D comme Distance


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L’apprentissage : D comme Distance. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2007.

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

D

Distance

L’émigration, c’est la distance. Distance par rapport à sa terre originelle. A la branche familiale dont vous êtes séparé. A un environnement culturel, musiques, bruits, senteurs, langues. A des paysages qui furent quotidiens et sont devenus exceptionnels pour vous.

La première chose que doit apprendre l’émigré, ce n’est pas de s’adapter à son pays d’accueil, c’est de vivre avec cette distance. Car s’il n’apprend pas à vivre avec cette distance, il devient malheureux: « mon corps est ici mais mon cœur est ailleurs, et mes amis me disent que ça va me rendre fou », confiait dans une interview le journaliste libanais Sélim Nassib, qui vit en France désormais, car il est difficile d’être à la fois libanais et juif dans cette région aujourd’hui.

L’émigré doit d’abord apprendre à réconcilier son corps d’avant avec celui d’aujourd’hui, par exemple faire d’un corps qui vivait au soleil, un corps qui supporte le froid et la glace. Il doit réconcilier son palais d’avant et celui d’aujourd’hui, et apprendre de nouveaux goûts. Il doit modifier son regard d’avant, qui se réjouissait de certains arbres et fleurs et celui d’aujourd’hui, qui découvre de nouveaux paysages. Réconcilier surtout son histoire d’avant – son identité, sa place dans la société, son rôle au sein de sa famille – et son présent d’aujourd’hui –identité, place dans la société rôle dans sa famille.

Cette réconciliation peut sembler difficile par la distance. Elle l’est parfois encore plus par la proximité. Par exemple, les retours estivaux au pays, où l’on vit, enchanté, des vacances idylliques, entourés de sa tribu d’origine, peuvent raviver des nostalgies, et les retours sont alors encore plus difficiles dans la grisaille la vie en France l’indifférence, et la distance le fossé entre ici et là-bas vous semblent encore plus grands plus difficiles à vivre.

La distance produit aussi des effets secondaires. Vous apprenez par exemple à aimer à distance. Votre pays natal, celui de vos parents; les membres d’une famille que vous ne voyez plus; des paysages, des musiques, des senteurs, que vous ne vivez pas au quotidien, en France.

D’aimer tout ça de loin, bien sûr, vous aimez encore plus. Et cela vous apprend aussi à étouffer vos désirs: vous avez été tellement habitué, car contraint – raisons financières, politiques, familiales – à aimer votre ville natale à distance, Alger Sétif Oran Tanger Alexandrie Damas, que même lorsque, au bout de plusieurs années, l’occasion vous est donnée de pouvoir y retourner, vous ne le faites pas: comme si cet amour à distance suffisait désormais. Comme si vous n’aviez plus besoin d’aimer pour de vrai, mais seulement d’aimer dans votre cœur, dans votre mémoire, dans votre passé. Qui est devenu votre manière d’aimer, au présent.

« J’ai peur d’être déçu », répondez-vous à des amis qui s’étonnent de ne pas vous voir repartir, alors que vous le pouvez. « On m’a dit que ça avait beaucoup changé », ou « je n’ai plus personne là-bas », dites-vous encore. Mais vous savez que vous vous mentez à vous-même: la vraie raison, c’est que vous préférez garder de votre ville natale, de votre pays quitté, une image idéalisée, celle de vos souvenirs d’enfance, de jeunesse, que de vous coltiner à la réalité. La pauvreté la misère le sous-développement, toute la ville a changé s’est paupérisée. Que vous ne pourriez retourner vivre là-bas et finalement vous êtes mieux ici. En bref, que vous êtes devenu étranger à ce que vous appelez intimement, malgré votre passeport français, votre pays.

La distance a aussi des vertus: soulager les douleurs, par exemple. Ainsi, vous aimez un père, une grand’mère, à distance. Et quand ils décèdent, pour vous ils sont toujours vivants. Car quelle différence, loin ou mort, pour vous qui viviez loin d’eux déjà? Avoir un parent chéri et décédé dans un autre pays, lorsqu’on ne l’a pas vu mourir, c’est l’avoir toujours présent auprès de soi. A l’image du pays qui est mort pour vous, et terriblement vivant dans votre esprit.

Ce n’est pas tout: un jour, vous devez apprendre à ne plus aimer à distance. Ou de mémoire. A aimer votre présent. Votre ici et votre maintenant. A ne pas vivre avec ce syndrome du « ailleurs c’est mieux qu’ici », qui rend tant d’émigrés malheureux. Vous devez apprendre à réconcilier pleinement votre moi de là-bas et votre moi d’ici. Pour ne plus avoir le cœur là-bas et le corps seul ici. Abolir la distance.

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