
Il est utile de rappeler l’histoire des peuples juifs, des humains, génératrice circonstanciellement, depuis l’antiquité, de génies philosophiques, littéraires, scientifiques, artistiques, de multiples œuvres enrichissant de manière exceptionnelle le patrimoine de l’humanité. Le destin des séfarades est ponctué de litanies douloureuses de persécutions, de discriminations, de marginalisations, d’exclusions, de proscriptions, de relégations, d’expropriations, de déportations, d’épurations, d’éradications, d’exterminations dans les sociétés occidentales. Le Maroc fait figure d’exception.
En dehors de troubles épisodiques, terribles, en lien avec les guerres tribales, les crises de succession, les abus de pouvoir, juifs et musulmans vivent en symbiose selon la formule de Haïm Zafrani. Ils cohabitent dans les quartiers populaires. Ils partagent les fêtes familiales, les musiques traditionnelles, les coutumes locales, les solidarités quotidiennes. Les mellahs des grandes villes, espaces autogestionnaires, avec leur ardeur artisanale, leur effervescence commerciale, leurs bijouteries attractives, leurs consultations occultes sont ouverts aux chalands en quête de bonnes affaires.
Les Séfarades.
Originairement, les séfarades sont les juifs expulsés d’Espagne et du Portugal à la fin du XVe siècle, après la prise de Grenade par les chrétiens. Le mot séfarade est un hapax : il n’apparaît qu’une seule fois dans la Bible, dans la phrase « Les déportés de Jérusalem qui sont en Séfarad ». Séfarad désigne ici Sardes, ancienne ville d’Asie mineure, capitale de la Lydie sur la rivière Pactole, ancien royaume de Crésus — des mots entrés dans la langue française avec des expressions familières qui signifient l’opulence. Dans la langue hébraïque du Moyen Âge, séfarade désigne les juifs de la péninsule Ibérique et, par extension, les juifs du Maghreb et du Moyen-Orient qui partagent les mêmes rites.
L’époque andalouse constitue un âge d’or pour l’épanouissement, dans l’interculturalité, des lettres, des arts et des sciences, où les juifs prennent une part active. Ainsi Moïse ibn Ezra (1058–1138), poète, philosophe, rabbin, auteur d’une œuvre poétique, profane et religieuse, du Jardin de la métaphore en arabe, un classique de la philosophie médiévale. Ainsi Salomon ibn Gabirol (1021–1058), poète, philosophe, théologien, rabbin, adepte du néoplatonisme, influenceur des scolasticiens chrétiens, notamment Albert le Grand et son élève Thomas d’Aquin. Salomon ibn Gabirol soutient l’incognoscibilité de Dieu : « Connaître l’essence première sans les créatures qu’elle a produites relève de l’impossible. Ce qui est possible, c’est de l’appréhender, mais uniquement par les œuvres qu’elle a produites » (Salomon ibn Gabirol, Le Livre de la Source de vie, traduction française, éditions Hermann, 1992).
Moïse Maïmonide.
Ainsi Moshe ibn Maïmon, Moïse Maïmonide (1138–1204), philosophe, métaphysicien, astronome, médecin, théologien, rabbin, talmudiste, auteur du Mishné Torah, l’un des plus importants codes de loi juive. Il entreprend, comme son alter ego musulman Ibn Rochd, Averroès (1126–1198), de concilier la révélation des livres sacrés et la vérité scientifique représentée par le système aristotélicien. Thomas d’Aquin surnomme Moïse Maïmonide « l’Aigle de la synagogue ». Il existe deux lectures de la philosophie maïmonidienne : la première la considère comme une synthèse du judaïsme et de l’aristotélisme, la seconde voit l’aristotélisme comme vérité et le judaïsme comme allégorie. « Il n’y a aucun moyen de percevoir Dieu autrement que par ses œuvres. Ce sont ses œuvres qui indiquent son existence. Il faut donc nécessairement examiner les êtres dans leur réalité afin que chaque domaine de la science puisse fournir des principes vrais et certains fondateurs des recherches métaphysiques » (Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés, traduction française, éditions Verdier, 1983). Objet de discorde pendant des siècles, la philosophie de Moïse Maïmonide apparaît aujourd’hui comme une pensée vivante et régénérante.
La vie de Moïse Maïmonide est emblématique des destinées séfarades. Le philosophe vit cinq ans à Fès, de 1160 à 1165, où il rédige ses traités majeurs en arabe. La vieille maison est toujours nichée au cœur de la vieille ville, dédale de venelles plantées d’échoppes pittoresques. La façade présente, sous alignement de petites corniches, l’horloge Bouinaniyya. « C’est la Magana, l’horloge mécanique dont on perçoit encore sur la rue les treize timbres en bronze, pareils à des cuvettes, posés chacun sur un support mécanique, à quelques mètres au-dessous de consoles de bois également sculptées » (Alfred Bel, Inscriptions arabes de Fès, Journal asiatique, juillet 1918). « Au premier étage de cet édifice du XIIe siècle, une rangée de treize consoles fixées dans le mur et qui supportent treize vases en bronze. Il n’y a aucune explication satisfaisante de la signification de ces treize coupes. Une énigme archéologique » (Édouard Montet, La Maison aux treize coupes à Fès, Bulletin de la Société de géographie de l’Afrique du Nord, 1923). La fonction principale de cette mécanique est d’indiquer l’heure, égale au douzième de l’intervalle de temps entre le lever et le coucher du soleil, quelle que soit la saison. Une heure en usage dans le monde gréco-romain, utilisée jusqu’au XIXe siècle dans la sphère arabo-musulmane.

Techniquement, une interface sonore et visuelle, actionnée par des cymbales et des volets. À la fin de chaque heure, une boule en bronze tombe dans la cymbale correspondante. Le volet qui lui correspond s’ouvre. La première cymbale à droite n’a pas de volet. Elle indique seulement le démarrage de la journée et plus exactement le sobh, l’aube, l’heure zéro. L’énergie est assurée par un moteur hydraulique manié avec des cordes, des poulies et des contrepoids. La régulation est astronomique à tympan. Des techniques transmises par les Arabes, créées par l’ingénieur Ctésibios d’Alexandrie du troisième siècle avant l’ère chrétienne, fondateur de l’école des mécaniciens grecs, inventeur de l’horloge à eau (clepsydre), de l’horloge musicale, de l’orgue, du piston, du clavier, de la soupape… La légende raconte que l’horloge de Fès a été mise en mouvement par un magicien surdoué. Un autre magicien juif, au pouvoir supérieur — qui ne serait autre que Moïse lui-même — décide de l’arrêter définitivement quand il est contraint d’abandonner sa retraite marocaine et de s’exiler en Égypte. « Je quitte cet asile où le temps ne court plus », écrit-il.
Il existe une autre version qui fait remonter la construction de l’horloge Bouinaniyya, en concordance avec le nom du créateur, au milieu du quinzième siècle, soit trois siècles après le séjour de Moïse Maïmonide, qui a probablement habité une demeure mitoyenne de la Maison aux horloges. « Abou Inan fait construire une magana avec des coupes et des écuelles de cuivre jaune, en face de sa nouvelle médersa au Souq el Qaçr. Pour marquer chaque heure, un poids tombe dans une coupe, suscitant l’ouverture d’ fenêtre. Ce ouvrage est finalisé en 1357 par l’astronome Abou el Hasan Ali Ben Ahmed el Tlemçani ». (Abou Al Hassan el-Jaznai, Zahrat el-As, La Fleur du myrte, traduction française par Alfred Bel, 1923). La véracité de la légende, quand elle imprime l’histoire, vaut, après tout, l’authenticité sélective des chroniqueurs de l’époque. Lire utilement : Roger Le Tourneau, Fès avant le Protectorat, éditions Publications des Hautes Etudes Marocaines, 1949.
Les juifs fassis étaient 16 000 en 1950. Ils ne sont plus qu’une centaine de retraités.
S’accumulent dans la maison attribuée à Moïse Maïmonide des reliques issues de la grande synagogue, des écoles religieuses, des chandeliers, des mezouzahs, des torahs, des pièces de plusieurs siècles ignorées des muséographes.
Tout est figé dans le temps.
La maison d’Harambam, d’Harabino Moshé ben Maïmon, de Maïmonide, désignée par les locaux par des noms divers, promise au rang de marabout, est vénérée par les juifs et les musulmans.
Le musée de la culture juive de Fès, symbole de fraternité, s’installe au cœur de la médina.
Les juifs marocains.
Les juifs marocains sont descendants des tobashims, tribus berbères judaïsées aux temps des Phéniciens et des Romains, et des magorashims, exilés de la péninsule ibérique après la Reconquista. La majorité de ces juifs sont des artisans, des boutiquiers, des agriculteurs dans les montagnes de l’Atlas.
Des commerçants, des médecins, des lettrés, des tordjmans, des interprètes, des traducteurs, des conseillers occupent des postes prestigieux auprès des califes almoravides, almohades, mérinides, des sultans alaouites.
Les juifs marocains sont marocains avant d’être juifs.
Dans tous les secteurs sociétaux, juifs et musulmans cohabitent, semblables et différents, toujours complémentaires.
La masse juive, réduite à la misère par l’industrialisation, s’occidentalise progressivement par l’intermédiaire de l’Alliance Israélite Universelle, redoutable machine d’intégration coloniale.
Les juifs, rescapés de la terreur vichyste grâce à la protection royale, se schizophrénisent entre ancestralité marocaine, attraction française et sirènes sionistes.
Des intellectuels juifs, comme Simon Lévy, Albert Fasson, Abraham Serfaty, Haïm Zafrani, Edmond Amran El Maleh, s’engagent, a contrario, au sein du parti de l’Istiqlal, du Parti communiste, dans la lutte contre le colonialisme.

Aux lendemains de l’indépendance, les juifs jouent, pendant deux ans, un rôle de premier plan dans la construction du nouveau Maroc, avant que l’exode ne les disperse dans le monde.
Le médecin Léon Benzaquen est nommé ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones.
Serge Berdugo, ancien ministre du Tourisme, est aujourd’hui ambassadeur itinérant du Roi.
Les juifs marocains, immigrés à l’étranger, brillants hommes d’affaires et banquiers comme Yariv Elbaz, les frères Michael et Yoel Zaoui, demeurent des intercesseurs discrets et performants du Royaume.
Les juifs de double nationalité, essaimant sur tous les rivages, immergés dans les cercles influents, brandissent leur passeport marocain comme une mascotte sacrée.
Chaque année, 50 000 juifs reviennent en pèlerinage au Maroc.
« Après l’indépendance du Maroc, nous avons créé un mouvement appelé Al Wifaq, L’Entente, pour retrouver un terrain commun à l’ensemble des populations, juives et musulmanes. C’était une urgence, car le protectorat a tenté de gommer tout ce qui pouvait rassembler les différentes composantes de la nation marocaine. Pour l’historien, la connivence entre juifs et musulmans est un fait notoire. Elle s’est développée dès l’avènement de l’Islam, surtout avec l’Âge d’Or de la civilisation arabe aussi bien en Orient qu’au Maghreb et en Andalousie. Cet Âge d’Or a duré du huitième au quinzième siècle, des Omeyades à l’édit d’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. L’exemple de pèlerin du monde judéo-arabe est le savant juif cordouan Moïse Maïmonide. Il est l’émanation d’une société, d’une civilisation et d’une culture symbiotiques. Ses maîtres arabes lui apprennent l’histoire naturelle, la médecine et la philosophie. À cette époque, on échange en même temps les marchandises et les idées. Les juifs sont les courtiers de la civilisation arabo-musulmane. Ils ont une connaissance parfaite des langues hébraïque, arabe et romane, de l’espagnol, du provençal et du latin. Ils étaient porteurs des sciences et des cultures médiévales. La coexistence entre juifs et musulmans est pacifique et fructueuse, sauf pendant les périodes de passions et de violences qui marquent les interrègnes, les révolutions de palais, les grands bouleversements dynastiques. Ces crises cycliques sont effectivement jalonnées de massacres, de pillages frappant des populations innocentes, juives et musulmanes. Les juifs paient le tribut le plus lourd. Ils se voient en outre forcés à la conversion ou à l’exil quand les troubles politiques se compliquent de guerre de religion, comme c’est le cas à l’époque almohade. Mais demeure toujours la symbiose réalisée dans la poésie. C’est par la poésie que les juifs restaurent la langue hébraïque. La métrique arabe est adaptée au prix parfois de quelques aménagements. Sur le plan philosophique, les maîtres musulmans enseignent aux disciples juifs et réciproquement. Moïse Maimonide, par exemple, donne des cours d’anatomie à l’université islamique de Fès, la Quaraouiyine. Contrairement au monde chrétien de l’époque, dans la civilisation judéo-arabe, l’artisan et l’homme d’affaires peuvent être des lettrés d’un haut niveau, des philosophes et des sages. Les juifs sont, par ailleurs, les gardiens des traditions musicales, andalouses et maghrébines. Lorsqu’un sultan musulman veut appliquer la loi dans toute sa rigueur, il interdit la musique andalouse. Cette musique se réfugie alors dans les mellahs. La littérature orale permet une communication permanente, un syncrétisme des croyances populaires. L’exode des années cinquante et soixante a été une savante exploitation d’une peur étrange. Mes premières enquêtes ont lieu la veille de l’émigration des communautés juives bimillénaires, des berbérophones et arabophones de l’Atlas et du Sud marocain. J’assiste, à cette occasion, à quelque chose d’ahurissant, le départ, en l’espace d’une nuit, de communautés entières. Ces communautés, du fait de leur foi, de leur atavisme sont préparées psychologiquement et religieusement à l’avènement du Messie. Elles croient probablement que le Messie est arrivé. Elles partent en Terre sainte. Il y a aussi une sorte d’appréhension du lendemain, la peur d’une révolution, comme la révolution irakienne ou nassérienne. Les juifs marocains craignent des événements similaires, une crainte entretenue, instrumentalisée par certains milieux. Mon histoire est différente. J’ai vécu dans le voisinage d’une famille musulmane. Ma mère et ma grand-mère passaient avec leurs amies musulmanes de longues veillées. J’ai eu par ailleurs, des responsabilités dans l’enseignement de l’arabe, dans la Ligue contre l’analphabétisme, au lendemain de l’indépendance. J’ai fait partie de la commission royale de la réforme de l’enseignement. J’ai moi-même participé à la formation d’enseignants. J’ai aussi travaillé à la reconversion de l’enseignement israélite qui était rattaché, jusque-là, à l’enseignement européen où la langue arabe était absente. Tout cela prouve qu’en tant que juif, je me suis toujours senti proche de mes compatriotes musulmans. Les juifs et les musulmans dans certains pèlerinages, dans certains moussems, vénèrent les mêmes marabouts. Ainsi, par exemple, le saint de Tamast, dans la vallée du Souss, est un juif. Les juifs et les musulmans encensent pareillement sa tombe. Dans le cimetière de Talborjt à Agadir, le saint juif Khelifa Ibn Malka est enterré à côté de Lalla Sefia, sainte musulmane. Les deux saints font l’objet de la même adulation » (Haïm Zafrani, Entretien, Le Monde, 31 octobre 1977). Qui, mieux que Haïm Zafrani, peut clarifier aussi limpidement l’histoire des juifs marocains ? Les juifs marocains, berbères judaïsés à l’époque phénicienne, n’ont rien à voir avec le Moyen Orient. Ils se sont, à travers les âges, une judaïté propre, un patrimoine spirituel, philosophique, littéraire, artistique singulier, substantielle, à part entière, de la culture marocaine.
Le Maroc rénove à tour de bras des dizaines de synagogues, de cimetières, de sanctuaires. Le vieux quartier juif de Marrakech, à deux pas du souk aux épices, également restauré, récupère son nom de mellah. Les ruelles retrouvent leurs plaques en hébreu. La synagogue Lazama, faute de fidèles, accueille les touristes. Le lieu de culte remonte à la fin du quinzième siècle. La synagogue des exilés, désertée depuis l’expatriation massive de ses pratiquants, retrouve sa vocation mémorielle. Les petites classes destinées aux élèves juifs descendus des montagnes pour s’initier à la Torah se transforment en petit musée où des photographies déteintes rappellent l’histoire d’une communauté dispersée aux quatre coins de la planète. Le Maroc compte 300 000 juifs dans les années cinquante. Il est saigné à blanc par l’une des expatriations massives les plus hallucinantes de l’histoire. Beaucoup de juifs marocains, aujourd’hui, indéfectiblement attachés à leur terre ancestrale, revisitent leurs racines.
Dès l’Antiquité, le site d’Amagdoul ou Mogador, devenu Essaouira, avec ses gisements de fer et ses ateliers fabriquant la pourpre, attise la convoitise des navigateurs phéniciens, grecs et romains. Des juifs seraient venus avec ces explorateurs dans le village de Diabat, à proximité de la ville actuelle. La communauté juive d’Essaouira, aujourd’hui dispersée, a connu, pendant les deux siècles de son épanouissement, une constante mobilité. Les dix premières familles juives, cœurs battants du commerce, gratifiées de privilèges spéciaux, s’établissent en 1764 à la demande du sultan Sidi Mohammed ben Abdallah, édificateur de la cité, sur les conseils de Samuel Sumbal, ministre des Affaires étrangères, tombé plus tard en disgrâce, mort empoisonné à Tanger.
« La ville d’Essaouira devient rapidement le port maritime le plus actif. Des marchands européens, musulmans, juifs y construisent des maisons, attirés par les droits avantageux de douane » (Daniel Schroeter, The Sultan’s Jew, Morocco and the Sephardi World, éditions Stanford University Press, 2002).
La correspondance du consul général Louis Chénier, chargé d’affaires de la France au Maroc entre 1767 et 1782, est précieuse pour comprendre la situation marocaine sous le règne de Sidi Mohammed ben Abdellah. Au XVIIIème siècle, le commerce entre la France et les ports marocains se réduit à peu près aux échanges suivants : le Maroc achète aux négociants français des toiles de lin de Bretagne et autres, quelques balles de soie pour les fabriques de Fez, du coton brut, de la mercerie, des draps, des papiers grossiers, un peu de sucre et de café, du soufre enfin, vendu directement au sultan, qui s’en réserve le monopole. Les navires français chargent, en échange, de la laine brute, de l’huile, du crin, de la cire. La masse des importations dépasse sensiblement celle des exportations, de sorte que les commerçants français doivent faire la balance, non pas en monnaie française, mais en piastres d’Espagne, ou encore par le transport des produits étrangers, comme le fer de Biscaye. Chénier estime cependant que le commerce français n’est pas au Maroc un commerce passif, puisqu’on en retire, dit-il, « des matières propres à alimenter nos manufactures, ce qui permet de nouvelles occasions de réexportation et d’échanges ».
Louis Chénier décrit ainsi le sultan Mohammed ben Abdellah dans son mémoire du 15 février 1777 : « L’empereur régnant, âgé d’environ 63 ans, est né avec un jugement solide et avec des dispositions à acquérir des connaissances, s’il en a l’occasion. Son père l’envoie à La Mecque, jeune, pour lui faire mériter la vénération des peuples en conformité avec la tradition du Prophète. Mais, toutes les qualités de ce prince et toutes les perfections qui peuvent concourir à sa gloire et au bonheur de ses sujets, sont obscurcies par une avidité insatiable, qui détruit chez lui les principes de toute justice, rend ses peuples malheureux et trouble son repos. Ce prince ayant, du vivant de son père, le gouvernement de Safi, où se regroupent des négociants de toutes les nations, prend des idées rapides, des connaissances générales et bien imparfaites, des images de l’Europe concernant une sorte d’administration, la discipline militaire, la navigation, le commerce, les impôts, etc., idées que le défaut de principes, le pouvoir des préjugés et une habitude prédominante des usages opposés ne permettent pas de mettre en pratique ni d’en faire une juste application. Ce prince en adapte quelques faibles manières au gouvernement de ses États, autant qu’elles sont conciliables avec les convenances de sa passion dominante, avec cet esprit d’intérêt, qui détermine ses résolutions et fait la base de son système. L’empereur régnant, à la vérité, ne souille pas son trône du sang de ses sujets, comme l’ont fait ses aïeux, du temps où cette cruauté pouvait peut-être devenir nécessaire. Mais, occupé du désir d’amonceler des richesses dans ses trésors, son pouvoir absolu lui en rend tous les moyens praticables légitimes, tantôt par des impositions forcées sur les provinces, sur les productions des terres, sur les douanes, et plus fréquemment encore par des amendes pécuniaires sur les particuliers, sous le moindre prétexte, pour soupçon ou accusation fondée, par le vol même. Par ce renversement de l’ordre des choses, la probité n’a aucun asile assuré. Le crime mis à prix trouve une sorte d’encouragement dans sa peine. Ce qui entraîne la dissolution dans les mœurs de la nation et toutes les misères qui en sont la suite. Ce prince, capable de quelque résolution, manifeste du courage à l’occasion. Mais, on peut être trompé dans les apparences. Il est des gouvernements qui, par leur nature, exigent et inspirent une sorte de vigueur, que l’oppression des sujets fait encore éclater davantage. Ce n’est pourtant point la valeur ni la fermeté. Ce n’est pas cette élévation d’âme qui tient au caractère. C’est une bravoure artificielle, qui disparaît au moindre travers, qui s’anéantit avec l’âge. Les passions qui avilissent l’âme ne sont point celles des héros. Elles sont incompatibles avec la véritable grandeur » (Journal du Consulat général de France au Maroc (1767-1785), texte publié par Charles Penz, Casablanca, 1945).
On comprend aisément les arrière-pensées coloniales qui président à l’édition de cet ouvrage. Il n’en reste pas moins un témoignage de première main, contredisant les préjugés d’enfermement et d’isolement accolés à l’Empire Chérifien.
Le patrimoine juif marocain renaît de ses ruines. Essaouira, réconciliée avec son passé, abrite désormais la synagogue Slat Attia, la maison de la mémoire et de l’histoire Bayt Dakira et le Centre international de recherche Haïm et Célia Zafrani. Le Musée du judaïsme marocain de Casablanca, pensé et concrétisé par Simon Lévy (1934-2011), voit le jour dans le quartier de l’Oasis en 1997. L’établissement expose des objets de culte, des habits traditionnels, des bijoux, des broderies, des enregistrements musicaux, des livres, des calligraphies, preuves matérielles d’une vie sociale et culturelle judaïque singulière de deux mille cinq cents ans, attachée au rite séfarade avec ses musiques liturgiques, ses fêtes, des célébrations, son culte des saints, ses légendes, ses superstitions, ses pratiques magiques, ses sorcelleries, ses exorcisations, ses divinations, ses fascinations.
En 2019, le chanteur d’opéra David Serero, originaire de Fès, fait don au musée de sa collection d’art Judaica. Il déclare : « C’est au Maroc que cette collection revient naturellement. Mes grands-parents ont quitté le Maroc, mais le Maroc ne les a jamais quittés. Je suis reconnaissant envers mon père qui nous a toujours élevés dans la culture marocaine. Dédier cette collection à mes grands-parents leur permet de revenir au Maroc par la grande porte ». L’arrière-grand-père de David Serero était le grand rabbin du Maroc Haïm David Serero (1883–1967). Le musée hérite également de ses archives. Le nouveau musée de la culture juive de Fès s’installe au cœur de médina.
La synagogue Ettedgui de Casablanca est rénovée. Elle jouxte le musée adjacent d’El Mellah. Le mellah n’est pas le ghetto. Pour mettre fin aux conflits récurrents entre musulmans, juifs et convertis à Fès, ces derniers sont regroupés au XIVème siècle sur un terrain ayant servi auparavant de dépôt de sel. Melh en arabe, melha en marocain dialectal signifient sel. Mellah est une déclinaison de sel. Jusqu’au XVIIIème siècle, mellah désigne tout quartier administrativement autonome, autogéré, juif ou musulman. La capitale économique compte actuellement 3 000 juifs environ, plusieurs restaurants cashers. Le musée de la culture juive de Fès, symbole de fraternité, s’installe au cœur de médina.
L’histoire des juifs berbères s’enracine dans les villages atlastiques et les kasbahs du désert. Akka, petite ville de la province de Tata dans la région de Souss-Massa, en plein Sahara, voit surgir un musée juif à l’initiative d’un gardien de la mémoire musulman, Ibrahim Nouhi, collectionneur de correspondances, de manuscrits, d’archives témoins des relations fraternelles des juifs et des musulmans dans sa ville.
Un autre petit musée juif à Goulmima, oasis agricole dans le Tafilalt, réunit des portes anciennes du mellah, des soufflets, des épistolaires, des grimoires. Goulmima, réputée pour ses villages fortifiés, ses géomorphosites, traversée en 1884 par l’explorateur Charles de Foucault et son guide, le rabbin marocain Mardochée Aby Serour, natif d’Akka. Les deux explorateurs, pour passer inaperçus, vivent comme des pauvres, mangent casher dans les familles hospitalières, fréquentent les synagogues, respectent le shabbat. Un jour, les trois cavaliers engagés pour les escorter les dévalisent, sauf de leurs carnets et de leurs instruments de mesure. Les deux voyageurs se réfugient auprès d’une communauté juive qui leur offre le gîte, la nourriture et la protection.
La Constitution du 11 juillet 2011 consacre la diversité culturelle marocaine « forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe, saharo-hassanie, hébraïque, andalouse, nourrie et enrichie de ses affluents africains et méditerranéens. La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogues pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures du monde ».
La redécouverte du patrimoine judaïque bimillénaire est une prise de conscience décisive de la pluralité culturelle marocaine.
En novembre 2022, sont inaugurées une synagogue et une mosquée attenantes à l’université Mohammed VI Polytechnique de Benguerir. La synagogue, baptisée Beit Allah, La Maison de Dieu, est à la fois un lieu de prières, de conférences et de rassemblements. La réalisation est le fruit d’un partenariat de l’association musulmane Mimouna et de la Fédération séfarade américaine.
La Mimouna est une fête populaire observée depuis trois siècles par les juifs maghrébins après le dernier jour de Pessa’h, la Pâque juive, à laquelle sont souvent associés les voisins musulmans. La première prière a rassemblé des juifs marrakchis et fassis, et des étudiants musulmans.
En dix ans, 167 cimetières et 20 synagogues ont été restaurés au Maroc.
Les publications érudites de Haïm Zafrani jouent, sans conteste, un rôle primordial dans cette réappropriation culturelle.
L’université Mohammed V de Rabat se prévaut depuis les années quatre-vingt-dix d’un groupe de recherche sur le judaïsme marocain animé, entre autres, par des professeurs musulmans formés par Haïm Zafrani dans le Département de langue hébraïque et de civilisation juive de l’université Paris-VIII qu’il avait créé.
D’autres centres culturels, d’autres établissements scolaires sont d’ores et déjà programmés. Il ne s’agit plus seulement de préserver, de pérenniser la culture judéo-marocaine comme patrimoine inaliénable, il s’agit de féconder le futur de ses ressources créatives.