Paris. Lundi, 22 mai 2023. Retour d’un séjour dans la Vallée de la Loire, sur les traces de Léonard de Vinci, François Rabelais, Pierre Ronsard, Honoré de Balzac. Sur ma table de travail, deux pavés attendent l’achèvement de leur lecture. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité de David Graeber et David Wengrow, traduction française éditions Les Liens qui libèrent, 2021. Et La Fausse monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur de David Graeber, traduction française éditions Les Liens qui libèrent, 2022.
La valeur, du latin valere, valoir, du grec axios, objet d’estime, de désir, de convoitise. Pour Platon, la valeur est le bien qui doit guider la conduite humaine. Pour Jean-Paul Sartre, la liberté est le fondement de la valeur. Pour David Graeber, la valeur n’est contenue ni dans les objets ni dans les sentiments. La valeur provient uniquement des actions humaines. La valeur des objets n’est qu’une cristallisation de l’intervention humaine. La société de consommation entretient le fétichisme de la marchandise indépendamment de l’action humaine. La valeur, dans ce cas, n’est qu’un marqueur d’échange, spéculatif, aléatoire, hypothétique. L’accumulation compulsive d’objets comblant des appétences futiles, puériles, exacerbe le sentiment de manque, de frustration, d’insatisfaction permanente. La polysémie de la notion de valeur, son usage différentiel, contradictoire, en linguistique, en anthropologie, en sociologie, en économie accentue son ambivalence, son ambiguïté. La magie disparaît.
L’anthropologue iconoclaste David Graeber, figure marquante du mouvement Occupy Wall Street, né en 1961, est décédé prématurément, brutalement, à Venise en septembre 2020, à l’âge de 59 ans. Il est le théoricien du bullshit job, le métier à la con, qui détermine la misère existentielle de la vie de bureau. La vie professionnelle engoncée dans les réunions de projet, les chaînes de mails, les PowerPoints, les modélisations, les projections, les recommencements perpétuels des mêmes processus. Une vie numérisée, robotisée, golémisée dans les startups, les think tanks, les agences de communication, les cabinets de conseil, qui vendent du vent, facturent le temps pour résoudre des problèmes inexistants, récoltent d’énormes bénéfices. Des juristes d’entreprise, des consultants en conduite de gestion, des responsables de marketing digital, des diplômés porteurs de titres ronflants, sans compétence spécifique, papillonnent d’une tâche à l’autre, appliquent le même jargon amphigourique à tous les sujets abordés. Voir à ce propos Matthew B. Crawford, Eloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, traduction française éditions La Découverte, 2010). La société occidentale invente la pseudo-économie du savoir, la vacuité rétribuée comme emploi, l’inutilité érigée en expertise. « Des troupes entières de gens passent leur vie professionnelle à effectuer des tâches qu’ils savent sans réelle utilité. Les nuisances morales et spirituelles qui accompagnent cette situation sont profondes. C’est une cicatrice qui balafre notre âme collective. Et pourtant personne n’en parle… Il fut un temps où la sphère académique était le refuge offert par la société aux esprits excentriques, brillants et manquant de sens pratique. Aujourd’hui, l’université est devenue le champ des professionnels de l’autopromotion. Quant aux esprits excentriques, brillants et manquant de sens pratique, il semble que la société n’ait maintenant aucune place pour eux » (David Graeber, Bullshit Job, traduction française éditions Les Liens qui libèrent, 2018).
Le bullshit job engendre un mode de vie anxiogène. Les procédures formelles, sans finalité, sans résultante effective, opacifient la vie quotidienne. L’observation obsessionnelle des normes commande les actes ordinaires. La discipline imposée en entreprise se propage partout, dans les transports, les magasins, les salles de spectacle, la rue. La bureaucratisation s’intériorise, s’individualise, se privatise, contamine les intimités les mieux protégées. « Nous sommes tous bureaucrates. Parce qu’au nom de la sécurité, du principe de précaution, de la facilité de la vie, on promeut cette extension de l’usage de la norme.» (Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, éditions La Découverte, 2012).
Les sociétés technocratisées se gouvernent avec des tranquillisants. «On a besoin du concept de maladie, même s’il est faux, parce qu’il colle aux réalités du système. Si on est malade, on devient un consommateur. Et si l’on est un consommateur de psychotropes, on n’exprime plus ses rancœurs, on se tait… Le détournement vers le médical des révoltes, des rébellions contre l’injustice, des inégalités, de la pauvreté et des insatisfactions personnelles garantit la paix sociale… Ce discours médical est en fait le fruit du marketing. On a étendu les indications des antidépresseurs en médicalisant ce qui est existentiel »
(Edouard Zarifian, Des Paradis plein la tête, éditions Odile Jacob, 1994).
Les anxiolytiques sont des thérapies de masse. Le discours social se déplace sur le terrain médical. La dépression devient une seconde nature. Elle se nomme dépression chronique, induit une addiction permanente aux neuroleptiques. Le patient endoctriné défend son statut d’hypocondriaque comme un attribut de modernité. Les médicaments du cerveau, au départ réservés aux maladies mentales, se prescrivent pour toutes les formes de mal-être. Les effets secondaires sont connus, pertes de mémoire, détérioration des facultés intellectuelles et mentales… Les causes profondes du mal demeurent incurables. Les faux experts nettoient l’écume. S’inventent des maladies pour justifier de nouveaux remèdes. Une mélancolie passagère s’intitule dépression brève récurrente. « Pour façonner l’opinion, du niveau international au praticien prescripteur, les fabriques pharmaceutiques mondiales se réunissent en conclave, habillent scientifiquement l’opération. Des livres, des articles, des congrès crédibilisent le concept » (Edouard Zarifian). Le ressort de l’aliénation, la peur, la peur sociale, la peur économique, la peur pathologique, nourries par les manipulations politiques, les dramatisations médiatiques, les rumeurs populaires.
Le traitement psychiatrique des problèmes sociaux devient la règle. Aux Etats Unis, on ne cherche plus les causes sociologues de la délinquance, on les attribue aux noirs comme une tare héréditaire, une altération génétique. Le néolibéralisme tire doublement profit, financièrement et politiquement, de la médicalisation généralisée. Le parler populaire s’empare du langage psychiatrique. Les caractérisations cliniques, schizophrénie, paranoïa, phobie, monomanie, sadisme, masochisme… se banalisent. Chacun s’improvise symptomologue, évacue ses troubles psychologiques sur des souffre-douleur, des boucs émissaires, des victimes expiatoires. Tout le monde soupçonne tout le monde d’être secrètement porteur du virus exterminateur. Se couvrent consciences résignées de voiles sombres. Surgissent épieurs, cafardeurs, délateurs dans l’ombre.
David Graeber, promène sa torche dans les ténèbres néolibérales, révèle l’évidence aveuglante, une bonne partie de l’humanité, ligotée à son bureau, enfermée dans son ordinateur, travaille pour produire de la poudre aux yeux. Les nouvelles technologies, à travers la robotisation, la dronisation, l’automatisation, déchargent l’humain de sa productivité, génèrent de multiples fonctions parasitaires, des hypertrophies de services, des abus de surveillance et de contrôle. Les finances, le marketing, la consommation, les affaires, les ressources humaines, les relations publiques, les cirques médiatiques, les guetteurs, les veilleurs, les vigiles. Les sous-traitances en tout genre, les intermédiations de toutes sortes, démultiplient les missions fictives des juristes, des conseillers, des consultants, des cerbères de tous acabits. Les administrateurs administrent d’autres administrateurs. Les managers supervisent d’autres managers. Le plus grand nombre des salariés s’emploie à ne rien faire. Les nouveaux apparatchiks grillent leur temps libre dans les navigations internétiques et les jeux vidéo. Le travail manuel, médical, éducationnel, vital, se sous-estime, se discrédite, se dévalorise. A quelques exceptions près comme les médecins, plus un travail est socialement nécessaire, plus il est déconsidéré, moins il est rémunéré. Se construisent dans les quartiers stratégiques des immeubles futuristes de bureaux. Peu importe qu’ils soient pour une grande part inoccupés, puisqu’ils existent comme omniprésence de l’intimidante viduité. L’ère de l’insignifiance se déploie tous azimuts. « Si les infirmières, les mécaniciens, les éboueurs disparaissaient du jour au lendemain, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques. Un monde sans professeurs, sans transporteurs, serait vite invivable. Un monde sans artistes, sans musiciens, serait insupportable. La planète ne souffrirait pas beaucoup, elle se soulagerait plutôt de l’extinction des directeurs d’entreprises, des inspecteurs des finances, des contrôleurs généraux, des technocrates, des mercaticiens, des lobbyistes, des persécuteurs légaux. Et la vie s’améliorerait grandement » (David Graeber, Bullshit Jobs.)
La culture occidentale, infectée par l’esprit capitaliste, institue l’individualisme comme valeur suprême. L’ordre politique se fonde sur la guerre de tous contre tous, la loi du plus fort, sournoisement appelée compétition, concurrence, mérite… L’être humain à l’état de nature est considéré comme un sauvage, un loup pour son semblable. Il lui faut une tiers agissant, un léviathan, une force transcendante pour l’arracher à sa brutalité congénitale, le civiliser à travers la culture et le verrouillage étatique de la société. Se légitime ainsi la propriété privée et les moyens de l’acquérir (Thomas Hobbes, Le Léviathan). Le dualisme entre nature et culture commande les dissociations, les disjonctions, les dissolutions. Le pouvoir se résume dans la sentence divide ut regnes, diviser pour régner. Et pourtant, dans la plupart des cultures non-occidentale, dépréciées, dévalorisées, écrasées par le colonialisme, c’est la sociabilité qui prime « La relation à l’autre définit intrinsèquement l’existence de chacun » (Marshall Sahlins, The western illusion of human nature, La Nature Humaine, une illusion occidentale. Traduction française, éditions de l’Eclat, 2009). Dans les sociétés anciennes, le développement n’est nullement motivé par des raisons utilitaires ou une recherche d’efficacité dans les activités pratiques. L’intention culturelle est animée avant tout par des quêtes spirituelles, des interrogations cosmogoniques, des investigations ésotériques, des opérations magiques, des interconnexions telluriques et cosmiques. L’esthétique visualise l’invisible. (Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle. Traduction française éditions Gallimard, 1980).
« Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, rien que par l’usage de ses sens et grâce à une âme ignorant la tristesse. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction. Au beau milieu de mon travail journalier, toujours semblable à lui-même, terne et inutile, je vois surgir brusquement l’évasion, vestiges rêvés d’îles lointaines, fêtes dans les parcs des anciens temps, d’autres paysages, d’autres sentiments, un autre moi » (Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, éditions Christian Bourgois, 1999). David Graeber, dans sa vigilante intemporalité, nous regarde, nous scrute, nous observe, nous rappelle la nuisibilité du travail, productif ou improductif, utile ou inutile, intrinsèquement toxique quand le néolibéralisme le convertit en puissance financière exclusivement à son service.