À la suite de la passation du pouvoir des mains de Laurent Gbagbo à celles d’Alassane Ouattara, en Côte d’Ivoire, la dynamique sociale a changé au Moyen-Cavally, faisant naître de nouveaux défis pour la stabilité de cette région riche en cacao et en café où le sectarisme politique est essentiellement une affaire ethnique. Mais les spécialistes estiment que les structures communautaires et la volonté locale de surmonter ces divisions persistent, et qu’elles peuvent servir de base à une reconstruction pour tourner la page après ces bouleversements sans précédent.
« Les gens sont condamnés à vivre ensemble », a dit Benjamin Effoli, préfet de la ville de Duékoué, située à l’ouest du pays, dans la région du Moyen-Cavally. « La cohésion sociale, c’est une œuvre constante, et chacun a son rôle à jouer ». D’après lui, à la suite de la dernière crise, les groupes communautaires de longue date surveillent la situation et débattent de la façon d’apaiser les conflits.
Des personnes originaires d’autres régions ou de pays voisins exploitent les terres du Moyen-Cavally depuis des décennies, en cohabitation avec les autochtones, les Guéré. Depuis la rébellion de 2002 et les troubles qui l’ont suivie, les habitants, les autorités locales et des groupes humanitaires tentent de favoriser la cohésion sociale par la création de comités de paix et l’organisation de réunions communautaires afin de résoudre les conflits, et par l’élaboration d’accords provisoires pour gérer les conflits fonciers.
À l’heure actuelle, la dynamique de pouvoir est totalement inversée. Les communautés de migrants se réjouissent très largement de l’arrivée au pouvoir du président Ouattara et les Guéré – des partisans de M. Gbagbo, pour la plupart – sont démoralisés et tentent de remettre de l’ordre dans leur vie. Ils sont nombreux à dire que les actes de représailles sont monnaie courante.
Le point de vue de deux femmes illustre bien à quel point la situation actuelle est perçue différemment par les diverses communautés, en particulier à l’ouest mais également dans le reste du pays. D’après les analystes, la division demeure le principal défi à relever.
À la mi-juillet (environ trois mois après l’apaisement des conflits), une femme Malinké exerçant comme sage-femme à Duékoué a dit à IRIN : « Ça va beaucoup mieux – on dort en paix maintenant ». Selon elle, les Malinké vivaient auparavant dans la peur constante d’une attaque des militants pro-Gbagbo.
Une commerçante Guéré, déplacée et vivant dans une église à proximité de Guiglo, a dit : « On tue nos gens comme ça, pour rien. On souffre ici ».
« Ces réactions complètement contradictoires traduisent effectivement toute la problématique… en termes de solutions de cohésion sociale [pour la région ouest] », a indiqué Jacques Seurt, chef de mission de l’Office des migrations internationales (OMI).
Ces deux femmes expriment simplement leur désir de vivre en paix et de retourner au travail afin de pouvoir nourrir leur famille. La sage-femme a dit, sans qu’on lui pose la question : « Moi je ne trie pas par ethnie quand les femmes viennent me consulter – une femme enceinte est une femme enceinte. »
Divisions ethniques
Même si la plupart des Ivoiriens n’agissent pas selon des critères ethniques dans leur vie quotidienne, les politiques ont bien souvent attisé les divisions ethniques, avec de graves répercussions sur la cohabitation.
Du temps où Gbagbo était au pouvoir, les jeunes Guéré avaient le sentiment qu’en cas de conflit les opposant à un individu d’un autre groupe ethnique, ils seraient soutenus par de gros bonnets, a indiqué Diomandé Yaya, responsable des droits humains et de la cohésion sociale auprès du Comité international de secours à Man, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire. « Pendant le régime Gbagbo, il y avait des cadres de Moyen-Cavally qui n’ont pas du tout contribué à la résolution paisible des conflits dans la région. Les jeunes sentaient qu’ils seraient toujours soutenus par le pouvoir. C’était comme : ‘quelle que soit notre manière de résoudre un problème, [de toute façon], nos gars sont au pouvoir’ ».
Il s’agit là, selon lui, d’un facteur qui doit être pris en considération dans tout effort de cohésion sociale. En effet, si de nombreux Guéré hésitent encore à rentrer chez eux, c’est probablement parce qu’ils ont encore du mal à imaginer cette nouvelle existence, c’est-à-dire sans le « privilège » d’avoir des compatriotes au pouvoir.
M. Seurt, de l’OMI, qui travaille sur ces questions en Côte d’Ivoire depuis 2003, a indiqué que même dans le nouveau contexte politique, les autorités locales et les groupes humanitaires ont sur quoi s’appuyer. À titre d’exemple, les comités de paix sont constitués de représentants issus de tous les groupes ethniques d’une communauté donnée, dirigés par des chefs de village et reconnus par les autorités préfectorales locales en tant que forum pour la résolution de conflits.
Cependant, d’après M. Seurt, une attention particulière doit être portée à la façon dont les migrants et les non Guéré réagiront à la passation de pouvoir. « Comme le pouvoir a changé de camp, les étrangers, de façon générale, se sentent aujourd’hui à l’aise dans cette région, alors que jusqu’à présent ils étaient sous la domination de leurs tuteurs, qui bénéficiaient de la sympathie de certains éléments de la gendarmerie ou de la police. Aujourd’hui, c’est le contraire [qui se produit], et on craint par exemple qu’il y ait des occupations secondaires de terre, c’est-à-dire que des étrangers prennent un peu cet avantage pour aller occuper des terres qui ne leur appartiennent pas. »
Causes sous-jacentes
La Côte d’Ivoire doit encore s’attaquer aux questions qui sont au cœur du débat depuis le soulèvement de 2002 : la nationalité, la citoyenneté, les droits des immigrés et la propriété foncière.
« Cette dernière crise postélectorale n’est qu’une autre manifestation de la crise globale que la Côte d’Ivoire vit depuis plus de 10 ans », a indiqué M. Seurt à IRIN. Après les affrontements de cette année, la cohésion sociale risque d’être difficile à maintenir, non seulement à l’ouest, mais également dans d’autres régions du pays, a-t-il expliqué.
Pour Georg Charpentier, ancien coordonnateur humanitaire et représentant spécial adjoint du Secrétaire général des Nations Unies pour la Côte d’Ivoire, une cohésion durable doit passer par une nouvelle politique gouvernementale équitable sur ces questions.
« Il ne faut pas voir ça comme de la vengeance ou quelque chose dans le genre. Le gouvernement devrait vraiment regarder au-delà du court terme et de la rancune et aller de l’avant pour résoudre les questions d’immigration, de nationalité et de cohabitation dans un pays comme la Côte d’Ivoire. Elles doivent être résolues d’un point de vue politique à l’échelle nationale ».
Il a noté le rôle de l’« ivoirité » – un concept de nationalisme ivoirien dont les politiques se sont servis pendant des années. En effet, en Côte d’Ivoire, les immigrés sont très nombreux et leurs droits restent encore à définir. Par le passé, M. Ouattara n’avait pu être candidat à la présidence en raison de doutes quant à sa nationalité. Pendant la campagne présidentielle, les militants de M. Gbagbo ont souvent qualifié ses soutiens d’« étrangers ».
« Je crois que maintenant, avec ce gouvernement, nous avons une opportunité en or », a dit M. Charpentier à IRIN. « Ils ont survécu à toutes les tensions liées au concept d’ivoirité – tous s’accordent à dire que c’est un concept erroné, je pense – et ils peuvent amener le pays à devenir un melting-pot de la sous-région et un moteur économique pour la sous-région ».
L’idée d’un melting-pot peut sembler bien lointaine s’ils sont nombreux à partager les sentiments et l’expérience d’Ernest, un fermier Guéré actuellement déplacé et vivant sur des terres paroissiales à Guiglo.
« Nous voulons la sécurité totale. Mais qu’on fasse partir tous les étrangers d’abord – comme ça, on aura la sécurité. On est constamment menacé par les Burkinabés…S’ils partent, nous pourrons aller librement dans les villages et les plantations ».
Les terres de la région sont incroyablement fertiles et cela constitue un enjeu considérable, selon Kacou Fato Patrice, membre de la Convention de la société civile de Côte d’Ivoire (CSCI). Il a récemment parcouru la région du Moyen-Cavally à la rencontre de religieux et de chefs traditionnels, de marchands, de transporteurs et d’autres groupes locaux.
« Les gens pourront coexister en paix, mais il faudra beaucoup de travail pour y arriver », a-t-il dit.
Arrestations arbitraires
Alors que les réponses d’urgence touchent à leur fin et que les agences humanitaires s’orientent vers les opérations de « relèvement rapide » et de développement, les efforts pour encourager la cohésion sociale sont faits dans un contexte d’accusations d’arrestations et d’exécutions arbitraires de la part de l’armée nationale, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). Selon de nombreux habitants de l’ouest de la Côte d’Ivoire, ce contexte rend tout discours sur la cohésion sociale futile.
« La cohésion sociale est parfaitement possible à Duékoué – seulement il faudrait que ces exactions, tueries et enlèvements cessent », a dit un Guéré de la mission catholique de Duékoué qui a préféré garder l’anonymat.
Un homme qui est rentré chez lui à Bangolo, à 25 kilomètres au nord de Duékoué, après avoir été déplacé pendant des mois a dit que la peur régnait parmi les Guéré. Lui aussi a tenu à garder l’anonymat car, a-t-il dit, « personne n’est libre de dire ce qu’il pense pour le moment ».
À la question de savoir qui devrait faire le premier pas pour commencer à réparer le tissu social, il a répondu : « Le vainqueur. L’équipe du vainqueur ».