Déclaration de l’Etat français reconnaissant sa responsabilité dans la mort de Maurice Audin, torturé pendant la guerre d’Algérie


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Place Maurice Audin

« Ce système s’était installé sans qu’aucune modification n’ait été apportée au Code pénal, sans que les principes de 1789 aient cessé d’être proclamés comme les bases de l’État et sans que les gouvernements aient cessé de dire officiellement que la torture était condamnable, même s’ils s’en prenaient plus volontiers à ceux qui la dénonçaient qu’à ceux qui la pratiquaient. » (Pierre Vidal-Naquet)

SYNTHESE DE LA DECLARATION

Depuis soixante et un ans, la « disparition » de Maurice Audin, jeune mathématicien qui travaillait à l’université d’Alger et militait pour l’indépendance algérienne, reste une zone d’ombre de l’histoire de la guerre d’Algérie. Ceux qui, dans la lignée de Pierre Vidal-Naquet, ont enquêté sur l’affaire – historiens, journalistes, documentaristes, etc. – ont minutieusement recoupé les témoignages, les documents, les vraisemblances pour établir un faisceau d’indices concordants. Leurs travaux s’accordent tous à reconnaître que la mort de Maurice Audin a été rendue possible par un système légalement institué qui a favorisé les disparitions et permis la torture à des fins politiques.

Le Président de la République, Emmanuel Macron, a par conséquent décidé qu’il était temps que la Nation accomplisse un travail de vérité sur ce sujet. Il reconnaît, au nom de la République française, que Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile. Il reconnaît aussi que si sa mort est, en dernier ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système légalement institué : le système « arrestation-détention », mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette période.

Le Président de la République souhaite que toutes les archives de l’Etat qui concernent les disparus de la guerre d’Algérie puissent être librement consultées et qu’une dérogation générale soit instituée en ce sens.

Enfin, le Président de la République estime que les actes de certains individus ne sauraient peser sur la conscience de tous ceux qui n’en ont pas commis et n’y ont pas souscrit. C’est pourquoi les personnes qui ont pu connaître les circonstances de la mort de Maurice Audin sont appelées à s’exprimer librement afin d’apporter leur témoignage et conforter ainsi la vérité.

DECLARATION

Au soir du 11 juin 1957, Maurice Audin, assistant de mathématiques à la Faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien (PCA), est arrêté à son domicile par des militaires. Après le déclenchement de la guerre par le Front de libération nationale (FLN), le PCA, qui soutient la lutte indépendantiste, est dissous et ses dirigeants sont activement recherchés. Maurice Audin fait partie de ceux qui les aident dans la clandestinité.

Tout le monde sait alors à Alger que les hommes et les femmes arrêtés dans ces circonstances ne reviennent pas toujours. Certains sont relâchés, d’autres sont internés, d’autres encore sont remis à la justice, mais nombre de familles perdent la trace d’un des leurs cette année-là dans la future capitale algérienne. Les « disparitions », qu’on déplore du reste de tous côtés pendant le conflit, se comptent bientôt par milliers.

Aussi, Josette Audin, restée seule avec trois jeunes enfants, retenue plusieurs jours dans son appartement, se démène dès qu’elle le peut pour tenter de savoir où son mari est détenu. Le commandement militaire lui livre alors ce qui allait rester pour des décennies la version officielle : son mari s’est évadé. La réponse est couramment faite aux familles en quête d’informations. La plainte pour enlèvement et séquestration qu’elle dépose alors, achoppe, comme d’autres, sur le silence ou le mensonge des témoins-clés qui font obstruction à l’enquête. Celle-ci est définitivement close en 1962 par un non-lieu, en raison des décrets d’amnistie pris à la fin de la guerre d’Algérie, qui ont mis fin à toute possibilité de poursuite.

Maurice Audin n’a jamais réapparu et les circonstances exactes de sa disparition demeurent floues. Le récit de l’évasion qui figure dans les comptes rendus et procès-verbaux officiels souffre de trop de contradictions et d’invraisemblances pour être crédible. Il s’agit manifestement d’une mise en scène visant à camoufler sa mort. Les éléments recueillis au cours de l’instruction de la plainte de Josette Audin ou auprès de témoins indiquent en revanche avec certitude qu’il a été torturé.

Plusieurs hypothèses ont été formulées sur la mort de Maurice Audin. L’historien Pierre Vidal-Naquet a défendu, sur la foi d’un témoignage, que l’officier de renseignements chargé d’interroger Maurice Audin l’avait lui-même tué. Paul Aussaresses, et d’autres, ont affirmé qu’un commando sous ses ordres avait exécuté le jeune mathématicien. Il est aussi possible qu’il soit décédé sous la torture.

Quoi qu’il en soit précisément, sa disparition a été rendue possible par un système dont les gouvernements successifs ont permis le développement : le système appelé « arrestation-détention » à l’époque même, qui autorise les forces de l’ordre à arrêter, détenir et interroger tout « suspect » dans l’objectif d’une lutte plus efficace contre l’adversaire.

Ce système s’est institué sur un fondement légal : les pouvoirs spéciaux. Cette loi, votée par le Parlement en 1956, a donné carte blanche au Gouvernement pour rétablir l’ordre en Algérie. Elle a permis l’adoption d’un décret autorisant la délégation des pouvoirs de police à l’armée, qui a été mis en œuvre par arrêté préfectoral, d’abord à Alger, puis dans toute l’Algérie, en 1957.

Ce système a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture, que l’affaire Audin a mis en lumière. Certes, la torture n’a pas cessé d’être un crime au regard de la loi, mais elle s’est alors développée parce qu’elle restait impunie. Et elle restait impunie parce qu’elle était conçue comme une arme contre le FLN, qui avait lancé l’insurrection en 1954, mais aussi contre ceux qui étaient vus comme ses alliés, militants et partisans de l’indépendance ; une arme considérée comme légitime dans cette guerre-là, en dépit de son illégalité.

En échouant à prévenir et à punir le recours à la torture, les gouvernements successifs ont mis en péril la survie des hommes et des femmes dont se saisissaient les forces de l’ordre. En dernier ressort, pourtant, c’est à eux que revient la responsabilité d’assurer la sauvegarde des droits humains et, en premier lieu, l’intégrité physique de celles et de ceux qui sont détenus sous leur souveraineté.

Il importe que cette histoire soit connue, qu’elle soit regardée avec courage et lucidité.

Il en va de l’apaisement et de la sérénité de ceux qu’elle a meurtris, dont elle a bouleversé les destins, tant en Algérie qu’en France. Une reconnaissance ne guérira pas leurs maux. Il restera sans doute de l’irréparable en chacun mais une reconnaissance doit pouvoir, symboliquement, délester ceux qui ploient encore sous le poids de ce passé. C’est dans cet esprit, en tout cas, qu’elle est pensée et aujourd’hui formulée.

Il en va aussi de l’honneur de tous les Français qui, civils ou militaires, ont désapprouvé la torture, ne s’y sont pas livrés ou s’y sont soustraits, et qui, aujourd’hui comme hier, refusent d’être assimilés à ceux qui l’ont instituée et pratiquée.

Il en va de l’honneur de tous les militaires morts pour la France et plus généralement de tous ceux qui ont perdu la vie dans ce conflit.

Il en va enfin du devoir de vérité qui incombe à la République française, laquelle dans ce domaine comme dans d’autres, doit montrer la voie, car c’est par la vérité seule que la réconciliation est possible et il n’est pas de liberté, d’égalité et de fraternité sans exercice de vérité.

La République ne saurait, par conséquent, minimiser ni excuser les crimes et atrocités commis de part et d’autre durant ce conflit. La France en porte encore les cicatrices, parfois mal refermées.

Aussi le travail de mémoire ne s’achève-t-il pas avec cette déclaration. Cette reconnaissance vise notamment à encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires.

Une dérogation générale, dont les contours seront précisés par arrêtés ministériels après identification des sources disponibles, ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’Etat qui concernent ce sujet.

Enfin, ceux qui auraient des documents ou des témoignages à livrer sont appelés à se tourner vers les archives nationales pour participer à cet effort de vérité historique.

L’approfondissement de ce travail de vérité doit ouvrir la voie à une meilleure compréhension de notre passé, à une plus grande lucidité sur les blessures de notre histoire, et à une volonté nouvelle de réconciliation des mémoires et des peuples français et algérien.

 

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