Yvonne Bakouétéla a plus de 100 ans. Vivant dans un quartier reculé de Brazzaville, elle a traversé le XXe siècle en menant une vie simple et dépouillée. Encore très vive d’esprit, elle se souvient de son histoire. Une histoire sans date qui fait d’elle aujourd’hui une arrière-arrière grand-mère heureuse mais fatiguée de vivre. Rencontre.
Yvonne est née avant l’instauration de l’Etat civil. Née Yvonne Bakouétéla Bemba, officiellement en 1911, elle a en réalité déjà plus de 100 ans et fait partie des doyennes anonymes de Brazzaville. Une femme du quatrième âge qui jouit encore de toutes ses facultés et dont les souvenirs sont immémoriaux. Epoques des missionnaires et du Moyen Congo, Indépendance, guerres civiles de 1993 et 1997, elle a traversé l’Histoire avec sérénité.
Mfundi, arrondissement de Poto Poto, à Brazzaville. Quartier très excentré où les routes n’ont, pour la plupart, pas encore connu le goudron. Yvonne habite là. Là où la guerre de 1993 a fait rage et où gisent encore les vestiges des terribles combats. Le chauffeur de taxi, qui après mûre réflexion avait décidé de nous conduire à bon port, regrette son geste. La piste est mauvaise. La voiture est malmenée et manque même de s’ensabler.
Prémonition
Nous poussons le portail de tôles ondulées rongées par la rouille. Nous arrivons à l’improviste. Yvonne ne nous attend pas. Nous la trouvons recroquevillée sur un petit tabouret au milieu de la cour. Elle prend le soleil. Henriette, sa fille aînée, nous accueille et nous confie que sa mère n’est pas surprise car elle avait rêvé qu’elle allait recevoir de la visite. Les présentations sont faites. Toujours coquette, Yvonne demande à sa fille un foulard pour couvrir sa tête et être plus présentable.
Elle ne parle que lari, l’une des langues vernaculaires du Congo que mon accompagnatrice maîtrise mal. C’est donc son arrière-petite fille, Natacha, 23 ans, qui lui servira d’intermédiaire pour traduire d’abord en kikongo. Première question : son âge exact ? Elle ne sait pas. Elle sait seulement qu’elle est très très âgée. « Je sais et je sens que je suis extrêmement vieille », explique-t-elle à Natacha. Sur sa carte de baptême, sa date de naissance est évaluée « vers 1911 ». Mais sa fille, Henriette, officiellement née en 1928 confie qu’elle a eu ses papiers d’état civil alors qu’elle avait déjà eu un enfant. Le système de recensement n’ayant été véritablement instauré qu’à la fin des années 20.
Evangélisée de force
Tableau de famille, sa fille aînée et son arrière-petite fille, allaitant son fils Didier, participent à l’entretien. Yvonne est croyante. Mupelo (« catholique » en patois). Religion héritée de la colonisation. « Quand les missionnaires arrivaient; ils prenaient les gens de force dans les villages et les campagnes pour les encadrer et leur enseigner le catéchisme. Ils nous baptisaient, nous parlaient de Jésus. Nous étions relâchés au bout de deux ans », raconte la vieille femme qui a eu tous ses sacrements. « Comme ils nous nourrissaient, nous donnaient des vêtements et des jouets, nous ne les considérions pas comme des personnes qui nous voulaient du mal. »
Son mari s’en est allé très tôt, laissant Yvonne seule avec ses six enfants. Deux filles – dont une est morte – et quatre garçons. Pour assurer sa subsistance et celle de sa famille, elle cultive la terre et vend tubercules et manioc sur le marché. Ses souvenirs sont plus raccrochés à des périodes qu’à des dates de l’Histoire. Pour elle, trois grandes époques : le Moyen Congo, l’indépendance[[<2>15 août 1960.]], avec le Premier président Fulbert Youlou, et les guerres de 1993 et 1997. Ces dernières l’on marquées. « Avant on ne tuait pas les gens comme ça avec des obus et des mitraillettes », dit-elle pudiquement pour décrire les violents combats[[<3>La guerre de 1993 opposait les troupes du Président Pascal Lissouba et les milices de Bernard Koléla. Un conflit ethnique entre les Bembés et les Laris. La guerre de 1997 opposait les milices, cocoye et ninja, d’une alliance Lissouba/Koléla, contre les Cobras de Denis Sassou N’Guesso, l’actuel chef de l’Etat.]].
Lasse de vivre
Très lucide sur sa vie, Yvonne estime avoir eu une vie heureuse. Elle a parfaitement conscience du temps qui passe et commence « à avoir mal dans tout le corps ». Elle confie calmement qu’elle est « fatiguée de vivre » et qu’elle aimerait bien « aller se reposer ». Des personnes de son âge, il n’en restait, à sa connaissance, plus qu’une dans la région. Une femme encore plus âgée qu’elle qui s’est éteinte cette année. Quand elle regarde Didier, le fils que Natacha allaite sous le soleil de 16 heures, elle sait qu’un siècle et trois générations les séparent. Tant d’années.
« Mais pourquoi me pose-t-il toutes ses questions ? » demande-t-elle en me regardant d’un air perplexe. On lui explique puis elle ironise « Ah comme ça, ça lui fera un vrai souvenir du Congo ». Et il est vrai que je ne suis pas prêt d’oublier cet accueil si simple et chaleureux de cette femme à l’âge d’un autre âge.