Da Yie : radioscopie d’un court métrage africain en marche vers les Oscars


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Anthony Nti
Anthony Nti

Ils sont jeunes et talentueux ; l’un, Anthony Nti, est Ghanéen et l’autre, Chingiz Karibekov, Kazakh. Deux profils que rien ne prédestinait à se croiser, a priori, mais que la passion commune pour le cinéma a réunis pendant qu’ils étudient en Belgique. Et depuis, ils ne tarissent pas de projets, accumulant les distinctions. Leur court-métrage, Da Yie, sorti en 2019, est d’ailleurs retenu pour un Oscar lors de la prestigieuse cérémonie prévue pour avril 2021. De ce film, nous parlons avec Anthony Nti qui offre un entretien exclusif à Afrik.com. Il nous révèle, dans les moindres détails, les coulisses de “Da Yie”. Il répond au nom du duo auteur du film.

Afrik.com : « Da Yie » ! Qu’est-ce à dire, et pourquoi ce titre ?

Anthony Nti : Da Yie signifie « Bonne nuit » en Twi (Ashanti), la langue la plus parlée au Ghana. Nous avons choisi ce titre en raison de ses différentes significations dans le film. Le film commence pendant la journée et se termine au coucher du soleil. C’est une façon universelle de dire au revoir. Ce sont les derniers mots échangés entre les personnages principaux qui, malgré un parcours qui aurait pu mal se terminer, se souhaitent bonne chance. Savoir que la vie continue. De plus, nos personnages principaux arrivent sains et saufs chez eux. Au sens littéral, ils ont passé une « bonne nuit »

Racontez-nous brièvement l’histoire véhiculée par ce court-métrage.

C’est l’histoire la plus personnelle que j’ai jamais racontée, car elle est basée sur un événement qui m’est arrivé quand j’étais enfant. C’est une histoire sur la pression des pairs et sur la façon dont l’innocence des enfants peut être mise en danger lorsque le monde des adultes y fait irruption.

Qu’est-ce qui vous a inspiré le film ?

Beaucoup de scènes du film ont été inspirées par des souvenirs de mon enfance au Ghana. Par exemple, le moment où l’un des personnages principaux s’enfuit de la maison après avoir esquivé les gifles de sa mère, évitant la punition, est quelque chose qui m’est arrivé et dont je me souviens très bien. Je voulais que le public vive une journée dans la vie de l’enfant immédiatement après. Que faites-vous en attendant que votre maman se calme un peu ? C’est devenu le point de départ d’un road trip plein d’excitation et de danger. Je voulais intégrer les thèmes de la pression des pairs et de l’innocence des enfants dans une histoire qui me semblait universelle.

Combien de temps vous a pris le tournage de Da Yie ?

L’ensemble du tournage a duré environ dix jours, dont la moitié a été passée dans la circulation, allant d’un endroit à l’autre. Les journées au Ghana sont assez courtes, donc nous avons dû filmer assez rapidement. Le film est essentiellement un road trip à travers Accra et Madina, à cause de cela il y a eu beaucoup de déplacements. Nous avons tourné jusqu’au dernier jour de notre séjour au Ghana, filmant même la scène du générique le jour où nous devions reprendre l’avion. Nous avons eu la chance d’avoir tout ce dont nous avions besoin.

Parlez-nous du casting des acteurs, particulièrement les deux jeunes, Prince et Matilda. Comment les avez-vous identifiés ?

Da yieCe fut un coup de chance et une expérience incroyable de trouver notre casting principal. Nous sommes allés dans une école primaire, la Humble Home Academy, à Madina, et avec leur aide, nous avons pu organiser des auditions. Au début, nous avions écrit l’histoire pour deux garçons, mais quand nous avons vu Matilda, nous avons été immédiatement époustouflés par sa performance et avons décidé de réécrire son personnage sur-le-champ. Elle correspondait si parfaitement au rôle que nous n’avons presque rien changé à l’histoire. Prince était exactement comme nous avions imaginé notre personnage principal. Ensemble, ils avaient une si bonne alchimie et ont élevé chaque scène dans laquelle ils se trouvaient. Nous avons envie de dire qu’ils ont volé le film, mais c’est leur film. Dès qu’ils sont entrés dans le cadre, nous avons senti l’histoire prendre vie.

Il leur a fallu combien de temps pour entrer dans la peau de leurs personnages ?

Les enfants ont voyagé avec nous dans la plupart des lieux de tournage pendant que nous étions en repérage, ils ont fait partie de tout le processus de pré-production et c’est ainsi que, jour après jour, nous leur avons fait comprendre l’histoire. Ils étaient si intelligents et savaient qu’ils jouaient un personnage. Ils sont même parfois restés trop longtemps dans leurs rôles parce qu’ils aimaient l’attention dont ils étaient entourés.
Avant de tourner le film, nous avons organisé des ateliers avec les enfants et Goua Grovogui, qui joue le Bogah, et qui est en fait un acteur professionnel. C’était un tournage amusant, parce que nous avons vraiment permis aux enfants de faire partie du voyage. Beaucoup de scènes nous semblaient réelles, parce qu’elles étaient réelles pour eux. A la moitié du film, les enfants vont à la plage avec le Bogah. C’est la première fois qu’ils voient la mer et c’était magique. En réalité, c’était la première fois que Matilda et Prince allaient à la plage. Ce sentiment d’émerveillement et de joie n’a pas été joué, il était bien réel.

Vous êtes bardé de prix pour vos productions cinématographiques. Da Yie a déjà reçu pas mal de distinctions. Quel est votre secret ?

Da Yie est un petit film réalisé par une équipe très passionnée de cinq personnes et des membres d’une famille, je pense que vous ressentez son authenticité. Bien qu’il s’agisse d’un petit film intime, il vous emmène dans un voyage visuellement et émotionnellement passionnant. Je pense que pour nous, nous avons voulu créer une tension sans que cela soit explicite et en nous concentrant davantage sur les personnages. Nous ne dépeignons pas nos personnages comme étant simplement bons et mauvais, nous essayons d’explorer leur vie intérieure et je pense que cela fait résonner le film auprès des gens.

Félicitations pour avoir été sélectionné pour un Academy Award 2021. Où étiez-vous quand vous avez appris la nouvelle et est-ce que c’était ce que vous espériez avec Da Yie ?

Chingiz KaribekovJe regardais « Burning » de Lee Chang-dong. Chingiz, écrivain et producteur de Da Yie, m’a suggéré de le voir. J’ai donc décidé, pour passer le temps, de commencer à regarder ce chef-d’œuvre. J’ai envoyé un SMS à Chingiz pour lui dire que j’allais enfin commencer à le regarder. Vers minuit, j’ai reçu un appel de Chingiz, je pensais que nous allions parler du film, mais il s’est mis à crier « Brooooo nous sommes sur la liste des finalistes ». C’est là que je l’ai appris.

Que pensez-vous du cinéma ghanéen réalisé au Ghana aujourd’hui ?

Le cinéma ghanéen est très proche de Nollywood, mais il y a des réalisateurs ghanéens vraiment intéressants comme Blitz The Ambassador, Akosua Adoma Owusu, qui sont des cinéastes plus artistiques. Je pense que l’Afrique a toujours eu une voix cinématographique, si vous regardez Djibril Diop & Ousmane Sembene par exemple. Ils avaient tous une voix très intéressante, qui m’inspire beaucoup en termes de narration et d’approche visuelle. Ils méritent plus d’attention. Il y a aussi de nouvelles voix comme Ben Asamoah et Will Niava, qui font des choses incroyables. Comme pour le théâtre, la musique, l’art et la littérature, j’espère que de plus en plus de gens comprendront et apprécieront notre cinéma.

Quels conseils avez-vous à donner aux cinéastes africains qui officient sur le continent en général ?

Je pense que nous devrions essayer de nous connecter et de partager nos connaissances et notre art pour être plus forts. Il y a beaucoup d’histoires qui doivent être racontées. Le cinéma est un langage universel et je pense que nous devons l’utiliser. Nous devons faire entendre nos voix. N’ayez pas peur de vous exprimer.

Quels sont vos projets d’avenir ?

En ce moment, je travaille sur mon premier long métrage, « Postcard », avec le co-scénariste et coproducteur de Da Yie, Chingiz Karibekov. Il est inspiré du livre « On Black Sisters Street » de Chika Unigwe. Nous l’avons développé au Sam Spiegel Filmlab où il a remporté le deuxième prix. Je travaille également sur une émission de télévision intitulée « Clemenceau », avec Chingiz Karibekov et Mohammed El Hajjouti, que nous avons développée au Torino SeriesLab et qui est présentée sur Série Mania. J’espère continuer à travailler sur des projets pouvant atteindre un public mondial. J’ai le sentiment que nous avons plus que jamais besoin d’histoires qui peuvent connecter le public à des lieux et des personnes qu’il ne connaîtrait pas autrement. C’est le genre de cinéma qui m’inspire et le genre de cinéma que je veux faire.

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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