Christine Coulange est musicienne, compositrice et vidéaste. Basée à Marseille, elle réalise des voyages au long cours, pour étudier, et témoigner, des cousinages et métissages en musique. Après les Routes de la Soie, c’est la route des musiques de transes, d’Egypte à Zanzibar, que notre vidéaste-globe-trotteuse explore depuis plusieurs années.
De ces plongées au cœur des traditions musicales vivantes de la planète, la vidéaste-musicienne rapporte des films, des images et des sons, qu’elle mixe avec ses propres créations musicales. Cela donne des créations vidéos originales et pleines de vie, « de la musique mise en images » pour employer les termes de l’artiste, qui sont au croisement du reportage ethnographique, du cinéma, et de la création musicale. Ces créations vidéos commencent à leur tour à faire le tour de la planète, présentées dans des festivals et expositions dans divers pays, de la Belgique à l’Australie…
Comment définissez-vous votre projet ?
Le titre du projet est « Métissages artistiques et modernité, de la Méditerranée à l’Océan Indien ». L’objectif est d’étudier les parentés et métissages entre les musiques de la côte Est de l’Afrique, depuis l’Egypte jusqu’à l’Afrique du Sud. Nous nous intéressons particulièrement aux musiques de transe, qui dans toute cette région constituent une part importante des musiques populaires et des musiques de fête, et qui ont une fonction sociale ou religieuse extrêmement importante.
Vos créations vidéos mêlent à la fois des images et des sons rapportés de vos captations de fêtes et danses, et vos propres créations musicales…
Oui en effet : à partir des images et des musiques que je rapporte de mes voyages, je crée des vidéos qui sont ce que j’appelle « de la musique en images » – images au pluriel car parfois je juxtapose deux ou trois écrans d’images en même temps. Et les musiques enregistrées au cours de ces voyages, je les utilise soit brutes, ou bien je m’en inspire pour créer mes propres créations musicales, qui sont très contemporaines, et qui viennent aussi accompagner les images.
Quels types de musiques de transe avez-vous enregistrés en Egypte ?
Nous avons filmé du « zâr », qui est une musique de guérison, et qui est interprétée uniquement par des femmes. C’est une musique qui mêle des chants et, comme instruments, uniquement des percussions. Il reste très peu de ces groupes de « zâr » en Egypte, et nous avons pu filmer le groupe Mazaher, qui est l’un des derniers à rester actif.
Aux Comores, vous vous êtes intéressée aux musiques soufies : comment avez-vous pu pénétrer ces cérémonies soufies, vous qui n’êtes pas musulmane ?
Nous avons eu la chance de rencontrer Mohamed Kassim, un grand maître soufi des Comores, et nous lui avons expliqué notre démarche. Je crois que, pour tout voyageur, le fait d’être accepté dépend beaucoup de votre approche, du contact que vous nouez avec les gens. Là, ce maître soufi a fait plus qu’accepter notre demande de filmer une cérémonie : il nous a carrément accueillis à bras ouverts, et grâce à lui nous avons pu filmer plusieurs fêtes.
Bien sûr, à chaque fois je me couvrais le corps et la tête, comme les autres femmes musulmanes présentes, par respect. Je garde notamment un souvenir très fort d’une grande cérémonie qui s’est déroulée la nuit, dans une mosquée, au pied du volcan Karthala. La musique était très vive et énergique, les hommes et les femmes sautaient, avançaient, reculaient, recommençaient… C’était très hypnotique, comme toutes les cérémonies soufies…
À Zanzibar, à quelles cérémonies musicales avez-vous assisté ?
Nous avons filmé le nouvel an shirazi, qui est une grande fête collective. Les hommes se frappent le corps à coups de lianes, pour enterrer les malheurs de l’année et passer à l’année suivante, les femmes dansent en courant pour laisser tous les mauvais souvenirs derrière elles, et tout cela dans un grand chant collectif. Ça tourne, ça tourbillonne de partout, c’est enivrant… Et les musiques de Zanzibar sont passionnantes, parce que le métissage de l’île s’entend à l’oreille : ce sont vraiment des musiques multi-culturelles, où s’entendent les apports arabes, africains, indiens,…
Quels autres pays avez-vous parcourus pour ce projet ?
La Tanzanie et le Kenya. Dans ces deux pays, nous nous sommes intéressés aux musiques des Massaïs. Et là, nous avons eu de la chance : à Nairobi nous avons rencontré un danseur massaï qui nous a emmenés dans son village, Magadi, au pied du Kilimandjaro. C’était loin de tout, il n’y avait même pas de piste qui y menait. Nous avons été accueillis par sa famille, et nous avons pu filmer leurs chants et danses, qui sont extraordinaires : chez les Masaïs, il y a énormément d’effets de voix, tout à fait étonnants, et virtuoses. Chacun produit un son différent avec sa voix, par le timbre, la tonalité, ce sont de véritables orchestres vocaux. Et ils dansent en sautant en l’air en même temps : c’est donc très sportif aussi !
Votre prochaine étape ?
Mayotte durant ce mois de mars. Ce sera mon premier voyage dans cette île. Là, nous nous nous intéresserons aux orchestres de femmes, les Deba, qui sont très répandus dans l’île. Et la suite du projet devrait nous mener jusqu’en Afrique du Sud…
Depuis des années que vous travaillez sur ces traditions vivantes, les sentez-vous menacées par la modernité ?
Paradoxalement non. Partout, quelques spécialistes que nous rencontrons nous parlent de cultures menacées. Mais partout, nous rencontrons de la musique vivante, traditionnelle, même si ces traditions se métissent aujourd’hui de modernité, avec des instruments occidentaux comme le violon ou le piano, voire des instruments électriques comme la guitare ou la batterie…
La preuve que ces traditions restent vivantes : dans tous les pays que nous avons traversés, de l’Egypte à Zanzibar, partout on entend de la musique, et il suffit de taper sur n’importe quoi pour produire du rythme, et se mettre à chanter. Et on va encore souvent chercher des musiciens pour animer les fêtes de mariage. Et la modernité est de plus en plus souvent mise au service de la tradition, car se multiplient dans tous ces pays des centres de musique, qui font à la fois un travail de sauvegarde de ce patrimoine, en collectant et enregistrant, et qui enseignent aussi ces musiques et instruments traditionnels aux jeunes générations.
Je pense notamment au travail remarquable que font le centre Makan en Egypte ou la Music Academy of Zanzibar. Et la preuve que la modernité peut servir la tradition : l’une des prochaines étapes de notre projet sera la création d’une plateforme collaborative sur le web, où nous partagerons tous ces éléments collectés, et mettrons en relation tous ces pays. Ce sera en quelque sorte un « Musée vivant de la musique », qui servira à la fois le public, les musiciens, les chercheurs, et les étudiants.