La chaîne privée Hannibal TV a été interrompue pendant 3 heures, dimanche, et ses dirigeants arrêtés pour haute trahison. Un signe inquiétant qui, avec d’autres, prouve que la liberté d’expression en Tunisie est un acquis fragile. Une partie de la population manifeste pour que le gouvernement, où siègent nombre de membres de l’ancien parti au pouvoir, démissionne. Mais les appels au calme et à donner une chance à l’équipe du nouveau Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, se multiplient. Le climat demeure tendu dans le pays, tandis que la communication d’Etat est on ne peut plus opaque.
La confusion a régné durant plus de trois heures, dimanche soir, après que la diffusion de la chaîne privée Hannibal TV a été interrompue sans préavis. Un communiqué officiel a suivi : le propriétaire de la chaîne et son fils sont arrêtés et sont sous le coup d’une enquête pour haute trahison ; ils auraient contribué par le biais du média en question à une tentative avortée de contre révolution. A la reprise de la diffusion, le ministre du Développement, Ahmed Néjib Chebbi, intervient en direct pour s’excuser au nom du gouvernement pour « l’erreur technique » qui a suivi les arrestations, et invite l’animateur ainsi que l’équipe de la chaîne à continuer le travail sans peur ni tutelle.
Le secrétaire général du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), Neji Bghouri, joint par téléphone lors de la coupure de la chaîne, se déclare choqué et trouve qu’il s’agit là d’un message très menaçant en direction des journalistes qui pourrait être un signe de retour en arrière. Selon lui, cette suspension soudaine relève tout simplement de la censure. Le communiqué dit que la décision vient de « sources accréditées ». M. Bghouri s’interroge sur l’identité de ces « sources accréditées » et réclame des précisions quant aux accusations graves citées à l’encontre des responsables de la chaîne. Sur les accusations en elles-mêmes, le secrétaire général du SNJT reconnaît que la chaîne avait depuis peu orienté les débats afin que ne soit audible qu’un seul son de cloche, celui favorable à la continuation des contestations pour déchoir le gouvernement – alors que, sur le sujet, la population est divisée en pour et contre. Mais il ne trouve aucunement qu’il s’agit là d’une raison d’agir ainsi. Il entend diffuser un communiqué ce lundi pour dénoncer cette action disproportionnée. Lors de notre conversation, la diffusion d’Hannibal TV a repris et M. Bghouri, interloqué, déclaré que son communiqué serait quand même publié et que le SNJT se chargerait de cette affaire.
Une communication d’Etat opaque
D’autres sources, qui n’ont pas souhaité être citées, parlent d’une décision de l’armée, sans plus de précision. Pour le reste, l’on nous confirme que l’un des dirigeants de la chaîne, Mehdi Nasra, le fils du fondateur, est marié à la nièce de Laila Ben Ali, l’épouse du président déchu. Le communiqué officiel mentionne vaguement ce lien de parenté. Il est à signaler que ces « sources accréditées » très opaques ont fait de nombreuses annonces officielles jamais démenties par le gouvernement et qu’elles s’attribuent beaucoup d’actions. Ainsi, elles ont annoncé le coup de filet conduisant à l’arrestation des 33 membres de la famille présidentielle déchue. Le caractère très officiel attribué aux communiqués diffusés par ces « sources accréditées » – distinctes du coup du gouvernement –, pose la question de l’existence d’un « pouvoir bis » à l’intérieur du pouvoir. S’agirait-il de l’armée ?
Nos sources qui se sont exprimées sous couvert d’anonymat nous parlent aussi d’incohérences relevées, comme cette annonce tombée dimanche : Abdelaziz Ben Dhia (conseiller de Ben Ali) et Abdallah Kallel (président de la chambre des conseillers) sont en résidence surveillée, alors que Abdelwahab Abdallah (autre conseiller de Ben Ali) est recherché. Or, selon nos sources, ce dernier viendrait de parler à certains de ses amis en niant être en fuite et en assurant que les autorités savent où il se trouve. Il aurait fait remarquer que son domicile aurait été entièrement saccagé alors que celui de son homologue Ben Dhia, dans le même quartier, serait resté intact. Même cacophonie au sujet de Mouhamed Ghariani, secrétaire général du RCD, grand dinosaure de l’ancien parti au pouvoir qui n’est pas encore démantelé. N’ayant pas démissionné ni été exclu de la formation politique comme d’autres membres tels que Ben Ali et ses gendres, il se chargerait actuellement des affaires courantes. Et des rumeurs le disent proche des courants islamistes infiltrant le parti.
Le maintien au pouvoir des anciens du RCD critiqué
Le gouvernement transitoire, quand il s’exprime, se veut rassurant et centre les débats sur les réformes en cours bien plus que les dossiers encombrants du pouvoir passé. L’intervention en direct hier soir du ministre Chebbi, pour rectifier le tir et s’excuser, est un signe fort même si la coupure de Hannibal TV est inquiétante. Un autre ministre a rappelé en même temps, sur une autre chaîne, que l’équipe gouvernementale, très décriée, ne représente pas le pays, et qu’en effet elle n’est là que pour préparer l’étape à venir.
Seules les élections accoucheront d’un gouvernement représentatif du peuple. Néanmoins, des mesures significatives ont été prises. Notamment la suppression de la police politique dans les universités et la confirmation de la liberté d’expression, à tous les niveaux de la société. Les médias connaissent une liberté de parole jamais atteinte, qui part parfois dans tous les sens. Et l’on n’a jamais vu autant de ministres à la télévision ! D’autre part, les gestes d’apaisement se multiplient. Parmi eux, l’annonce du remplacement de tous les préfets et sous préfets décriés et la prise en charge immédiate des dossiers par les commissions d’enquêtes. Autant d’annonces qui devraient rassurer ceux qui veulent donner du temps au gouvernement. Mais une autre partie de la population nourrit des doutes vis-à-vis de ce gouvernement voire le rejette. Elle craint un détournement de la révolution des jeunes par des technocrates souvent trois fois plus âgés, dont nombre sont des anciens du RCD. Elle redoute que le temps laissé au gouvernement pour réaliser les réformes attendues serve à installer un nouvel appareil répressif et à faire disparaître des preuves compromettantes pour le pouvoir passé. Sur le net et dans les médias, nombre de citoyens s’inquiètent et alertent sur le fait que des documents compromettants disparaissent ou brûlent. L’on se demande pourquoi il n’y pas eu dès le départ une saisie officielle des archives des administrations sensibles. L’une de nos sources très crédible, occupant un poste à responsabilité à la douane, nous a signalé la destruction de certains documents à l’office de Ben Arous. Et des vidéos sur ce sujet font polémique. Comme celle, par exemple, publiée sur Facebook, d’un sous-préfet qui serait en train de brûler des documents.
Les vieilles méthodes ont la vie dure
D’autre part, le spectre de la censure guette, un communiqué de l’agence officielle TAP publié hier signalait que l’accès à internet restait libre à l’exception des sites portant atteinte aux bonnes mœurs et incitant à la haine. Des internautes ont signalé à Afrik.com la disparition de quelques vidéos partagées concernant la famille Ben Ali ou les snipers. Dans ce même communiqué, un email est fourni pour toute revendication. Afrik.com a écrit à cette adresse mail, mais depuis hier pas de réponse.
Une information d’autant plus inquiétante que les méthodes du ministère de l’Intérieur ne semblent pas changer. Dimanche après-midi, la chaîne nationale a diffusé le témoignage d’un jeune tabassé le 19 janvier dans les locaux dudit ministère lors de son interrogatoire pour avoir formé un groupe sur Facebook contre le couvre feu. Nombre de familles demeurent d’ailleurs dans l’incertitude quant au sort de proches interpellés lors du couvre feu.