L’apprentissage : D comme Discrétion. Un livre sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. Véritable « Lettres persanes » du XXIe siècle, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2007.
De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature… |
D
DISCRETION
« Les Français sont discrets ». Parmi les qualités que nous avons trouvées aux Français, en voilà une essentielle, et cette phrase, je l’ai souvent entendue, enfant.
Car dans le monde arabe, chacun se croit autorisé à vous poser mille questions sur votre vie personnelle. Chauffeur de taxi, marchand de souk, ou inconnu croisé dans la rue, vous demandent votre nom, âge, statut matrimonial, le nombre de vos enfants, pourquoi vous n’en avez pas ou n’en avez pas plus, ce que vous faites dans le pays et combien de temps vous comptez y rester, pour les questions de base.
Cette curiosité – que les Européens appellent indiscrétion – n’est pas typique du monde arabe: le journaliste Bernard Ollivier la subit en Iran*, de même que Jacques Lacarrière en Grèce**.
En France aujourd’hui, il est inconvenant de poser des questions privées à un inconnu. Mais l’on vous demande systématiquement « que faites-vous dans la vie? », pour créer un lien avec vous.
En Orient, le plus important est de vous situer sur le plan de la vie privée: qui êtes-vous? Ici, c’est de connaître votre fonction sociale: que faites-vous? Vie privée contre vie publique, état civil contre fonction sociale: deux logiques opposées de situer un individu dans la société, deux priorités opposées données au sens de la vie, peut-être.
Ce que les Français appellent indiscrétion, les Orientaux le nomment intérêt porté à l’autre. Et ce que les Français nomment discrétion, les Orientaux le nomment indifférence: car ils s’attendraient au contraire à ce que l’on s’intéresse davantage à eux.
Régissant la vie quotidienne, la même loi s’applique. En Orient, votre famille et vos amis se sentent autorisés à s’ingérer dans votre vie privée: donner mille conseils, commenter vos décisions, vous critiquer, dans vos décisions privées – le choix d’une maison, d’une école pour votre enfant, de votre destination de vacances, ou du nombre d’enfants que vous avez. Chacun « se mêle » de la vie des autres. En France au contraire, les gens sont « discrets » – même les membres de votre propre famille. Moins d’ingérence, moins de critiques, plus de liberté en somme.
Discrétion/indifférence, intérêt/ingérence: ce qui est une qualité pour les uns est un défaut pour les autres, ce qui est demandé par les uns est un poids pour les autres, et nulle société n’est « meilleure » qu’une autre en la matière. Car l' »indiscrétion » et l' »intrusion dans la vie privée » des uns crée aussi du contrôle social: on gronde les enfants des voisins s’ils font des bêtises et il y a peu de délinquance juvénile dans les quartiers, on joue les médiateurs dans les conflits conjugaux ou entre amis et on tente d’éviter les brouilles, on vient en aide à la voisine devenue veuve et sans ressources,…
Inversement, la « discrétion » en France peut conduire à ignorer que votre collègue si déprimé est en train de divorcer, et donc à lui apporter un peu de réconfort; à ne pas connaître vos voisins, et donc à laisser la vieille dame du 3° seule et sans visites – et à la laisser parfois mourir toute seule, comme il arrive ici; à laisser une bande d’ados tagguer des immeubles dans votre quartier sans intervenir; etc.
Le rapport de soi aux autres, connus et inconnus: tout est question de mesure, mais surtout de point de vue. Car la sollicitude envers les autres, et la volonté d’être au courant de la vie des gens autour de soi, crée aussi ragots, rumeurs, et pression sociale insupportable sur les individus, et est la face néfaste de cette manière de vivre « en lien serré » avec les autres – qui était aussi la manière de vivre en Occident autrefois, avant l’ère des villes et la modernité. Inversement, l’indifférence conduit à l’absence de lien social, à la solitude, à la dépression, si étendues dans les pays du Nord. SOS Amitié a reçu 700 000 appels en 2004, m’apprend le journal aujourd’hui. Chez nous, SOS Amitié, c’est la voisine d’à côté. Ou le chauffeur de taxi.
Et là encore, ce n’est pas tant Orient/Occident qu’il faut opposer, mais tradition/modernité: car dans les villages de France aussi autrefois chacun se souciait de l’autre et se mêlait de la vie de tous, comme les films de Pagnol nous le montrent gentiment. Et dans les grandes capitales que sont aujourd’hui Le Caire Alger ou Casablanca on laisse aussi l’indifférence se développer – trop de misère autour de soi pour venir en aide aux autres, comme autrefois, et c’est ainsi que l’on voit des enfants dans les rues du Caire et des femmes seules abandonnées sur les trottoirs d’Alger.