Appréhender l’histoire de la décolonisation française sans idée préconçue, c’est découvrir la trajectoire d’un pays qui se désagrégea par refus du métissage et appât du gain.
Ou, si l’on préfère, qui mourut du refus de la métropole d’accorder l’égalité politique réelle aux populations d’outre-mer, et préféra s’en débarrasser. Pareil état de fait devrait scandaliser tout esprit républicain attaché à l’expression démocratique, en particulier tout esprit de gauche. Or il n’en est rien. Pourquoi ? C’est qu’il est difficile, voire impossible pour beaucoup de nos contemporains, d’envisager les choses sous cet angle. L’origine de la difficulté, ou plutôt du blocage, sont multiples. Nous essaierons de les envisager une à une, malgré leurs entrelacements.
Parmi l’éventail des leurres qui brouillent le jugement sur la décolonisation, il en est un crucial : le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Celui-ci permit à la fois de justifier et de maquiller en victoire démocratique et humaniste inscrite dans « le sens de l’Histoire », ce qui fut en réalité un dégagement répondant à des considérations raciales, civilisationnelles et financières.
La dimension populaire et démocratique, voire spontanée, de la « marche des peuples vers l’indépendance » fut la grande raison toujours invoquée pour justifier, parfois en toute bonne foi, un processus qui consista fondamentalement en la mise à l’écart et à la neutralisation démocratique des populations africaines, leur assujettissement et la vassalisation de leurs Etats, enfin la mise en coupe réglée de leurs territoires.
Or au-delà des affirmations et des slogans, qu’en fut-il concrètement du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » ?
A travers tout le domaine ultramarin de la France, seuls deux territoires firent l’objet d’un référendum d’autodétermination sur la question de la sécession : le petit comptoir de l’Inde Chandernagor en 1949, et l’Algérie en 1962. Dans les deux cas, les référendums furent organisés dans des territoires déjà investis, depuis plusieurs mois, par les troupes « adverses », avec le consentement des autorités françaises. Les résultats en portent les stigmates : 99% de OUI à Chandernagor pour la sortie de l’Union française en 1949, 99,72% de OUI en Algérie en 1962 pour l’indépendance. Partout ailleurs, de l’Indochine à l’Afrique en passant par les quatre autres comptoirs de l’Inde française, aucun référendum ne fut organisé. Tous les territoires accédèrent à l’indépendance sans que les populations soient consultées. En d’autres termes, la Constitution, qui exigeait que les populations se prononcent, fut chaque fois contournée, transgressée ou violée.
A examiner les faits de plus près encore, c’est-à-dire en allant se faufiler dans les coulisses du pouvoir, là où l’on parle sans souci des micros et de leurs fâcheux échos, ce que permet en particulier le trop méconnu C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte (Fayard, 1994), on découvre que l’indépendance fut imposée par le gouvernement métropolitain dans des conditions antidémocratiques, au gré de considérations civilisationnelles (notamment religieuses, l’Islam étant perçu comme un extrême danger), raciales, et enfin financières.
Car bien davantage que l’indépendance, ce que réclamaient les Ultramarins, c’était l’égalité. Tel était le grand problème. A Paris, chacun le savait et feignait de ne pas s’en apercevoir. Bien entendu, face aux journalistes sagement assis en conférence de presse, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », bien que perpétuellement bafoué, servait de justification autant que de paravent…
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Il n’est pas si banal, dans l’histoire du monde, de voir un pays abandonner volontairement des territoires et des populations. A fortiori quand ceux-là représentent plus des neuf dixièmes de sa superficie totale, et quand celles-ci représentent les trois quarts de sa population totale – et à terme encore davantage.
Ce processus étonnant – et majeur, puisqu’il concerna l’une des principales puissances d’Europe et la moitié d’un continent, l’Afrique – put avoir lieu à condition que se conjuguent de puissants facteurs. On sait, en particulier, le rôle que jouèrent dans cette affaire les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Or leurs relais en France étaient nombreux, dans la classe politique, les syndicats et les milieux intellectuels. En dépit de leur antagonisme sur d’autres sujets, l’ensemble de ces forces jouèrent un rôle important, et convergèrent pour le « largage » de l’Outre-Mer français.
Justifiées par d’honorables motifs dont en particulier le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », la décolonisation prônée par les Etats-Unis et l’Union Soviétique répondait évidemment à de tout autres objectifs. Sortis grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, Etats impérialistes et volontiers oppresseurs de leurs propres minorités, « démocraties » guère pluralistes (dangereux d’être communiste aux USA, dur-dur d’être capitaliste en CCCP…), tous deux cherchaient à faire reculer leurs rivaux communs à l’échelle planétaire, au nom, respectivement, des idéologies dites « libérale » ou « socialiste ». La France faisait évidemment partie de leurs principaux rivaux à terme, dans tous les domaines, économique, politique, culturel, idéologique… Or le choc de deux guerres mondiales consécutives, dont la dernière tout récemment, laissait la France momentanément très affaiblie. Le moment semblait venu de peser le plus possible, en profitant de l’occasion pour l’abattre. Mieux encore, son démembrement marquerait l’ouverture possible de nouvelles zones d’expansion…
Dans ce contexte où la pression s’exerçait officiellement, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Hexagone, en vertu de nobles et généreuses causes, dans les faits à des fins âpres et peu soucieuses de la vie humaine et de son bien-être, l’Outre-Mer français joua sa partie, en réclamant l’égalité politique.
Le programme affiché par les Ultramarins, en particulier par les Africains, retentissait comme un cri : l’égalité ! pour bâtir avec la métropole une grande République égalitaire et fraternelle, où les cultures, au lieu de s’affronter, de se dénigrer ou de se nier absurdement, se fécondent et s’enrichissent mutuellement.
Telle était la vision politique avant-gardiste défendue par la plupart des Africains à la Libération et dans l’immédiat après-guerre. Or ce projet suscita chez les hommes politiques métropolitains les plus extrêmes réticences. Certains craignaient ouvertement que la France devînt la « colonie de ses colonies » (Edouard Herriot).
Entre 1945 et 1958, chez les représentants politiques africains, face aux frilosités métropolitaines aux insoutenables relents, par pragmatisme autant que par amour-propre, les schémas évoluèrent globalement du jacobinisme vers le fédéralisme, voire vers le confédéralisme. Une évolution qui bénéficia, bien entendu, du bienveillant assentiment des milieux politiques métropolitains…
Au demeurant, pendant la période, en Afrique subsaharienne, en dépit d’une surenchère autonomiste provoquée par l’attitude métropolitaine et encouragée par elle, l’indépendantisme ne fut invoqué qu’à titre de menace (comme chez Senghor par exemple, chez qui elle fut toujours un choix par défaut, voire par dépit). A condition d’excepter, bien entendu, la frange communiste africaine, puisque celle-ci était soumise, par le PCF et la CGT, à l’influence de Moscou aux intérêts bien compris. Au reste, l’influence communiste demeura, en Afrique subsaharienne, minoritaire à peu près partout, et jamais suffisante pour se constituer en maquis armé. A l’exception du Cameroun, territoire sous mandat, avec l’UPC ; encore Ruben Um Nyobè justifiait-il son engagement initial par le refus de la France d’accorder les mêmes droits aux Camerounais aux Français…
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Sans qu’il faille évidemment s’en étonner, il est frappant d’observer qu’entre 1945 et 1958, jamais la question de l’instauration de l’égalité politique ne fut posée au peuple, pas plus aux populations métropolitaines qu’à celles de l’Outre-Mer.
Sous la IVe République, à la quasi-absence de référendums sur l’autodétermination des populations d’outre-mer répondit l’absence de référendum sur l’octroi de l’égalité politique aux populations d’outre-mer posée (ou plutôt pas posée !) aux Métropolitains. Il était bien sûr malaisé, pour la classe politique métropolitaine, de demander leur avis à des populations ultramarines qu’elle voulait abandonner contre leur gré… De même qu’il lui était délicat de consulter un peuple métropolitain dont elle n’approuvait, sur ce point précis, ni les convictions ni les choix…
En effet, les enquêtes d’opinions de l’époque laissent à penser que si la question avait été posée aux Métropolitains, ceux-ci auraient majoritairement approuvé l’octroi de l’égalité politique pleine et entière aux Ultramarins, conformément d’ailleurs à l’esprit de la Constitution de 1946 et de la Révolution française. D’ailleurs en 1958, consacrant la naissance de la Ve République, les Français approuvèrent à 80% le projet du nouveau régime, dont la caractéristique majeure et « fondatrice » était l’octroi de l’égalité pleine et entière aux Algériens, enfin accordée après quelque 130 ans de colonisation et plus de trois ans d’une guerre abominable. Ainsi 47 députés arabo-berbères prirent place au Palais-Bourbon, fait aujourd’hui bien oublié… Pour la première fois dans l’Histoire de France, un groupe de populations d’outre-mer était représenté à l’Assemblée nationale en proportion de son poids démographique. Il s’agissait ni plus ni moins que d’une révolution…
Selon toute vraisemblance, si les populations ultramarines avaient été librement consultées, elles auraient pour la plupart approuvé, comme l’écrasante majorité de leurs leaders, Félix Houphouët-Boigny, Léopold Sédar Senghor, Léon Mba, Hamani Diori, Lamine Guèye, Ahmed Sékou Touré, Modibo Keita, Barthélémy Boganda, etc., la création d’un ensemble franco-africain républicain, égalitaire et fraternel. On sait que les populations africaines ne furent d’ailleurs pas consultées, puisqu’à la veille des indépendances africaines, la très méconnue Loi 60-525 (mai-juin 1960) permit, au prix d’une quadruple violation de la Constitution qui provoqua de sérieux remous à l’époque, de déposséder la totalité des populations d’Afrique noire du droit à l’autodétermination sur la question de l’indépendance. On sait aussi que dès octobre 1958, le gouvernement français avait refusé la départementalisation au Gabon, en violation de l’article 76 de la Constitution. L’épisode demeura longtemps un secret d’Etat, et ne fut finalement révélé que vingt ans plus tard par l’un de ses principaux protagonistes, l’ancien gouverneur Louis Sanmarco, et confirmé ultérieurement par le Mémorial du Gabon et par Alain Peyrefitte.
Si le petit Gabon (à peine 400.000 habitants à l’époque) en était arrivé à espérer pouvoir obtenir ce que seules les Quatre Vieilles (Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion) étaient parvenues à arracher de haute lutte en 1946, c’est qu’en mai-juin 1958, avait eu lieu une révolution qu’il faut bien dire incroyable, et aujourd’hui oubliée…
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Cette révolution, cette « République de 58 » fut portée par le général de Gaulle. Elle était d’ailleurs conforme à l’histoire de la France et à son idéologie officielle, comme en écho à la Révolution française dont elle était une forme d’accomplissement tardif. La France, grosse de ses populations africaines, en tenant enfin les promesses qu’elle avait toujours faites, assumait soudain son modèle et lançait du même coup à la face du monde comme à elle-même un défi sans précédent. Une sorte d’« antinazisme » en avance de plusieurs décennies sur tous ses rivaux, en particulier les Etats-Unis, encore quant à eux à l’âge de la ségrégation. Dix ans plus tard, à Mexico, les athlètes noirs américains lèveraient toujours un poing ganté.
Cette nouvelle révolution française ne tenait pas du hasard : la France avait, de longue date, au-delà des belles promesses, fait une place aux Nègres dans ses assemblées et ses gouvernements. Parfois au plus haut niveau, comme avec Gaston Monnerville, président du Sénat, ou Félix Eboué, gouverneur de l’AEF.
Or l’octroi de l’égalité politique – pierre de touche du passage de l’Etat colonial à l’Etat républicain – induisait le passage à l’Etat multiracial, et à terme le métissage à grande échelle de la France et de son personnel politique, avec à la clef un Africain à la tête de l’Exécutif. En outre, l’opération, en plaçant le pouvoir du bulletin de vote, sans restriction, entre les mains des citoyens ultramarins, menaçait directement le colonialisme, ses exploitations et ses crimes.
On le devine, de telles perspectives inquiétaient dans certains milieux français, et à vrai dire dans tous les états-majors politiques, de droite comme de gauche. Car pas plus qu’ailleurs, le racisme et l’appât du gain en France ne sont le monopole de la droite…
Coule de source le parti que les Etats-Unis et l’Union Soviétique purent tirer de telles convulsions. On sait comment leurs réseaux, de l’ONU aux grands-messes des « Non Alignés » en passant par leurs chantres et adeptes français, servirent l’issue finale : la liquidation de l’ensemble franco-africain, sous le prétexte très officiel et noble du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
Nous n’avons pas ici la place d’étudier tous les méandres qui, sous les feux de la rampe et dans l’ombre du pouvoir parisien, conduisirent au démantèlement de l’ensemble franco-africain. Il convient toutefois d’insister, en rappelant que la révolution égalitaire eut bien lieu en France, en mai-juin 1958, et que nous touchons là au cœur du second problème.
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1958-1962 est la chronique d’une révolution qui répondait au vœu des Ultramarins et du peuple français, qui eut bien lieu, fut démocratiquement approuvée, et fut ensuite assassinée.
Car en lieu et la place de la révolution de 1958 triompha une véritable contre-révolution, marquée par de terrifiantes régressions. Grâce à la collusion d’une grande partie de la classe politique, et de la volonté d’un homme « hors norme » : Charles de Gaulle.
L’extrême gravité, l’exceptionnelle ampleur de ce scandale impose encore aujourd’hui l’omerta. Deux ou trois tours de passe-passe, dont l’usage trompeur du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » est l’un des exemples éclatants, servent d’écran de fumée. Dans cet esprit, on évite de revenir sur ce qui s’est réellement passé à l’époque. Sur le chapitre, quelques clichés et beaucoup d’amnésie tiennent lieu de mémoire collective. Signe des temps, le cinquantenaire de la Ve République, en 2008, a été commémoré sur la pointe des pieds. Car à force, même si on ne veut pas savoir, on sait. Au reste, en l’an 2010, dans les coulisses des appareils, de l’Elysée au Colonel Fabien ou rue de Solférino, ont cours des formules telles que : « C’est vrai que l’indépendance fut imposée aux Africains, mais on ne peut pas le dire. » Parole d’orfèvre quand le silence est d’or…
En mai-juin 1958, et dans les mois qui suivirent, la révolution égalitaire eut lieu. Portée par le général de Gaulle appuyé sur l’armée, au prix d’un quasi coup d’Etat militaire. Investi par la force, de Gaulle fut triomphalement élu sur le programme de l’Intégration, annoncé par ses soins, non sans emphase, à Alger et à Mostaganem, devant des foules en délire. C’est que pour justifier son retour aux affaires et le moyen employé pour y parvenir – le coup d’Etat – de Gaulle ne pouvait que se réclamer d’un programme hautement démocratique et républicain : ce qu’il fit.
Le programme que de Gaulle affirmait vouloir appliquer rejoignait, à trois ans de distance, les conclusions énoncées par Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1955) et défendues par son ami Jacques Soustelle, ancien militant anti-fasciste et anti-raciste dans les années 1930, ancien de la France libre, ethnologue de réputation internationale, grand gaulliste de gauche, ancien gouverneur général d’Algérie nommé sous le Ministère Mendès France, en 1955. Soustelle, aujourd’hui, fait figure de fasciste, au même titre que Georges Bidault, ancien successeur de Jean Moulin à la tête du CNR pendant la Résistance. Il est vrai que tous deux firent partie des rares hommes politiques français qui s’opposèrent à de Gaulle…
Ce premier programme de la Ve République que Soustelle et Bidault défendirent jusqu’à l’exil valait bien, du reste, celui que de Gaulle appliqua finalement…
Ne serait-ce parce que ce premier programme avait le mérite de répondre à la principale revendication des populations africaines, y compris algériennes, à savoir l’égalité dans la fraternité, dont le refus par l’Etat français avait poussé certaines d’entre elles, en particulier l’algérienne, à s’engager dans la lutte armée. Au demeurant, parmi les sympathisants indépendantistes, nombreux auraient volontiers troqué l’indépendance contre l’égalité, encore en 1958. C’est ainsi que la Casbah d’Alger, le 16 mai 1958, avait rallié le mouvement lancé le 13 par les Pieds-Noirs sous l’œil bienveillant de l’armée. Par la suite, on dénonça une manipulation des militaires (qui avaient effectivement joué les émissaires dans la Casbah), tandis que sur ce mouvement de fraternisation, bien réel, vacillait non seulement le destin de l’Algérie, mais aussi celui de tout l’ensemble franco-africain. Comme l’expression soudaine d’un murmure profond et ancien. Ce que la République avait toujours promis et n’avait jamais su tenir, voici que la France, par de Gaulle, s’engageait solennellement à l’accomplir, à la faveur des fraternisations des populations et du soulèvement de l’armée !
Mais le miracle n’en était pas un : l’officier de filiation « nationaliste et conservatrice voire monarchiste », admirateur de Maurras et grand lecteur de Barrès, comptait faire l’exact contraire de la révolution égalitaire interraciale et multi-civilisationnelle qu’il annonçait. Les « Arabes » et les « Nègres » à ses yeux ne pouvaient être « Français », incompatibles comme huile et vinaigre. Il leur promettait monts et merveilles fraternelles pour se les mettre dans la poche, en même temps que l’armée et le reste du pays. Pour mieux n’en faire qu’à sa tête, puisqu’il se pensait mieux placé que quiconque pour juger de l’intérêt, et de l’identité, de la France.
Elu triomphalement sur le programme de l’Intégration, c’est-à-dire de l’égalité politique pleine et entière aux Algériens dans le respect de la personnalité musulmane, De Gaulle tissa dès lors patiemment sa toile.
Cachant son jeu, brouillant les pistes, maniant à l’envie mensonge et double langage, il fit progressivement volte-face, insinuant le doute puis la peur parmi les populations algériennes. Pour ce faire, il détruisit méthodiquement l’ensemble franco-africain, l’Afrique noire servant finalement de levier pour extirper le cas algérien. En liaison continue avec les Etats-Unis (le contact ne fut jamais rompu entre de Gaulle et les Américains, depuis la guerre jusqu’en 1958 ; revenu au pouvoir, il leur rendit compte régulièrement de l’avancée de ses « travaux »), puis avec l’appui des Soviétiques et surtout de leurs relais en France, sous le regard vigilant de l’ONU, il musela les populations, au besoin les terrorisa, dans le droit fil de la IVe République, avec la complicité active ou passive de la classe politique métropolitaine qui en était issue. Last but not least pour ce qui est de convaincre les milieux autorisés et les foules, une grande partie de l’intelligentsia française, libérale, communiste ou catholique, soudain beaucoup moins regardantes en matière de droits de l’homme et de « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (sans pour autant cesser de s’en réclamer), lui prêta main-forte. Le tout à grand renfort de propagande et de manipulations parfois sanglantes, et de vent de l’Histoire soufflant depuis Washington et Moscou, en passant par Le Caire et Pékin.
Sans doute eût-il fallu destituer le président de la République, puisqu’en détruisant l’ensemble qu’il avait promis de maintenir, il trahissait radicalement le mandat reçu du peuple, en piétinant pour y parvenir la démocratie et la Constitution, les principes les plus fondamentaux de la République, après avoir fait un coup d’Etat militaire.
Or on sait qu’il n’en fut rien. De Gaulle ne fut pas destitué. Au contraire, il fonda un nouveau régime, qui est encore le nôtre aujourd’hui.
Évidemment, depuis cinquante ans, le système a, du moins officiellement, connu son chemin de Damas sur le chapitre raciste. Aucun mérite à cela, même les Etats-Unis, qui partaient pourtant de fort loin, se sont fait un président noir, ou supposé tel. Mais au-delà de ses métamorphoses ou de ses liftings, le système fondé il y a cinquante ans a survécu jusqu’à nous, et partage avec lui-même ses petits secrets et ses tabous.
Au cœur du non-dit, l’assassinat de la Ve République égalitaire par son double inversé, la Ve République blanciste, qui bien qu’ayant toutes les caractéristiques d’un fascisme français – un fascisme « mou » – accusa ses adversaires d’être collectivement des fascistes… La puissance et la diversité de ses soutiens et alliés objectifs rendirent cette rhétorique efficace, en France comme à l’étranger. Dans pareil étau, l’unité franco-africaine égalitaire, la grande thèse défendue par les Africains et l’avant-garde de l’école anthropologique française, fut définitivement contrée. La puissance de l’anathème et du manichéisme, au service en dernière analyse de l’inversion des rôles, s’ajoutant à l’habileté, à la duplicité, au cynisme, à la détermination mais aussi au prestige de l’« Homme du 18 juin », du « plus illustre des Français », conduisirent à sa victoire finale de son projet, c’est-à-dire au comble de la transgression politique.
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Nous touchons ici au cœur de l’inavouable, de l’inassumable. Nous touchons à l’impossibilité du dire que nous évoquions plus haut.
Faut-il s’étonner que pareils motifs et collusions se soldèrent par une vaste régression démocratique, sociale, économique au sud de la Méditerranée, selon un apartheid organisé à l’échelle intercontinentale, l’ensemble franco-africain continuant d’être, en grande partie, téléguidé depuis l’Elysée ?
Contenu dans l’idée même de la prétendue « décolonisation » gaullienne, le néocolonialisme était né, aux dépens d’une Afrique transformée en ring d’affrontement de tous les appétits, dont ceux, sans surprise, des Américains et des Soviétiques ou de leurs amis ou alliés.
Mais si le contexte international pesa de tout son poids, son importance ne doit pas être exagérée.
Avant tout, le largage de l’Afrique ne fut rendu possible que par les efforts conjugués de la classe politique métropolitaine, en particulier d’une gauche fourvoyée car aveuglée et manipulée (et méconnaissant souvent profondément l’Afrique), au mépris de populations muselées, dont il fut finalement convenu d’affirmer qu’elles souhaitaient ardemment l’indépendance, ou qu’elles le devaient. Tout fut mis en œuvre dans ce sens, notamment en termes de propagande.
Par la suite, une fois le largage accompli, il fallut conjurer tout retour à une revendication d’unité franco-africaine. Plus que jamais, on martela que l’indépendance avait été le fruit de l’ardente volonté des peuples, au nom du « droit de peuples à disposer d’eux-mêmes », bien que ceux-ci ne furent pour ainsi dire jamais consultés. De la période coloniale, on brossa de plus en plus un tableau apocalyptique, pour justifier la soif d’indépendance. Or si l’histoire coloniale française avait eu son lot d’abomination et de crime contre l’humanité, si elle avait charrié le mépris du Nègre et, nous l’avons vu, le déni démocratique plus souvent qu’à son tour, elle pouvait aussi s’enorgueillir d’avoir simultanément proclamé la dignité de l’homme noir, en allant jusqu’à lui donner accès aux plus hautes fonctions politiques – ce que la France actuelle, qui juge si impitoyablement cette France ancienne, est bien incapable de faire. Et pour cause…
Le système tout entier de la Ve République blanciste s’est construit autour de ce mensonge fondamental aux conséquences vertigineuses.
Comment restituer l’enfer de misère, de souffrance, de tragédie, de terreur parfois, que connurent, hier comme aujourd’hui, des millions d’hommes à travers les dizaines de pays anciennement colonisés par la France ?
Comment décrire les ravages de l’histoire fictive qu’on raconte depuis des décennies à la jeunesse pour noyer le poisson ? La jeunesse française d’origine africaine peut-elle aisément aimer un pays dont on lui répète que ses arrière-grands-parents le détestaient et voulurent à toute force s’en séparer, après qu’il les eut patiemment écrasés et relégués au rang de bête ? Quand les zoos humains, la guerre d’Algérie et la torture effacent définitivement Lyautey, les Quatre Communes et Gaston Monnerville.
C’est l’ampleur du désastre autant que les culpabilités et la perversité des mensonges qui embarrassent les responsables (et nous avons ci-devant la totalité de la famille politique française, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite en passant par le centre, intellectuels compris), faites de complicité ou d’aveuglement, et rendent l’aveu indicible.
Car au fond, ce sont les plus hauts principes auxquels nous sommes tous attachés, et qui furent longtemps l’apanage de la France : liberté, égalité, fraternité, démocratie et esprit républicain, rejet du racisme, laïcité, bref une précieuse idée de l’humanisme et des Lumières, qui furent ensemble sacrifiés par la « décolonisation » gaullienne. Au plus grand mépris du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », pourtant perpétuellement présenté, suprême hypocrisie, comme l’idée directrice.
Pour notre génération, pareilles impostures et transgressions sont évidemment difficile à approuver, et par conséquent difficile à assumer pour leurs auteurs. Et à avouer.
La Ve République blanciste, l’Etat gaullien a privé la France de sa vocation africaine, sa vocation est donc revenue à elle. Sous nos yeux, la France s’africanise à grande vitesse, et s’africanisera de plus en plus à mesure des années. Il nous est permis de continuer à le refuser, et d’aller au désastre. Il nous est également possible de l’assumer, en acceptant que la France est d’ores et déjà, pour partie, un pays africain, et ce depuis des décennies, et même des siècles. Mais pour embrasser ce beau devenir, ce bel avenir qui ressemble à des retrouvailles tellement espérées, il faut d’abord une fois pour toutes solder un passé odieux qui nous a tous trahis. En disant ce qui s’est réellement passé, pour pouvoir enfin bâtir, entre égaux, sur des bases saines. Et conformément au « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », de pouvoir vivre ensemble et de se mêler s’ils le désirent.
Puisse l’année 2010 être le moment des aveux. La balle est dans le camp de la Gauche, mais aussi dans celui de Nicolas Sarkozy. Et de l’Afrique, et des Africains.