Coup d’État en Guinée : « Eviter de jeter de l’huile sur le feu en sanctionnant les auteurs du putsch »


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Mamady Doumbouya
Le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya

Après le cas du Mali, le coup d’État perpétré en Guinée contre le régime d’Alpha Condé, le 5 septembre dernier, a fait réagir la CEDEAO, qui a pris des sanctions, contre le pays et les membres de la junte, suscitant des réactions dans le pays et à dans la sous-région. Les populations sont de plus en plus remontées contre la CEDEAO qui semble prendre invariablement position pour les dirigeants. Pour parler de cette question, AFRIK.COM a interrogé Dodzi Missihoun, historien, spécialiste de la CEDEAO.

Historien, auteur d’une thèse éditée portant sur le sujet suivant : « Guerre et paix : un défi pour la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), 1989-2012 », Dr Dodzi Missihoun, qui a également publié plusieurs articles et ouvrages sur les questions de paix, de conflits en Afrique, revient sur la situation en Guinée, au Mali et même dans la sous-région.

Afrik.com: Depuis l’année 2020, l’Afrique de l’Ouest est devenue l’épicentre des coups d’État sur le continent, avec trois putschs sur quatre. Comment pouvez-vous expliquer cela ? Est-ce la preuve d’un recul de la démocratie dans cette région ?

Oui, effectivement, on note depuis 2020 une recrudescence des coups d’État en Afrique de l’Ouest. Cela s’explique par un recul démocratique certain dans l’ensemble des pays ouest-africains sauf quelques cas rares comme le Cap-Vert, le Ghana et à un degré moindre, le Sénégal. Ce recul démocratique se traduit surtout par le musellement des partis d’opposition, l’embastillement de leurs membres, la mise en place d’artifices juridiques pour éliminer les partis d’opposition des élections majeures, notamment les élections législatives et présidentielles, ou pour compliquer davantage la capacité des candidats de l’opposition à fournir les pièces administratives nécessaires à la validité de leur candidature.

Dodzi MissihounIl y a également la modification des règles électorales en vue de favoriser les candidats des partis au pouvoir, compromettant ainsi la crédibilité et la transparence des élections. L’autre stratégie consiste en la prise du contrôle total des structures chargées d’organiser les élections dans le secret dessein d’influer sur les résultats, et de détourner les suffrages du peuple. Une autre pratique constitutive de recul démocratique consiste à éliminer tous les presses et médias de l’opposition ainsi que les organisations de la société civile comme les ONG critiques vis-à-vis du gouvernement, et surtout de réviser la Constitution en vue de garantir des mandats supplémentaires au chef d’État en exercice ayant épuisé ses mandats constitutionnels.
Tous ces comportements qui dénotent d’un recul démocratique évident dans nos États, sont de moins en moins tolérés et acceptés par les populations, d’où les coups d’État.

Peut-on considérer cette situation comme étant un échec de la CEDEAO ?

C’est bien évidemment un échec de la CEDEAO qui a mis en place des normes pour encadrer ses États membres en matière de bonne gouvernance et de démocratie. En matière de normes, on peut évoquer le Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance qui interdit des révisions constitutionnelles à but électoral, six mois avant les élections, et recommande l’implication des partis d’opposition dans toutes les structures en charge de la gestion des élections, afin de garantir leur transparence et leur crédibilité.

Par conséquent, la CEDEAO devrait intervenir énergiquement et condamner tous les gouvernements de la Communauté qui manifestent des tendances allant dans le sens de la désagrégation des acquis démocratiques. Et c’est justement à ce niveau que les populations et les observateurs condamnent l’institution régionale qui reste passive quand des actes anti-démocratiques sont posés par les dirigeants des États membres, mais devient alerte pour condamner et sanctionner les militaires auteurs de coups d’État qui ne sont que la conséquence des actes des gouvernants censés appliquer les normes de la Communauté.

Vous semblez apporter de l’eau au moulin de ces populations qui fustige cette organisation autrefois saluée comme un modèle d’intégration régionale.

Malgré ses errements, je pense que la CEDEAO demeure un modèle d’intégration réussie en Afrique. Je crois sincèrement qu’il n’y aura pas décollage économique et social durable en Afrique de l’Ouest sans cet espace communautaire qui a toutes les caractéristiques pour nous sortir des conséquences perverses de la balkanisation léguée par la colonisation. En réalité, la CEDEAO mérite mieux que ce qu’elle nous propose aujourd’hui. Cependant, n’oublions pas que chaque institution, chaque organisation ne vaut que ce que valent ceux qui l’animent.

À la question de savoir qui sont ceux qui animent la CEDEAO aujourd’hui, la réponse vient aisément : des dirigeants pour la plupart contaminés par le syndrome du troisième mandat, et une gouvernance anti-démocratique de l’État ; un président de la Commission hautement politique et désigné par des chefs d’État à qui il doit reconnaissance ; diverses commissions dont le fonctionnement est lié au bon vouloir des gouvernements des États membres ; un Parlement complètement en hibernation et une cour de justice qui essaie de sauver les meubles, mais qui n’est pas suivie par les autres institutions ni les gouvernements des États membres.
Dans ce contexte, la responsabilité de l’échec est partagée entre la CEDEAO elle-même et ceux qui sont chargés de l’animer

On a vu la CEDEAO prendre récemment des sanctions contre la Guinée et ses nouveaux dirigeants alors que ces derniers sont applaudis par leur peuple. Que vous inspirent ces sanctions ?

Au regard de ce qui précède, vous comprendrez aisément pourquoi les populations jubilent à Conakry alors que la CEDEAO fulmine. Je comprends par principe que la CEDEAO condamne les coups d’État et milite en faveur d’un retour rapide à l’ordre constitutionnel. Mais lorsque les coups d’État surviennent dans un contexte comme celui de la Guinée où le chef de l’État a fait fi de toutes les normes communautaires en matière de démocratie et de bonne gouvernance pour forcer un troisième mandat, il faut savoir raison garder, et éviter de jeter de l’huile sur le feu en sanctionnant les auteurs du putsch. La meilleure chose à faire est de les accompagner du mieux que l’institution peut pour un retour, dans un délai raisonnable, à une vie démocratique. Et je pense que ce faisant, la CEDEAO limiterait de plus en plus les ambitions gloutonnes de certains chefs d’État qui sont prêts à tout pour se perpétuer au pouvoir.

Pensez-vous qu’au fond, la CEDEAO a les moyens de contraindre un chef d’État membre à respecter la Constitution de son pays ?

Je pense qu’à l’étape actuelle des choses, les moyens dont dispose la CEDEAO pour contraindre un chef d’État d’un pays membre à respecter la Constitution sont ceux que les États lui ont conférés en tant qu’organisation supranationale. En principe, les normes communautaires s’imposent à la législation des États membres. Ainsi, la simple discipline de ces États vis-à-vis des rappels à l’ordre de l’organisation devrait suffire à régler ces difficultés. Malheureusement, dans la réalité, les choses sont plus compliquées qu’il ne le paraît, obligeant l’institution à se doter d’autres moyens de contrainte politique, économique et géostratégique.

Politique, en suspendant de toutes ses instances un État récalcitrant vis-à-vis des normes communautaires. Économique, en prenant des mesures d’isolement économique comme les embargos sur les exportations et les importations par les voies communautaires de circulation, la fermeture des frontières communautaires au pays concerné, le lobbying auprès des autres organisations internationales et les partenaires pour isoler un pays qui prend des libertés excessives avec les normes communautaires, etc. ; géostratégique, en s’appuyant sur les figures de proue de la communauté ou les pays leaders encore appelés les États pivots comme le Nigeria, le Ghana, le Sénégal et la Côte d’Ivoire pour amener les autres États à rentrer dans les rangs. La difficulté que cache une telle alternative est que si le problème concerne un des États pivots mêmes, il sera difficile à régler, d’où l’importance pour ces États de jouer un rôle de leadership.

Que préconisez-vous pour redorer le blason de l’institution sous-régionale ?

Pour redorer son blason, la CEDEAO doit opérer un réajustement fonctionnel. Pour ce faire, il s’agira de dynamiser tous les organes en hibernation, notamment le Parlement en le dotant de réels pouvoirs de contrôle des commissions techniques et des gouvernements des États membres, et en faisant en sorte que les membres de ce Parlement émanent des suffrages directs des citoyens de la communauté et non d’un pouvoir dérivé comme celui des parlements nationaux. Ainsi, ce Parlement sera le premier rempart ou le premier garde-fou contre les dérives anti-démocratiques des gouvernements des États membres.

Ensuite, il faudra rendre plus technique le poste de président de la Commission, de sorte que sa nomination soit le fruit d’un appel à candidatures plutôt que d’une cooptation par les chefs d’État et de gouvernement. De même, il est nécessaire d’aller vers une harmonisation plus poussée des législations des États membres de manière à ce que les règles soient presque partout les mêmes. Ceci permettra d’éviter que des citoyens investis de l’autorité publique changent les règles à leur gré, sans avoir à rendre compte à des institutions supranationales.

Je reste persuadé que c’est le moment, plus que jamais, pour la CEDEAO de rendre effectif le slogan « Passer de la CEDEAO des États ou des chefs d’État à la CEDEAO des peuples », car l’institution est de plus en plus perçue par les citoyens de la communauté comme un syndicat des chefs d’État, qui défend les intérêts de ces derniers et non ceux des populations. La CEDEAO doit inverser la tendance, en se tenant résolument aux côtés des peuples, puisqu’en définitive, elle existe à cause d’eux et pour eux.

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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