Prenant la place laissée vacante par Henri Troyat, Jean-Christophe Rufin révèle à ceux qui ne l’avaient ni connu ni lu, un homme et un écrivain dont l’itinéraire constitue pour tout homme, créateur ou non, une émouvante et étonnante leçon de vie. Finalement, la France a toujours été la France: terre d’exil pour de nombreux poètes et écrivains, elle est devenue une terre de re-naissance mais très peu une vraie terre d’appartenance intérieure.
Un bonheur peut paraître injuste lorsqu’il n’est pas vécu dans son vrai pays intérieur. Il est difficile de ne pas aimer la France, sa culture et sa langue, s’entend. Mais la France ne se donne pas facilement. Elle est prompte au fouillis. Elle rend toujours les identités fragiles chez nombre de ses élites politiques. Ce sont elles le problème de ce pays si cher au cœur des lettrés. Ce sont ces élites qui font douter de leur pays. Elles tiennent la suspicion en courte laisse. La France profonde est accueillante. A la vérité, les concepts et les notions d’identité nationale sont toujours suspects. Ce temps du monde ne devrait plus commander de tels débats. La France politique met la France hors du temps du monde. Elle la crispe. Elle l’affaiblit. Il est temps de déconstruire le regard de la France sur « l’émigré ». La France a trop stocké de dates limites de péremption face à la nature de sa politique d’immigration. La boue a désormais atteint les étoiles ! Le coup de gueule de Marie Ndiaye, prix Goncourt 2009, participe de cette blessure. Bien sûr, nous aussi de ce côté-ci du monde, devons sortir du piège de l’éternelle victimisation. Nous devons « revenir à des mémoires communes » dans un monde où l’Afrique ne doit plus occuper une place d’emprunt. Il n’y a pas d’avenir pour une nouvelle civilisation sans une circulation des hommes et des savoirs. En lisant le discours de réception de mon ami Rufin, je n’ai pu échapper à cette tentation d’en faire une lecture négro-africaine, comme nous l’enseignait Senghor. C’est alors qu’il m’est apparu – peut-être que je me trompe – que la France est un pays utopique, c’est à dire appartenant à l’imaginaire du monde et non un pays réel pour les poètes et écrivains émigrés qui sont venus l’habiter et l’aimer, ce qui la rend plus belle encore, irrésistible, attirante. Paradoxal mais sans doute vrai ! Quand le nouvel académicien Jean-Christophe Rufin nous raconte Henri Troyat en retraçant au passage ce qu’était la France dans le contexte européen de l’époque, au lendemain de la Grande guerre, il nous décrit une France qui demande des gages à ceux qui la rejoignent. Il ne suffit plus de parler sa langue. L’émigré devient suspect. Et les Russes ne sont pas toujours bien accueillis. Certains voient en eux des réactionnaires, des parasites dont la grande révolution prolétarienne est venue à bout. D’autres, au contraire, apprécient le raffinement de ces élites déchues. La France a-t-elle changé depuis, dans son attitude vis-à-vis de « l’étranger » ? Rufin répond: Mais depuis l’époque de la révolution russe, la relation que la France entretient dans le domaine culturel a bien changé. Dés avant la guerre, notre hégémonie culturelle a été contestée. Après la libération, le mouvement s’accélère. La décolonisation démultiplie et fragmente l’univers francophone. L’effort fait par les Etats-Unis pour soutenir la création et le rayonnement de la culture américaine porte ses fruits. Désormais, l’attraction universelle se fait fortement dans cette direction. La France s’interroge tout particulièrement en ce moment, sur son identité. Nombre d’auteurs d’expression française affichent leur ambition d’investir la langue, de la soumettre à leur culture d’origine, entretenant avec la France un rapport de combat qui prolonge la décolonisation, revendiquant la possibilité d’effectuer d’incessants va-et-vient entre les cultures.
En nous parlant de la vie et de l’œuvre d’Henri Troyat, Rufin nous offre l’occasion qu’il ne faut pas perdre pour s’émerveiller d’un écrivain, émigré russe, qui nous apprend, comme dirait l’autre, que « nous n’avons de chance d’être nous-mêmes que si nous ne répudions aucune part de l’héritage ancestral ». On parlerait d’un écrivain africain, qu’on serait au cœur de la problématique de l’identité culturelle et esthétique, Henri Troyat dont le premier roman fut publié à 23 ans, le prix Goncourt décerné à 28 ans, élu à l’Académie française à 48 ans, ne serait pas Henri Troyat si ses ancêtres n’étaient pas originaires de la bourgade mi-arménienne, mi-circassienne d’Armavir, dans le nord du Caucase, comme nous le raconte Jean-Christophe Rufin. Henri Troyat se nommait en vérité Lev Tarassof, né un 1er novembre de l’an 1911 à Moscou. Sa mère, nous dit-on, est d’origine allemande, arménienne et géorgienne. Fuyant la Russie des « bolchevick », Rufin nous raconte la vie mouvementée des parents bourgeois de l’écrivain déguisés en pauvres, des bijoux cousus dans les poches, prenant des trains qui ne vont nulle part, jusqu’à ce que les fuyards, enfin, foulent le sol de l’Europe sains et saufs. C’est de cet exil que le jeune Lev, plus tard Henri Troyat par la dictature de son éditeur parisien qui trouvait que son nom sonnait trop russe, tirera toute la substance et la fascination de son œuvre future. Rufin, sentencieux, affirme: Henri Troyat a mis sa culture russe au service d’une œuvre française. Il ajoute: Quiconque approche aujourd’hui les sociétés traditionnelles, les peuples premiers se désolent des ravages que cause la modernité. Il n’y a pas de survie sans tradition. Tuer son passé, c’est se priver d’un avenir propre. Ce n’est pas autrement que Sédar nous invitait à cette alchimie de l’enracinement et du métissage. Ce ne sera pas autrement que les poètes et écrivains africains s’affirmeront au monde. C’est de cette manière que les écrivains des Caraïbes d’expression française troublent la littérature mondiale. Le prix Médicis 2009, Dany Lafferière, exilé au Québec, en est une resplendissante preuve. D’ailleurs depuis Césaire, Zavier Orville, Jean Brièrre, Glissant, Depestre, Senghor, la littérature française n’est plus « ce toit tranquille où marchent des colombes ». Un écrivain a besoin de deux outils pour écrire, surtout créer: des vécus et un imaginaire. C’est pour cette raison, entre d’autres, que des émigrés russes, roumains, espagnols, arabes, mauriciens, divers écrivains noirs de toutes les couleurs et transplantés de l’Outre-Mer, ont marqué la littérature française. Certains d’entre eux sont de pures mémoires blessées. Henri Troyat russe quoique français, est de ceux-là. Celui qui fait son éloge aussi et qui le remplace à l’Académie française, quoique de pure souche française, a nourri son esprit et son écriture au contact de mondes pluriels et différents. Son métier de médecin l’a conduit bien loin de son pays. Rufin a une allergie de l’enfermement. Il est un « esprit affamé d’aventures ». Il rêvait d’être le « portier d’autres mondes ». Sa vie est une saga. Ecoutons-le: Mon fils, né d’un premier mariage avec une descendante d’émigrés russes, a été élevé dans les deux langues. Nous l’avons baptisé à Saint-Sérafim-de-Sarov, une petite église russe. C’est d’ailleurs là aussi que mes deux filles ont reçu quinze ans plus tard le même sacrement par les soins d’un prêtre orthodoxe serbe (…) Ma femme…est d’origine éthiopienne (…). Actuellement ambassadeur de France à Dakar, il s’avouait « incapable de s’arrêter à un destin et à un seul ». Il l’a prouvé. Et dire que c’est en terre africaine, au pays de Senghor à qui son dernier livre emprunte son titre: « Un léopard sous le garrot », un vers d’un poème tiré d’« Éthiopiques », que son destin l’a conduit sous la coupole. Notre cher Ousmane Sow finira par sculpter la poignée de son épée. Quel signe ! L’Afrique aura beaucoup donné à Jean-Christophe Rufin ! Yves Pouliquen qui le présente sous la coupole nous apprend que son contact avec le continent commença par une rencontre où il décida de devenir convoyeur de voitures d’occasion. Plus tard, il se retrouvera à Sousse, en Tunisie, comme accoucheur malgré lui dans une vétuste maternité. Proche des femmes musulmanes, dit Pouliquen à Rufin, muettes en votre langue, qui vous émeuvent par leur résignation, leur simplicité, leur abandon (…) elles étaient, dites-vous, ce que j’étais venu chercher: un ailleurs, une différence totale ». Puis ce fut le Soudan, les zones insoumises de l’Erythrée. Et ensuite l’Ethiopie. C’est à partir de tout cela que Rufin « puisera les couleurs et les contours de ses romans ». Yves Pouliquen évoque l’esprit d’indépendance de Rufin: (…) vous maintenez à vos retours en France le contact avec le bureau de Médecins sans frontières, mais vous ne tardez pas à vous opposer bientôt à des engagements qui heurtent votre propre conscience (…) On ne tolère pas votre indépendance et l’on vous exclu. Puis « un intermède philippin décevant ». Beaucoup plus tard, ce sera le Brésil comme conseiller culturel. Après l’Ethiopie, lui dit Pouliquen, c’est le deuxième grand choc culturel de votre vie (…) ici votre mémoire aura retenu l’or de vos futurs récits. Et bien sûr de La Salamandre. Roman qui restera quinze ans dans vos cartons. Puis Sarajevo. Le Rwanda. Des fonctions de diplomate de Jean-christophe Rufin, Yves Pouliquen, dans sa conclusion, laisse la parole à un de ses personnages de roman qui décrit le métier de diplomate: (…) il rendait des visites à un nombre de personnages (…) auxquels il n’avait rien à dire, et dont il ne consentait à rien entendre (…).
Par ordre alphabétique, mes respects l’Académicien !
Amadou Lamine Sall
poète
Lauréat des Grands Prix de l’Académie