Comment les impératifs de lutte contre le terrorisme ont conduit, depuis trois ans, partout dans le monde, à une dégradation des Droits de l’Homme ? Comment les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en arrivent aujourd’hui à faire sous-traiter les interrogatoires musclés de leurs prisonniers par des Etats peu regardants des droits humains ? Sidiki Kaba, président de la FIDH, répond à ces questions à l’occasion de la journée internationale des Droits de l’Homme, célébrée ce vendredi 10 décembre.
Au Maroc et en Tunisie, à Djibouti et en Mauritanie, comme en Grande-Bretagne, en France ou en Tchétchénie, les nouveaux impératifs internationaux de lutte contre le terrorisme ont conduit à un recul de la défense des droits humains. Parce que les puissances internationales ont décidé que sécurité et liberté sont antinomiques. Au grand dam de Sidiki Kaba, président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), qui fait le point avec Afrik.com sur la situation des droits humains dans le monde. C’est justement dans ce contexte que « la pression doit être maintenue avec encore plus de ténacité », souligne-t-il, ce vendredi, à l’occasion de la journée internationale des droits de l’Homme. L’avocat sénégalais explique comment les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en sont arrivés à faire sous-traiter les interrogatoires musclés de leurs prisonniers, soupçonnés de terrorisme, par des pays qui offrent l’avantage de pratiquer encore la torture. Oubliant ainsi la vocation universelle des droits de l’Homme. La FIDH a été créée en 1922. Elle fédère aujourd’hui 142 ligues de défense des droits de l’Homme dans près de 110 pays.
Afrik.com : Par quels moyens la FIDH œuvre-t-elle à la défense des droits de l’homme ?
Sidiki Kaba : Notre principe est qu’il y a une situation universelle des droits de l’Homme, qui appelle une réponse universelle. Nous oeuvrons à sa défense par une panoplie d’actions, en justice, de protestation, d’enquêtes, de lobbying, de mobilisation et de diplomatie des droits de l’Homme. Selon les circonstances, nous utilisons les actions les plus appropriées pour le maximum d’efficacité.
Afrik.com : Comment réalisez-vous vos enquêtes, notamment dans les pays où vous êtes mal acceptés…
Sidiki Kaba : Nous ne rentrons jamais clandestinement dans un pays. Nous travaillons à ciel ouvert. Nous prévenons les autorités que nous avons connaissance d’une situation de violation des droits de l’Homme, de telle sorte que nous puissions avoir les points de vue des victimes, des autorités, des organisations indépendantes et de tout autre témoin capable de confirmer ou infirmer notre thèse.
Afrik.com : A-t-on souvent refusé l’entrée d’une équipe de la FIDH dans un pays ?
Sidiki Kaba : Cela arrive actuellement en Mauritanie. Les autorités considèrent les membres de l’association mauritanienne de défense des droits de l’Homme, avec laquelle nous travaillons, comme des terroristes. Nous avons pourtant condamné les actions terroristes et nous avons depuis longtemps mis en garde les autorités contre une dérive autoritaire qui risquerait de déboucher sur une crise. Mais ces mises en garde sont considérées comme des attaques contre le gouvernement. Nous ne sommes pas contre le pouvoir, nous sommes un contre-pouvoir.
Afrik.com : Vous dites que les défenseurs des droits de l’Homme sont considérés comme des terroristes. Sont-ils traités comme tels ?
Sidiki Kaba : C’est une façon de parler, mais il y a bien des pays où ils sont pourchassés. C’est le cas de la Tunisie, du Zimbabwe, de la RDC (République Démocratique du Congo, ndlr), de la Mauritanie. A l’issu du Forum des ONG, organisé du 20 novembre au 4 décembre avec la Commission africaine, les autorités mauritaniennes ont arrêté plusieurs de leurs ressortissants qui avaient participé à la rencontre et rentraient chez eux. Une femme l’a été en état de grossesse et a dû accoucher dans des conditions dramatiques, amenée de la prison à l’hôpital, puis de l’hôpital à la prison, après l’accouchement. Récemment, la Liprodor (Ligue pour la promotion et la défense des droits de l’Homme, Rwanda, ndlr), avec laquelle nous sommes affiliés au Rwanda, a été dissoute et ses dirigeants, pourchassés, ont dû fuir. Ils sont recherchés à l’heure actuelle. Car ils sont considérés comme des opposants au pouvoir en place. Mais nous ne dénonçons pas pour dénoncer. Nous le faisons toujours sur la base de preuves.
Afrik.com : Les pressions internationales semblent efficaces – en Libye par exemple – pour pousser des Etats à se démocratiser. Mais la question des droits de l’Homme paraît toujours secondaire. Cela a été le cas en Tunisie, lors du passage du Président français, qui a affirmé que le premier des droits était de pouvoir manger, et en Algérie, avec la question des « disparus »…
Sidiki Kaba : Lors de la Conférence mondiale sur les droits de l’Homme de Vienne, en 1993, il a été répété qu’aucune raison ne peut-être invoquée pour violer les droits de l’Homme. Quand la parole est bâillonnée, il va de soit que cela aboutit à la crise. On ne peut pas dire : « On vous donne à manger, alors taisez-vous », ni « on ne vous donne pas à manger, mais vous pouvez parler ». Les droits sont liés. En ce qui concerne les « disparus » en Algérie, nous sommes résolument avec eux et nous nous battons aux Nations Unies pour que des Conventions soient adoptées, que les proches puissent faire leur deuil. Quant aux pressions internationales, notamment économiques, nous faisons nous même pression sur les Etats pour que cette arme soit utilisée. Mais nous sommes prudents avec l’embargo, car il touche toujours les populations civiles. Au contraire des dirigeants, qui sont visés, mais qui arrivent souvent à les détourner pour vivre très bien. C’est pourquoi nous appelons à la prise de mesures individuelles contre les dirigeants, comme cela sera peut-être le cas en Côte d’Ivoire, à partir du 15 décembre, contre les autorités et les forces rebelles, si elles ne font aucun effort pour débloquer la crise.
Afrik.com : La lutte contre le terrorisme a restreint les libertés individuelles dans de nombreux pays africains…
Sidiki Kaba : Même en Europe, en Grande-Bretagne, en France… la lutte contre le terrorisme est un alibi pour restreindre les libertés. En Grande Bretagne, un ressortissant étranger arrêté dans une affaire de terrorisme peut être gardé indéfiniment en prison. La torture est devenue d’une insoutenable banalité. Même en Europe. Lorsque l’on entend la justice britannique dire que l’on peut utiliser des aveux extorqués sous la torture en justice ! Les juridictions britanniques ont bien reconnu cela dans le cadre d’une affaire antiterroriste. On ne peut pas dire : « Il faut interdire la torture chez soi (ce que fait la Grande-Bretagne, ndlr) et pas chez les autres ». Le résultat est que les Etats-Unis, qui acceptent également ce type d’aveux, envoient des prisonniers se faire torturer dans des pays arabes, puis utilisent les aveux extorqués hors de leurs frontières. Cela a été le cas pour des prisonniers de Guantanamo (Cuba, ndlr). Dans le contexte de lutte contre le terrorisme, la défense des droits de l’Homme est dans une mauvaise posture. Nous sommes coincés dans un triple étau de guerres identitaire, ethnique et religieuse, dans l’étau du droit de la force, surtout avec cet impératif de lutte contre le terrorisme, et dans l’étau de la mondialisation, qui rime avec injustice et exclusion pour l’écrasante majorité de l’humanité.
Afrik.com : Comment la situation des droits de l’Homme a-t-elle évoluée en Afrique ?
Sidiki Kaba : Beaucoup de conflits sont l’occasion de violation des droits de l’Homme. Il y a près de cinq millions de réfugiés et cinq millions de déplacés en Afrique. Trois situations sont particulièrement alarmantes. Dans le Darfour (Ouest du Soudan, ndlr), au-delà des exactions commises par les Janjawid, nous assistons à un désastre humanitaire. En Côte d’Ivoire, les exactions sont commises contre les civils par les forces gouvernementales. Mais l’armée française a aussi été amenée à tuer des civils. Et nous disons que toutes les populations ont droit à la justice. En RDC, il y a eu de graves violations des droits de l’homme en huit ans de conflit : 3,5 millions de morts, 3 millions de déplacés et 3 millions de réfugiés. A l’opposé, nous pouvons nous réjouir de nombreux processus de paix en cours. En RDC, justement, où ce processus est fragile, ainsi qu’au Burundi. Au Mozambique, des élections se sont déroulées après 26 ans de conflit, comme au Ghana, au Cap-Vert, au Kenya, en Zambie ou encore en Namibie…
Afrik.com : La FIDH fonctionne beaucoup par des actions en justice, dont il est facile de mesurer l’efficacité. Mais comment mesurez-vous l’efficacité de vos autres activités ?
Sidiki Kaba : L’an passé, le général Aussaresses n’a pas hésité dans un livre à dire que la torture a été utilisée durant la guerre d’Algérie. Dès que nous l’avons appris, nous avons intenté deux actions en justice pour apologie de crime. Il a été condamné à 10 000 euros d’amende avec son éditeur et s’est pourvu en cassation. J’ai le plaisir de vous annoncer qu’hier, le 8 décembre, son pourvoi a été rejeté par la cour d’appel. Nous oeuvrons ainsi dans de nombreux autres cas : pour Leïla Zaman, en Turquie, en RDC, nous avons tout fait pour que la CPI (Cours pénale internationale, ndlr) soit saisie pour les exactions commises en Ituri. Le dossier sera examiné en 2005. Le tribunal de Meaux a mis fin à la procédure judiciaire dans l’affaire des « disparus du Beach », au Congo Brazzaville, mais nous nous sommes pourvus en cassation, et nous avons encore la Cour européenne de justice si cela ne marche pas. Pour les autres actions, nous ne sommes pas des puisatiers et il est difficile de nous rendre compte de notre efficacité. Mais par exemple, à Guantanamo, 660 prisonniers de 42 nationalités ont été arrêtés pendant deux ans sans bénéficier d’avocats ni de statut. C’est sous la pression internationale, et sous la pression de la FIDH, que la Cour suprême des Etats-Unis a finalement déclaré leur détention illégale. Ce fut une grande victoire pour nous. Nous formons également des défenseurs des droits de l’Homme, en Afrique, en Asie… pour leur expliquer qu’ils ne doivent pas avoir peur des gendarmes, de l’armée ou de la police car des actions peuvent être intentées contre eux. Nous travaillons pour une évolution des consciences.
Afrik.com : La FIDH a-t-elle toujours fonctionné de la même manière, depuis 1922 ?
Sidiki Kaba : Elle a adapté ses actions à l’évolution et à la complexité de la lutte pour les droits de l’Homme. La nouvelle situation de lutte contre le terrorisme nous pousse à faire preuve d’une grande ténacité judiciaire. Aujourd’hui, les indépendantistes et les opposants sont présentés comme des terroristes. Nous avons condamné les violations des droits de l’Homme en Tchétchénie,mais la Russie a le soutien des Etats-Unis. De nombreux pays sont en train de dire qu’il faut lever l’embargo sur les armes contre la Chine. Nous disons que le commerce ne doit pas prévaloir sur les droits de l’Homme. Il est sans aucun doute nécessaire de lutter contre le terrorisme. Mais nous disons que sécurité et liberté ne s’opposent pas.