. Toutefois, sur le continent africain, vous devez aller plus loin en valorisant les catholicismes africains qui existent déjà sans nier leur complexité et effacer les contradictions. Embrassez les croyants qui, tel Fotso Victor, parviennent à allier leurs traditions avec une foi chrétienne fervente afin que l’Afrique cesse d’être le parent pauvre de l’Église, utile pour ses millions de fidèles mais gênante pour son évolution qui ne peut être ni occidentale ni assimilationniste. Tellement d’Africains sont non seulement pratiquants mais construisent des églises, entretiennent le clergé en luttant contre les maux sans soutien par conviction et charité chrétienne, sortez-les de la périphérie pour enfin les enraciner afin qu’ils ne soient plus des migrants au cœur de la chrétienté en ayant accès à son âme.
Le catholicisme de Fotso Victor était un choix
Analphabète, Fotso Victor n’a jamais pu lire la bible ; le catéchisme n’était pas toujours sa tasse de thé. Les homélies l’ennuyaient la plupart du temps. Il n’aurait pas pu vous expliquer les dogmes chrétiens. Pourtant, mon père était un catholique de cœur et de chair puisque ce sont la vie, ses longues expériences sur le terrain qui ont fait de lui un fervent croyant. Avec une sincérité et une éloquence terre à terre, il pouvait parler de sa foi et dire pourquoi il était resté catholique alors qu’il n’avait pas été à sa naissance mais plus tard, refusait les sectes et les autres formes du Christianisme. Le catholicisme de Fotso Victor était un choix; et sa foi, il la vivait dans sa chair. Il savait, sentait, ressentait non seulement l’existence de Dieu mais que votre église était la sienne. Face à ma cérébralité qui me rendait dubitative, il opposait non pas des arguments intellectuels mais son expérience et sa longue vie. Tout Bamiléké et Africain, polygame qu’il était, mon père pensait que son histoire prouvait l’existence de Dieu et qu’être Chrétien lui avait apporté, avec ses traditions, ce plus qu’il a pour prendre le chemin de Hiala et accomplir le miraculeux.
Ma jambe de travers offre la preuve de l’homme exceptionnel qu’était Fotso Victor avec un catholicisme qui l’a aidé à ne pas faire du handicap de sa fille une malédiction ou une punition divine comme ma mère
Il est question d’abord et surtout de cela, de la foi d’un Africain qui ne l’occidentalise pas mais lui donne une autre dimension en lui interdisant le nihilisme, le matérialisme absolu et l’égoïsme. Encore une fois, je ne crie pas Santo Subito car il y a des zones ombres et une tragédie qui mettent en lumière les problématiques des sociétés africaines mais Votre Sainteté, le Vatican et votre Église doivent accueillir bras ouverts ces Africains-là pour tordre le cou à jamais à cette idée d’assimilation qui voudrait qu’ils laissent toutes leurs croyances, leur passé et leur Histoire. Je vous redis avec humilité vos propres mots en vous demandant d’oser être différent en permettant à l’Église d’épouser les différences lorsqu’elles sont humanistes. Ce qui a fait de mon père un catholique exceptionnel n’est donc ni son argent ni toutes ces nombreuses églises construites mais il est impossible de ne pas en parler pour décrier le silence honteux et violent du clergé camerounais devant une fin de vie et un combat noble pour son honneur. Leur attitude est non seulement anticatholique et inhumaine mais anti-africaine. Elle légitime cette idée solidement ancrée localement que l’Africain doit abdiquer devant l’injustice en laissant, donnant tout à Dieu puisque l’Afrique n’est pas que mal partie, mais condamnée.
Sa dépouille quitte le territoire français sans bénédiction
Très concrètement, il est inexcusable qu’un clergé, qui a accepté une dernière donation d’un milliard de francs CFA d’un vieux nègre sous influence, ne s’émeuve même pas lorsqu’il est mis sous terre comme un chien sans respecter les traditions locales et autres rites dus à son rang de chef traditionnel. Presque tout est là, Très Saint père. Cette négation et ce mépris des catholicismes africains qui finissent en Afrique mais commencent au Vatican qui est dans un silence confortable mais traître et anti-chrétien. Ce déni de la foi de Fotso a permis qu’il fasse près d’un mois à l’hôpital Américain de Paris en fin de vie sans voir un prêtre, que sa dépouille quitte le territoire français sans bénédiction, sans service religieux telle celle d’un sans-papiers. Cela serait une impensable humiliation pour tout catholique pratiquant. Toute sa vieillesse, Fotso Victor a pensé que tout pourrait lui arriver sauf cela : le piétinement de sa foi et la négation de son Christianisme africanisé.
Dans toutes mes lettres publiques, votre Sainteté, je parle désormais de mon handicap pour mettre à nu cette handiphobie qui n’est pas qu’africaine mais explique en grande partie l’histoire et mon combat contre une famille et un Etat qui l’instrumentalisent certains qu’il est la marque de Caïn et me disqualifie. Pourtant, ma jambe de travers offre la preuve de l’homme exceptionnel qu’était Fotso Victor avec un catholicisme qui l’a aidé à ne pas faire du handicap de sa fille une malédiction ou une punition divine comme ma mère. Dans un monde où il est encore possible et même accepté de rejeter, de brimer un enfant en situation de handicap, mon père a fait le contraire en étant avec moi ce qu’il n’a été avec aucun autre de ses nombreux enfants, maternel. C’est ce que je vous demande de retenir du Dernier Bamiléké, son amour pour une enfant déformée que son monde sauvage considère comme un problème. C’est cela qui explique pourquoi je me bats pour lui contre plus forts, plus introduits et plus riches. Je n’ai jamais eu besoin que Fotso Victor fût saint ou riche pour l’aimer et le défendre, il était noble sans aucun doute élevé par sa foi et cela pour moi faisait, fait de lui le plus beau et le plus grand.
En ne laissant plus à des chiens l’honneur et la foi d’un homme
Votre Sainteté, ce n’est donc pas que matériellement qu’on pille et étouffe l’Afrique mais spirituellement et intellectuellement en faisant des Africains de sous-êtres qui seront toujours des chrétiens de seconde catégorie. Par un geste, un mot, vous pouvez condamner et changer cela en ne laissant plus à des chiens l’honneur et la foi d’un homme. Joyeux Noël, Très Saint Père, en espérant que vous entendrez une voix qui n’est pas solitaire. Celle qui vous a écrit est debout parce qu’elle est soutenue par de millions d’invisibles qui attendent une réponse qui montrera que vous nous voyez, nous écoutez, nous entendez et estimez nos vies diverses pour elles-mêmes, nos histoires et notre Histoire non pas pour nous tendre la main, mais accepter celle qui vous est tendue sans la trouver trop noire et trop sale.