Derrière les annonces de gel des avoirs de Mouammar Kadhafi (Libye), Hosni Moubarak (Egypte) et Zine el-Abidine Ben Ali (Tunisie) s’ouvre une lente et difficile démarche de récupération des biens présumément détournés par les dirigeants autoritaires, avec un mince espoir de réussite. En Tunisie, le gouvernement tente d’accélérer le processus par un projet-loi de confiscation.
Espagne, Autriche, France, Royaume-Uni, Canada… Chaque jour s’allonge la liste des pays qui s’engagent à geler les avoirs présumés frauduleux de Mouammar Kadhafi. Mais le guide libyen ne devrait pas se sentir seul bien longtemps, car à en croire les discours volontaristes des dirigeants occidentaux, de nombreux autres dictateurs devraient à leur tour se sentir menacés. Inhabituellement proactive, la Suisse a ainsi bloqué les avoirs du colonel sans attendre l’issue du soulèvement en cours. Après la « loi Duvallier » entrée en vigueur le 1er février dans la Confédération helvétique, le Canada a indiqué mardi préparer une modification législative pour faciliter le gel des avoirs litigieux, suite à une polémique sur la lenteur du gouvernement à réagir en ce sens après la révolution tunisienne. L’ambiance est à la moralisation de la finance internationale. Pourtant, le gel n’est qu’une première étape, et la route est longue pour espérer récupérer les avoirs détournés.
Qu’on en juge : la « loi Duvallier » est ainsi nommée car écrite sur mesure pour la rétrocession des avoirs de l’ancien dictateur haïtien Jean-Claude Duvallier, dit « Baby Doc », tombé en 1986, soit il y a 25 ans… « On confond souvent le gel et la récupération des avoirs », explique Eric Vernier, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste des blanchiments de capitaux[[Auteur de Techniques de blanchiment et moyens de lutte (2e édition), publié en 2008]]. Le blocage des opérations sur les avoirs n’est en effet qu’une première étape. Certains avoirs passent forcément entre les mailles du filet, car dissimulés par des holdings, des sociétés off-shore ou des fonds d’investissement opaques. Mais il n’est par ailleurs pas acquis que les démarches juridiques de récupération des biens détournés aboutissent.
« Tête sous l’eau »
De plus, si la dynamique affichée par les gouvernements occidentaux est positive, les réalités économiques et géopolitiques perdurent. « Il est difficile aujourd’hui de déterminer si la tendance en cours va s’enraciner, sachant bien sûr que Kadhafi ou les chefs d’Etat renversés Zine el-Abidine Ben Ali (Tunisie) et Hosni Moubarak (Egypte) ne sont pas les seuls à avoir détourné des ressources », nuance Maud Perdriel-Vaissière, juriste de l’ONG Sherpa. Associée à l’ONG Transparence International France (TI), Sherpa a déposé fin février une plainte en France contre les membres de la famille Kadhafi afin d’obtenir l’ouverture d’une instruction judiciaire pour accélérer la procédure de gel des avoirs. En janvier, une procédure comparable avait été enclenchée contre les familles de l’ancien président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali et de sa femme Leïla Trabelsi.
Mais Maud Perdriel-Vaissière entend établir une distinction avec un autre combat emblématique de Sherpa et TI, l’affaire des « biens mal acquis » : « La décision de la Cour de cassation de novembre dernier est assez incroyable au niveau du droit et nous ouvre de grandes possibilités [pour des plaintes contre d’autres dirigeants en exercice, ndlr], mais il ne s’agit pas du même cadre ». En effet, contrairement à Ali Bongo (Gabon), Denis Sassou-Nguesso (Congo) ou Teodoro Obiang Nguema (Guinée équatoriale), « Ben Ali n’est plus au pouvoir, et si Kadhafi est encore formellement en poste, il n’est plus considéré comme tel par la communauté internationale », précise-t-elle.
Eric Vernier se veut plus direct : « Bien entendu, Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et consorts ont été repérés par Tracfin depuis longtemps. Mais le service français anti-blanchiment ne fait ce qui est obligatoire que quand les gens ont la tête sous l’eau ». Autrement dit, les « pincettes » sont de rigueur tant que les dictateurs ne mettent pas un genou à terre. Obiang risque par exemple de pouvoir offrir d’autres yachts à 380 millions de dollars à son fils, comme révélé le 28 février par l’ONG Global Witness, avant d’être peut-être un jour véritablement inquiété. A ce titre, même s’il ne souhaite pas que cela se produise, Eric Vernier s’interroge d’ailleurs sur ce qui se passerait quant aux avoirs détournés par Kadhafi si ce dernier venait à reprendre la main et écraser ses opposants. On imagine sans peine le grand-écart diplomatique.
Fatalisme
Selon certaines estimations, Ben Ali aurait détourné 5 milliards de dollars (3,6 milliards d’euros), Moubarak aurait amassé pas moins de 70 milliards de dollars (50,5 milliards d’euros) et Kadhafi serait assis sur pas moins de 100 milliards de dollars (72,2 milliards d’euros). De quoi faire tourner la tête, surtout quand on sait que la fortune du Mexicain Carlos Slim Helu, l’homme le plus riche du monde, était estimée en 2010 à 53,3 milliards de dollars (38,5 milliards d’euros). « Il y a beaucoup de fantasme, nuance d’emblée Eric Vernier, et les sommes sont parfois surévaluées par l’opposition ou certaines ONG ». Mais il ne s’agit pas pour autant d’estimations au doigt mouillé, celles-ci se basent en général sur des appréciations chiffrées doublées de recoupages, en posant par exemple que 10% des revenus pétroliers sont détournés.
La Tunisie et l’Egypte, ainsi peut-être que la Libye, aurait donc des milliards à portée de main. Ou presque puisque, selon Eric Vernier, « les peuples n’ont jamais récupéré que très peu des sommes détournées ». Quant au resserrement affiché des législations en Occident, il ne saurait avoir de grande influence : « L’argent sera placé ailleurs, de toute manière, expose Eric Vernier d’un ton fataliste, et s’il est bien caché, il profitera aux proches et à la famille ».
Reste alors pour certains à agir de façon plus radicale. En Tunisie, le gouvernement provisoire a adopté vendredi le projet-loi portant sur la confiscation sans compensation ni décision judiciaire préalable des biens de 110 proches du régime acquis après le 7 novembre 1987, date du coup d’État médical de Zine el-Abidine Ben Ali. L’affairisme du clan Ben Ali-Trabelsi ne fait de secret pour personne et l’application de cette décision devrait modifier profondément l’économie tunisienne. L’Etat se retrouvera par exemple momentanément en position dominante dans le secteur des télécommunications, comme le note African Manager.
« Le régime qui suit une dictature cherche toujours, et souvent à raison, à récupérer le maximum des fonds détournés, décrypte Eric Vernier, et L’Etat peut tout faire, tant qu’il s’agit de sociétés de droit tunisien ». Les sociétés de droit étranger seront par contre naturellement plus compliquées à récupérer. Quant aux investisseurs étrangers eux-mêmes, « s’il y a blanchiment, alors tous les actionnaires peuvent être poursuivis, reprend Eric Vernier. Ce n’est pas un hasard si certains en France n’avaient pas intérêt à ce que Ben Ali quitte le pouvoir… »
(Photo : epSos.de/Flickr/Creative Commons)