Le peuple de Côte d’Ivoire vient d’être assommé par une terrible nouvelle de plus. Après les morts de la pandémie du Covid 19, les morts des inondations catastrophiques d’Abidjan, les morts de l’attaque terroriste de Kafolo, voici que tel un couperet , la mort vient d’arracher brutalement à l’affection des siens, le Premier ministre de Côte d’Ivoire, l’ingénieur Amadou Gon Coulibaly. Ce 8 juillet 2020, c’est sous la forme la plus spectaculaire et la plus scandaleuse que la Grande Faucheuse est venue foudroyer, en plein conseil des ministres au palais présidentiel, celui que le Président Ouattara avait pourtant solennellement propulsé au rang de dauphin politique en mars 2020, en le proclamant candidat unique du RHDP à l’élection présidentielle d’octobre. Face à la tragédie, la stupeur a envahi la lagune Ebrié, en même temps que l’angoisse des lendemains s’est avivée dans tous les esprits.
Si les exigences universelles d’humanité conseillent à tout être sensé de commencer par saluer avec compassion la mémoire de l’illustre disparu, les exigences de la vie publique nous imposent au même moment de répondre en toute lucidité aux questions suivantes : 1) Comment expliquer ce décès subit, dans la complexité de ses causes apparentes et de ses causes profondes ? 2) Quelles sont les conséquences politiques de cette brutale disparition pour la Côte d’Ivoire ? 3) Quels enseignements profonds la vie nous délivre-t-elle dans ce pays, autour de la tragique disparition de ce grand commis de l’Etat ? Ces trois questions constitueront les axes directeurs de trois éditoriaux successifs et séparés sur cette tragédie humaine et politique.
Causes apparentes et causes profondes de la tragique disparition du Premier ministre Amadou Gon Coulibaly
Né le 10 février 1959, âgé de 61 ans en cette année 2020, le Premier ministre défunt meurt de façon précoce, on peut le penser. Mais cette fin de vie ne surprend pas au regard du passé médical du sujet. Du point de vue scientifique, les causes immédiates de la mort subite d’Amadou Gon Coulibaly sont connues. L’on sait, au moins depuis le début de l’année 2010, que le Premier ministre aujourd’hui disparu souffrait de sérieux problèmes cardiaques. On sait aussi qu’en 2012, il a dû subir à Paris, une opération[1] chirurgicale à cœur ouvert et que depuis lors, AGC, comme on le surnommait, était une personne à la santé très fragile, sous haute surveillance. Les Ivoiriens informés et les connaisseurs de la scène politique ivoirienne savent que depuis lors, Amadou Gon Coulibaly était régulièrement suivi, en raison des conséquences fortement handicapantes de la pathologie cardiaque dont il souffrait. Lors donc que le 2 mai 2020, le gouvernement ivoirien informe l’opinion que le Premier Ministre Amadou Gon, en pleine pandémie du Covid 19, et alors même que les frontières sont fermées, a été évacué[2] en France pour un contrôle médical, il faut être particulièrement borné pour ignorer que le patient Gon a été victime d’une sérieuse rechute. S’en suivront deux longs mois de traitement, comprenant une nouvelle intervention chirurgicale avec pose de stent, et s’achevant par le retour le 2 juillet 2020 à Abidjan, du Premier Ministre Amadou Gon Coulibaly. Certes, l’intéressé lui-même, courageux comme à son habitude, dira devant le Président Ouattara, la première dame et le gouvernement ivoirien rassemblés à son accueil qu’il revient « en forme »[3], après s’être reposé. Mais tout le monde en conviendra, le premier ministre Gon, à sa descente d’avion n’avait pas fière allure : démarche nonchalante, traits alourdis, regard torve, enthousiasme affecté, gestes lents, tout témoignait d’une convalescence encore patente, d’une récupération inachevée.
Comme le note en effet un site swissheart, spécialisé dans les pathologies cardiaques :
« La maladie coronarienne est une maladie chronique qui menace le pronostic vital. C’est pourquoi le traitement médical correct d’un événement aigu (par ex. un infarctus du myocarde) ne décide pas tout seul de l’avenir de votre qualité de vie. Car les causes qui sont à l’origine de cet événement, l’athérosclérose, ne disparaissent pas par enchantement à votre sortie de l’hôpital; elles vont même prospérer si vous ne réussissez pas à jeter par-dessus bord vos habitudes de vie malsaines .»[4]
Certes, la science est le domaine des hypothèses, des probabilités et non des certitudes absolues. Mais, on nous concèdera aisément que l’accident cardiovasculaire du mercredi 8 juillet 2020, qui a conduit à la mort du Premier ministre Amadou Gon Coulibaly était donc bel et bien prévisible, et le temps de récupération observé par le patient après les interventions chirurgicales invasives du début mai 2020 était objectivement insuffisant[5]. A peine 2 mois après les dernières interventions, Amadou Gon Coulibaly n’était pas encore biologiquement, physiquement, optimalement opérationnel. Selon de nombreux spécialistes que nous avons consulté, le patient Amadou Gon Coulibaly aurait dû observer une pause professionnelle allant de 6 à 8 mois pour éviter maximalement une récidive fatale.
Du coup, les causes apparentes de la mort subite du Premier Ministre Amadou Gon cessent d’être les seules explications objectives de la tragédie. Quelles en sont donc les causes profondes ? Qu’est-ce qui a précipité le retour d’un Premier ministre convalescent et encore si fragile dans le chaudron de la politique ivoirienne ? On devra chercher les causes profondes de cette tragédie du côté des motivations professionnelles et politiques du retour au travail du Premier ministre Amadou Gon, le 2 juillet 2020 à Abidjan.
En guise de motivations professionnelles d’abord, le Premier Ministre Amadou Gon, Ingénieur polytechnicien de son état, fidèle parmi les fidèles du Président ivoirien Alassane Dramane Ouattara depuis les années 90, voulait incontestablement être à la hauteur des responsabilités qui lui avaient été confiées depuis 2017, après la migration de son prédécesseur Daniel Kablan Duncan vers la vice-présidence de la République, sur nomination expresse du Chef de l’Etat. Dévoué à Alassane Ouattara, presqu’à lui en vouer un culte personnel à ciel ouvert, AGC voulait travailler à la gloire de son patron et ne supportait pas d’en être un tantinet éloigné. Dans cette optique, désigné candidat du RHDP à la prochaine présidentielle, Amadou Gon Coulibaly n’avait pas hésité à dire que s’il devait être élu Président de la République, il exercerait le pouvoir sous les instructions de son guide favori, Alassane Ouattara :
« Pour ceux qui croient que vous partez, ils se trompent. Vous continuerez de veiller sur la Côte d’Ivoire ! »[6] avait-il clamé à l’adresse de son bienfaiteur et mentor politique, le 6 mars 2020.
Mais, ce sont surtout les motivations politiques, davantage que professionnelles qui auront provoqué ce retour précipité aux affaires. D’une part, la nécessité de se mettre en pré-campagne pour l’élection présidentielle de 2020, dont la route a été complètement balisée par Alassane Ouattara pour son candidat préféré : identification nationale fraudée, listes électorales traficotées, commission électorale confisquée, conseil constitutionnel et médias d’Etat sous contrôle, régies financières et forces de défense et de sécurité ceinturées, voilà autant de garanties qui faisaient manifestement de monsieur Gon Coulibaly, le futur Président de la République nommé par l’actuel, Alassane Dramane Ouattara. Pour accomplir ce programme de capture de l’Etat ivoirien, qui a justifié la décapitation de GPS, le maintien en exil de Gbagbo, Blé Goudé, Soro, ou l’épée de Damoclès agitée sur Henri Konan Bédié, il fallait impérativement que l’homme idéal de Ouattara renoue avec le terrain. De telle sorte qu’on peut dire, sans le moindre risque de se tromper, ce qui suit : le Premier Ministre Amadou Gon Coulibaly a risqué sa vie, fait fi des risques liés à son état de convalescence, parce qu’il voulait remplir ses engagements avec son mentor Alassane Ouattara et le parti présidentiel RHDP, qui ont misé sur lui pour parachever le hold-up de longue date prévu en cette année 2020 par l’élite du régime.
Voici, toute nue, la vérité dans cette affaire. Ce qui est arrivé, je le craignais déjà dans une conférence[7] délivrée le 2 juillet 2020, soit près d’une semaine avant la mort subite du Premier ministre Amadou Gon Coulibaly ! Amadou Gon Coulibaly est mort précipitamment parce qu’il voulait servir, tel un soldat aveugle, le plan de capture du pouvoir d’Etat en Côte d’Ivoire, qu’il avait ourdi bien longtemps avant avec son mentor Alassane Dramane Ouattara. IL a sacrifié sa santé et sa vie pour servir l’ambition politique énorme du chef du RHDP, car il en avait été séduit et s’en considérait comme un bénéficiaire certain. Ce faisant, hélas, il a oublié que pour exercer effectivement le pouvoir d’Etat, il faut d’abord être vivant et en capacité de l’assumer. Paix à l’âme de ce fils de l’Afrique !
Mais on ne saurait clore cette analyse sans inclure, au rang des causes profondes de la disparition de ce grand commis de l’Etat, la rude concurrence interne que lui infligeait, davantage encore pendant sa convalescence, l’ambitieux et audacieux Premier ministre intérimaire Hamed Bakayoko. Le stress provoqué par cette concurrence interne au régime n’est pas des moindres facteurs de la rechute fatale d’AGC. Frustré par le choix d’AGC comme candidat du RHDP à l’intronisation présidentielle promise par Alassane Ouattara en octobre 2020, Hamed Bakayoko qui croyait avoir fait l’essentiel en sabordant les bonnes relations entre Guillaume Soro et Alassane Ouattara, n’a pas fait de cadeau au Lion de Korhogo. Hamed Bakayoko avait en effet de longue date misé sur la fragilité sanitaire d’AGC pour être l’incontournable choix d’Ado après l’élimination du leader générationnel Guillaume Kigbafori Soro. Contraint à l’exil, Guillaume Soro aurait donc laissé un boulevard pour Hamed Bakayoko qui sera pourtant ahuri de voir surgir un obstacle qu’il n’avait pas envisagé : le choix d’Amadou Gon Coulibaly. C’est donc avec hardiesse que Hambak s’empressait désormais, à la moindre occasion, de rogner sur les prérogatives et l’influence du Premier ministre défunt. La mort d’AGC laisse un vide immense dans la stratégie de capture du pouvoir d’Etat qu’avait conçue Ouattara. Et nul ne peut nier que Hambak désormais, croit venue son heure, lui qui laisse désormais entendre et fait dire partout que la primature et la candidature à l’élection présidentielle de 2020 lui sont désormais dues par Ado.
Quelles sont les conséquences politiques de cette disparition prématurée d’Amadou Gon Coulibaly ? Tel est l’objet de notre prochain éditorial.