Le verdict prononcé le 6 juillet dernier par la Cour d’appel de Paris fera date dans l’histoire de la discrimination à l’embauche en France. Pour la première fois, une entreprise, Garnier, filiale de L’Oréal, a été sanctionné à travers l’agence d’intérim qu’elle employait, Ajilon, et sa maison mère Adecco. Samuel Thomas, vice-président de SOS Racisme, revient sur cette décision judiciaire inédite.
La société Garnier, filiale du géant mondial des cosmétiques L’Oréal, son partenaire de communication Ajilon (ex-Districom) et l’entreprise de recrutement par intérim, Adecco, dont elle est la filiale, ont été condamnés pour discrimination « à l’encontre de jeunes femmes d’origine extra-européenne ». Chacune des entreprises doit verser une amende de 30 000 euros et la partie civile, SOS Racisme, devrait recevoir 30 000 euros en dommages intérêts ainsi que 10 000 pour ses frais d’avocat. L’affaire remonte à 2000. L’Oréal, par le biais de la société Adecco et de sa filiale Ajilon, n’entend recruter que des jeunes filles blanches pour la campagne de promotion de la marque Fructis Style. « Jeune, femme, 18/22 ans, BBR, taille 40 maximum », mentionne un fax transmis par Adecco à sa filiale Ajilon et envoyé par une employée de la société à SOS Racisme. Une relaxe en faveur des entreprises incriminées est prononcée en juin 2006, mais SOS Racisme fait appel. L’association a obtenu gain de cause après sept ans de procédure. Samuel Thomas est vice-président de SOS Racisme, chargé du pôle discrimination et du suivi des procès.
Afrik.com : En quoi cette décision de justice est inédite en France ?
Samuel Thomas : C’est une première dans la mesure où la justice à mis a jour et sanctionné un système qui implique aussi bien le client L’Oreal, que l’intermédiaire de l’emploi, Ajilon (ex-Districom), filiale d’Adecco et Adecco, elle-même. Jusqu’ici la justice n’avait condamné que les entreprises sans impliquer les intermédiaires de l’emploi. Dans l’affaire du Moulin Rouge, en 2005, où la firme ne souhaitait pas recruter des serveurs noirs, la Mission locale (structure qui accompagne les jeunes notamment dans leur insertion professionnelle, ndlr), avait accepté de se mettre au service du combat contre la discrimination en nous permettant d’effectuer des testings pour prouver la consigne de discrimination. Il en a été de même dans l’affaire du charcutier de Compiègne qui a été condamné en janvier dernier. L’ANPE (l’Agence nationale pour l’emploi, ndlr) avait aussi témoigné et nous avions réalisé des testings du bureau de l’Agence. Nous avons aussi bénéficié de son appui dans l’affaire du salon de coiffure à Nantes qui ne voulait pas employer une jeune fille d’origine haïtienne. Les agents du service public ont toujours coopéré avec SOS Racisme pour mettre à jour ses affaires de discrimination. Ce n’est pas le cas des entreprises privées, qui régies par des intérêts économiques, acceptent les consignes de discrimination de leurs clients.
Afrik.com : Les juristes de ces entreprises pourront, semble-t-il, mieux défendre leurs points de vue grâce à ce verdict…
Samuel Thomas : Cette décision de justice vient renforcer le pouvoir des juristes face aux commerciaux dans ces structures. Les premiers se voient souvent opposer par les seconds le fait que la loi n’est pas appliquée et que, de toutes les façons, l’entreprise est prête à payer pour éviter un procès dans le cas où un particulier ou la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, ndlr), les épinglerait. De fait la Halde, qui a plaidé le 15 mai dernier pour la relaxe du groupe L’Oréal, pratique ce que l’on appelle l’indemnité transactionnelle. L’entreprise s’acquitte d’une amende pour s’éviter toute poursuite judiciaire et cela se fait en toute discrétion. C’est un message très fort également qui est envoyé à toutes les victimes et aux témoins de pratiques discriminatoires afin qu’ils les dénoncent. Même si la procédure dure sept ans, comme ce fut le cas dans cette affaire, le verdict en vaut la peine dans la mesure où il constitue un coup de massue pour l’image des entreprises concernées. Surtout si elles ont investi des millions en publicité pour prôner leur diversité. L’opinion publique se rend bien compte de la supercherie, du flagrant écart entre leur discours et leur pratique.
Afrik.com : La justice a-t-elle été assez sévère selon vous ?
Samuel Thomas : La peine infligée à ses trois entreprises n’a rien d’exemplaire au vu de leur importance économique. Dans les affaires de discrimination au logement dans lesquelles nous avaons été partie civile, le directeur d’une petite agence se retrouve avec 10 000 euros d’amende et 10 000 euros de dommages et intérêts. L’Oréal, dont les bénéfices sont estimés à 3,7 milliards d’euros, doit seulement s’acquitter de 30 000 euros d’amende et de10 000 euros de dommages et intérêts puisque que chacune des firmes est redevable du tiers de la somme que SOS Racisme doit percevoir au titre des dommages et intérêts. Ces sommes sont dérisoires compte tenu de la richesse de ces entreprises. Elles mettent sur un pied d’égalité une petite agence immobilière et une multinationale. Le verdict est également peu sévère au regard du nombre de personnes qui ont été éventuellement lésées par les 300 offres d’emploi été émises.
Afrik.com : Comment avez-vous pu estimer le nombre de victimes éventuelles ?
Samuel Thomas : Chez Adecco, par exemple, nous avons aussi pu constater qu’en mai la liste proposée par l’entreprise d’intérim pour cette mission comprenait 40% de personnes d’origine extra-européenne. Après la réception du fax incriminé en juillet, ils ne représentaient plus que 4% des effectifs.
Afrik.com : Pour ces entreprises, si les amendes sont dérisoires, le déficit en image qu’elles sont appelées à subir a lui un coût…
Samuel Thomas : Les entreprises qui ont été condamnées communiquent beaucoup pour restaurer leur image. Après le procès en 2006, L’Oréal a dépensé une fortune en spots publicitaires pour vanter les mérites de la diversité en arguant, par exemple, qu’elle employait des Africains dans ses filiales africaines. Ce que j’estime, pour ma part, normal. La diversité statistique n’est en aucun cas la preuve de l’absence de pratiques discriminatoires. Si la condamnation pour discrimination a peu d’impact en France, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis où elle a une réelle incidence économique. Une entreprise qui est condamnée pour discrimination perdra tous ces marchés publics parce que le secteur public n’a pas le droit faire appel à de telles sociétés. Elle perdra aussi des clients qui ont un comportement citoyen et qui ne souhaitent pas associer leur image à une enseigne condamnée pour discrimination. L’année dernière, le groupe Sodexho qui aux Etats-Unis a des contrats avec l’armée américaine – elle nourrit les soldats américains en Irak- à la veille d’un procès où 2 000 Noirs lui reprochaient d’entraver leur évolution au sein de l’entreprise, a versé 60 millions de dollars aux plaignants. La multinationale a préféré prendre les devants pour ne pas risquer de perdre des marchés publics qui représentent 50% de son chiffre d’affaires.
Afrik.com : La loi française dit que la couleur de la peau ne peut être en aucun cas un critère à l’embauche. SOS Racisme dénonce par conséquent les quotas auxquels certaines entreprises ont recours…
_Samuel Thomas : Nous sommes très fiers du principe de la loi française qui doit être appliqué. La pratique des quotas maximum et minimum seraient contraire à ce principe. Des entreprises comme Euro Disney pratiquent, par exemple, ce que l’on appelle un seuil de tolérance. Les Noirs ne doivent pas représenter plus de 20% de leurs effectifs. L’entreprise estime que 5% de la population française est noire, qu’environ 10% de sa clientèle est extra-européenne et que par conséquent, ils sont déjà largement au dessus des normes avec leurs 20%. Les sociétés d’intérim avec lesquelles elles travaillent, comme Adecco, effectuent par conséquent un fichage ethnique pour répondre à cette requête et écarte la moitié des candidats. Car si les Noirs représentent 5% de la population à l’échelle de la France, ils représentent 50% des postulants dans la restauration et dans l’hôtellerie.
Afrik.com : L’usage du terme “BBR” a-t-il constitué une circonstance aggravante ?
Samuel Thomas : Absolument. C’est un terme qui appartient au vocabulaire du Front National. Nous avons mis sur la place publique un terme spécifique aux agences d’intérim. Nous sommes partie civile dans une affaire de discrimination qui sera jugée en novembre prochain dans laquelle la société américaine Daytona est impliquée. La codification que la firme emploie se compose de numéros. 1 pour « Européen », 2 pour » Maghrébin », 3 pour « Africain » et 4 pour « Asiatique ». Nous ne sommes pas certains que le terme “BBR” n’est plus employé dans les agences, mais nous le sommes quant à l’évolution de la terminologie en matière de discrimination.
Afrik.com : Adecco est-elle impliquée dans d’autres affaires dans lesquelles vous êtes partie civile ?
Samuel Thomas : Adecco Restauration est impliquée dans une affaire de fichage ethnique dans les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie. L’entreprise dispose d’un fichier qui a été mis en place en 1996 et que nous avons découvert en février 2001 à la suite d’une perquisition. Le tiers de son personnel est fiché en tant que Noir, avec un code, pour satisfaire les demandes discriminatoires de ses clients. Des clients parmi lesquels on retrouve le ministère français des Affaires étrangères, qui ne voulait recruter que des serveurs blancs, ou Euro Disney qui a recours aux quotas. L’autre affaire concerne Adecco Bruxelles et a été découverte à la même période. L’équivalent belge du terme “BBR” est “BBB”, qui renvoie à une race belge de vaches. En France, on dit que les racistes sont des beaufs, en Belgique, ce sont des bœufs.
Afrik.com : En définitive, qu’est-ce qui va faire jurisprudence ?
Samuel Thomas : La possibilité de faire jouer l’intime conviction des juges qui peuvent condamner le donneur d’ordre à travers l’agence d’intérim.
Afrik.com : Combien de cas de discrimination à l’embauche SOS Racisme traite actuellement ?
Samuel Thomas : Nous traitons plusieurs centaines de cas, mais peu aboutissent par manque de preuves. Trois cents procédures judiciaires sont en cours. Cela ne nous empêche pas de constituer des dossiers et de procéder à des recoupements.