Du vote, de l’ethnie et de la démocratie en Guinée et ailleurs en Afrique


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En Guinée, le second tour de l’élection présidentielle opposera au cours du mois d’août l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo, chef de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) et l’opposant de longue date Alpha Condé, candidat du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG). Le premier a obtenu, selon les résultats définitifs validés par la Cour suprême, 43,69% des suffrages exprimés, le second 18,25%, au terme d’un premier tour qui avait opposé 24 candidats dans ce pays de douze millions d’âmes.

La plupart des candidats éliminés qui ont un certain poids électoral, à commencer par le troisième homme Sidya Touré de l’Union des forces républicaines (UFR) qui a choisi Cellou Diallo, ont déjà dévoilé leur choix parmi les deux qualifiés et donné leurs consignes de vote sur la base d’accords politiques. Au second tour, chacune des communautés de Guinée n’aura pas la photo d’un de ses « fils » ou d’une de ses « filles » sur le bulletin de vote. Chacun des deux candidats restant en lice aura à conquérir des voix hors de sa communauté ethnique et de ses fiefs géographiques. De leur côté, une bonne partie des électeurs devront élargir leur faisceau de critères au-delà de la proximité ethnique avec un candidat. Il reste que la démographie ethnique aura pesé lourd dans le dénouement de l’élection présidentielle historique de cette année en Guinée.

La puissance du facteur ethnique

Cellou Diallo est bien connu sur la scène politique nationale pour avoir occupé diverses fonctions ministérielles pendant une dizaine d’années sous la longue présidence de Lansana Conté. Son expérience gouvernementale a connu son apogée entre 2004 et 2006, lorsqu’il a été Premier ministre sous l’autorité d’un président malade qui s’était depuis longtemps désintéressé de la gestion des affaires de l’État tout en s’accrochant au pouvoir et à ses privilèges. Plutôt haut fonctionnaire au verbe lisse et convenu qu’acteur politique combatif, Cellou Diallo n’était pas cité parmi les présidentiables favoris il y a encore deux ans. Tout a changé lorsque le jeu politique est devenu très ouvert à la suite de la neutralisation des ambitions présidentielles du successeur militaire de Conté, le capitaine Moussa Dadis Camara. Cellou Diallo, qui avait entre-temps opportunément pris le contrôle d’un parti anciennement implanté et mobilisé à l’évidence de puissants moyens financiers, s’est présenté, comme tout ce que la Guinée compte de personnalités ayant une certaine notoriété et de l’argent pour se porter candidat et faire campagne.

Diallo est le candidat de l’UFDG, ancien Premier ministre, économiste mais il est aussi… peul, originaire de la région naturelle de Moyenne-Guinée. Lors du scrutin du 27 juin dernier, il était dans l’esprit de beaucoup, Peuls comme non Peuls, le candidat de la communauté peule. En réalité, il n’était pas le seul Peul parmi les 24 candidats figurant sur le bulletin de vote. Mais il était le seul Peul qui était capable de se qualifier pour le second tour et donc le seul à avoir des chances réelles de devenir président de la République dans un pays qui a connu trois chefs d’État depuis 1958, Sékou Touré issu de la communauté Malinké de Haute-Guinée, Lansana Conté du groupe Soussou de Basse-Guinée et, pendant onze mois, Moussa Dadis Camara de l’ethnie Guerzé, un des groupes originaires de la Région Forestière. Autant dire que pour beaucoup de Peuls, c’est le moment ou jamais d’avoir eux aussi un de leurs « fils » au palais présidentiel.

Alpha Condé, arrivé deuxième de la compétition du 27 juin, n’avait pas non plus à se soucier de sa notoriété dans le pays. Présent dans le paysage politique physiquement ou symboliquement depuis l’époque de Sékou Touré, il incarne l’opposition historique à tous les gouvernements qui se sont succédé au cours des dernières décennies. Il a connu l’exil pendant de longues années et les souffrances de la prison sous Lansana Conté. Il avait tout de même contraint ce dernier à un second tour en 1993, lors de la première élection présidentielle organisée sous le régime du multipartisme, à un moment où le pouvoir ne maîtrisait pas encore parfaitement l’art de la fraude électorale. Opposant de longue date donc, leader d’un parti ancien, structuré et ancré idéologiquement à gauche, Alpha Condé est aussi… malinké. Pour nombre de Malinkés et de non Malinkés, il était le candidat malinké à la présidentielle. Ou plutôt le mieux placé des candidats Malinkés pour se qualifier pour le second tour.

En fait, un autre candidat malinké, également originaire de Haute-Guinée, l’ancien Premier ministre Lansana Kouyaté avait réussi à pénétrer le cercle restreint des aspirants à prendre au sérieux en injectant dans sa préparation et dans sa campagne des moyens conséquents. Kouyaté a fini en quatrième position (7,04%), derrière Cellou Diallo, Alpha Condé et un autre ancien Premier ministre, Sidya Touré (13,62%), moins marqué ethniquement que les autres en raison du caractère très minoritaire de sa communauté même dans sa région d’origine de la Basse-Guinée. Au second tour, Cellou Diallo en découdra avec Alpha Condé. En arrière-plan, dans la tête de beaucoup de Guinéens, qu’ils le veuillent, l’admettent, le regrettent, le dénoncent ou non, ce sera le candidat peul contre le candidat malinké.

Alors y a-t-il eu un vote ethnique en Guinée ? Sans le moindre doute si l’on entend par cette expression le fait que l’appartenance ethnique de chacun des candidats et celle de l’électeur moyen pèsent lourdement sur le choix de ce dernier. Cellou Dalein Diallo a fait le plein de voix en Moyenne-Guinée, très majoritairement peuplée de Peuls, et également obtenu d’excellents résultats dans certaines communes de la capitale Conakry également réputées dominées par les Peuls. Alpha Condé a eu d’excellents résultats dans son fief de Haute-Guinée, dans le terroir malinké. Il a cependant souffert significativement de présence et de la performance électorale de l’autre grand candidat malinké, Lansana Kouyaté. Autre manifestation de la puissance de la fibre ethnique, le résultat remarquable de Papa Koly Kourouma, ancien ministre de la junte de Dadis Camara et originaire comme ce dernier de la Région forestière, où il a souvent devancé tous les favoris. En l’absence de sondages d’opinion des électeurs qui ont effectivement voté le 27 juin dernier, il est rigoureusement impossible de saisir de manière fine l’ampleur du vote ethnique. Il n’y a cependant aucun doute sur
l’influence déterminante de ce facteur.

Le caractère démocratique du vote ethnique

Alors le vote ethnique est-il antidémocratique comme le suggèrent depuis des semaines nombre d’observateurs et de journalistes guinéens et étrangers ? Non. Pas du tout. La démocratie, c’est le pouvoir par le peuple. En matière électorale, cela signifie que les choix agrégés des citoyens électeurs déterminent le vainqueur de la compétition. C’est tout. Les électeurs font ce qu’ils veulent. Ils se décident sur la base de critères dont ils sont les seuls maîtres. Ils sont libres de choisir un candidat parce qu’il est charmant, très connu, leur paraît sage ou compétent, parce qu’il a avancé des idées qui semblent sensées, parce qu’il a la plus belle flotte de véhicules de luxe tout terrain, qu’il a fait imprimer les affiches électorales les plus belles, qu’il a fait commander en Chine des tee-shirts colorés de meilleure qualité que les autres, qu’il a distribué en sous main plus d’enveloppes garnies de billets aux leaders d’opinion que les autres ou parce qu’il parle la même langue et a été moulé dans les mêmes coutumes qu’eux. Dans ce dernier cas, les motivations du vote déterminé par l’ethnie ne sont d’ailleurs pas aussi évidentes qu’on peut le penser. On peut voter pour le candidat de sa communauté parce qu’on se sent plus proche de lui que des autres, sans en attendre un avantage personnel. Mais on peut aussi voter pour ce candidat parce qu’on pense qu’on sera plus en sécurité sous un président issu de la même communauté ethnique que soi et/ou qu’on aura marginalement plus de chances d’améliorer sa condition économique sous une telle présidence. Dans le second cas, la motivation est moins ethnique qu’économiquement rationnelle et partagée par les électeurs dans toutes les démocraties.

Alors si le vote ethnique est démocratique, où est le problème ? Le problème vient du fait que la puissance du facteur ethnique a tendance à étouffer les autres critères à l’aune desquels les électeurs peuvent choisir leurs représentants au sommet de l’État. Cela n’enlève rien au caractère démocratique du vote mais réduit significativement les chances que le système politique démocratique produise le meilleur choix possible pour la collectivité nationale. En Guinée, il n’y a pas un tête-à-tête exclusif entre les Peuls et les Malinkés, comme on peut le voir par exemple dans deux pays à la configuration ethnique spécifique et rare en Afrique, le Rwanda et le Burundi. Malinkés et Peuls représenteraient ensemble au maximum 70% de la population guinéenne, en faisant abstraction de l’ampleur du métissage ethnique qui frappe d’inexactitude tout calcul démographique ethnique sommaire. Aucune communauté ethnique de Guinée, même en se soudant à l’extrême, ne peut faire seule la loi dans le pays.

Assumer et gérer la diversité ethnique en démocratie

Comment peut-on atténuer l’influence excessive de la configuration ethnique d’un pays sur la qualité des démocraties électorales ? Face à la solidité et à la résistance dans le temps du sentiment ethnique en Afrique subsaharienne, les choix tacites qui ont été faits depuis la naissance des États indépendants dans leurs frontières actuelles ont au mieux été inappropriés, au pire catastrophiques. Au cours des décennies de généralisation de l’autoritarisme, les élites politiques ont fait des partis uniques au service d’un indéboulonnable président censé incarner l’unité nationale l’antidote indispensable au communautarisme ethnique et au risque de désintégration politique de jeunes nations en construction. Depuis le retour au multipartisme et aux rituels électoraux dans les années 1990, le choix des élites consiste à faire semblant.

Faire semblant de croire en l’efficacité des dispositions constitutionnelles qui interdisent la mobilisation des sentiments d’appartenance ethnique et religieuse par les partis politiques, alors que cela n’a qu’une influence minimale sur les pratiques réelles des acteurs politiques. Faire croire que le vote ethnique est uniquement lié au déficit de culture politique et civique démocratique des populations rurales et que les cadres parfaitement urbains et de niveau d’éducation universitaire ne sont pas concernés. Faire semblant de s’émouvoir à chaque manifestation du vote ethnique et pleurer dans les chaumières en dénonçant la persistance du comportement « tribaliste » de l’électorat.

Nier l’importance de l’identité ethnique dans la tête d’une majorité de ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne est parfaitement stérile. Il n’y a pas de honte à se sentir pleinement Soussou, fièrement Peul, résolument Malinké ou irréductiblement Kissi et totalement Guinéen. À être Haoussa, Ibo ou Yorouba et profondément Nigérian. À être accroché à sa culture Fon, Bariba ou Mina et absolument Béninois. Et pas de honte, non plus, à être de ceux qui ne donnent pas beaucoup d’importance à leur terroir d’origine, aux pratiques culturelles de leur communauté ethnique et qui sont résolument urbains et « occidentalisés », tout en étant aussi authentiquement Guinéen, Nigérian ou Béninois que n’importe lequel de leurs compatriotes. Le défi qui se pose aux sociétés multiethniques africaines n’est pas d’enterrer les ethnies ou de faire comme si elles n’existaient pas. Il est de trouver en urgence les bonnes formules institutionnelles pour gérer la diversité ethnique dans un système politique pleinement démocratique.

La première étape consiste à ensevelir l’idée qui voudrait que la démocratie, parce qu’elle serait congénitalement occidentale, est incompatible avec la vitalité des identités multiples des Africains. La deuxième étape devra être celle du débat dans chaque pays sur la meilleure formule qui permette de concilier respect des principes démocratiques fondamentaux, respect de l’expression de la diversité des populations, respect de l’égalité des communautés ethniques et respect de l’égalité des citoyens. C’est une tâche ardue et il n’y a pas de professeur retraité de droit constitutionnel français, belge, anglais ou portugais à payer grassement pour proposer une pâle copie de la Loi fondamentale de son pays flanquée de quelques platitudes en guise d’adaptation aux réalités socioculturelles africaines. La gestion de l’extraordinaire diversité interne des pays africains dans un cadre démocratique libéral est un défi d’une rare complexité qui exige une forte capacité d’innovation institutionnelle. La condition sine qua non pour que ce travail soit engagé au plus tôt est que les élites subsahariennes se libèrent de la prison mentale dans laquelle les enferme, encore trop souvent, le complexe du colonisé. Et qui leur fait croire qu’il n’y a que deux options : le mimétisme institutionnel aveugle ou le rejet tacite des principes démocratiques pour cause d’incompatibilité insurmontable avec les réalités africaines.

Par Gilles Olakounle Yabi

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