A près de deux semaines de l’élection présidentielle ivoirienne, Richard Banégas, professeur de science politique à Sciences Po, spécialiste de l’Afrique de l’Ouest et des Grands Lacs et particulièrement de la Côte d’Ivoire explique l’apparent désintérêt de la population pour ce scrutin. Il a répondu aux questions d’AFRIK.COM. Pour lui, le système politique ivoirien peine à se renouveler, encouragé par la reproduction de pratiques clientélistes par la jeune génération.
Afrik.com: A 20 jours de la Présidentielle, beaucoup d’Ivoiriens semblent se désintéresser de l’élection, qu’en pensez-vous ?
Richard Banégas: Il y a tout un ensemble de facteurs qui font que les Ivoiriens ne semblent guère mobilisés par ce scrutin. Il y a d’une part le souvenir amer et douloureux de l’élection passée qui fait qu’on a peut-être moins envie de s’investir ou d’y mettre autant de passion sachant le conflit suscité par la dernière élection. Si on en parle peu, la problématique de la paix domine l’ensemble du scrutin. La plupart des gens sont d’abord satisfaits d’avoir retrouvé un semblant de paix dans le pays, même si elle n’est pas la même pour tous. Et avec ce retour de la paix, c’est aussi tous les dividendes qui y sont liés que perçoit la population, mais une partie seulement de celle-ci, tant les inégalités sont grandes aujourd’hui dans la redistribution de ces dividendes de la paix. Le deuxième aspect, c’est que pour beaucoup d’électeurs les jeux sont déjà faits : Alassane Ouattara domine tellement le jeu politique avec un PDCI qui s’est rallié à sa candidature, ce qui fait que, finalement, il n’y a pas grand’ chose à attendre de ce scrutin sinon la réélection du Président sortant. Je pense que ces deux facteurs se combinent pour expliquer ce désintérêt.
« L’arithmétique électorale ne permet pas d’envisager un »KO électoral » au premier tour »
La composition du Conseil constitutionnel et de la Commission électorale indépendante qui semblent acquis à Alassane Ouattara peut-elle expliquer ce désintérêt ?
Je ne crois pas que cela explique en soi le désintérêt, même si cela peut décourager une partie de l’électorat qui estime que l’égalité entre candidats n’est pas respectée. Le problème des institutions telles qu’elles sont dirigées aujourd’hui, c’est qu’effectivement, elles reflètent un déséquilibre politique dans la façon dont l’Etat a été géré depuis la guerre, un déséquilibre patent en faveur d’un camp. Le président de la CEI Youssouf Bakayoko était déjà président lorsque le scrutin de 2010 a dérapé. Pour une très large partie de la population, ceux qui ont vécu douloureusement la chute de Laurent Gbagbo, Bakayoko en est le responsable. Les présidents des institutions comme la CEI ou le Conseil constitutionnel avec Koné Mamadou à sa tête qui est un proche d’Alassane Ouattara et du RDR (Rassemblement des Républicains, le parti au pouvoir), n’incarnent pas, par leur personne, toute la neutralité qu’exigerait leur fonction à la tête des institutions qui sont censées précisément calmer le jeu, si tensions il doit y avoir. C’est un problème politique qui est effectivement majeur, en cas de contestation des résultats. Cela ouvre la porte à une contestation assez facile du résultat de l’élection qui sera considéré comme truqué. Je ne sais pas si ce facteur-là va peser sur l’issue du scrutin mais cela rejoint ce que je disais toute à l’heure, à savoir que pour une partie des Ivoiriens, les jeux sont faits, en raison de l’hégémonie d’Alassane Ouattara qui a réussi à maintenir son alliance politique avec le PDCI et à marginaliser les autres. Une hégémonie consolidée politiquement par la nomination de certains à des fonctions importantes.
Vous dites que Alassane Ouattara est le grand favori, certains disent qu’il sera réélu dès le premier tour, à votre avis ?
Il n’y a aucun élément tangible qui nous permet de se prononcer sur ce genre de chose. Vous savez comment vont les choses, il y a beaucoup d’intoxication là dedans. On sait ce qu’il en a été des sondages qui avaient été effectués en 2010 et qui voyaient Laurent Gbagbo très largement vainqueur, donc il faut vraiment se méfier de toutes ces manipulations de chiffres. Il n’est pas impossible qu’un forcing soit fait pour qu’Alassane Ouattara passe au premier tour, ce qui serait assez étonnant, au regard de la sociologie, au regard de l’histoire du pays et au regard, il ne faut pas non plus le négliger, des mécontents que le gouvernement de Ouattara a pu faire dans le pays, y compris dans ses propres rangs. Il faudra aussi compter avec l’abstention. Il est difficile aujourd’hui de l’envisager, mais on peut supposer qu’elle sera assez élevée. L’arithmétique électorale ne permet pas d’envisager un « KO électoral » au premier tour, « tako kélé » comme on dit en dioula. Et si cela se réalisait effectivement, cela serait sans doute susceptible de produire des tensions dans le pays.
« Ces jeunes n’ont pas rompu avec la vieille politique »
Beaucoup de désaccords existent au sein de la CNC (Coalition nationale pour le changement), du FPI (Front populaire ivoirien), du PDCI (Parti démocratique de Côte d’Ivoire) et au sein d’autres partis, quelle crédibilité les Ivoiriens accordent-ils à l’opposition ?
L’opposition a d’abord été laminée, à la fois politiquement et militairement, au sortir de la guerre. Il ne faut pas l’oublier : le FPI a été non seulement perdant dans les urnes, mais a aussi été démantelé politiquement, financièrement et judiciairement, puisque nombre de ses dirigeants ont été arrêtés, leur comptes également bloqués. Cette défaite à la fois politique, militaire et judiciaire a notablement affaibli le FPI qui était pourtant un parti important à l’époque et qui le demeure sans doute aujourd’hui en partie, même s’il est difficile d’en mesurer l’influence au-delà des premiers cercles militants. Il y a eu, depuis, de nombreuses manœuvres pour accentuer les rivalités internes, notamment entre d’un côté Affi N’Guessan et de l’autre Abou Drahamane Sangaré et ses amis, entre ceux qui avec Affi sont tentés de rejouer le jeu politique, et ceux qui s’y refusent en maintenant une ligne dure et jouant la carte du boycott. Ces rivalités internes ont clairement affaibli le FPI. Idem au sein du PDCI. Après « l’appel de Daoukro » d’Henri Konan Bédié, il y a eu effectivement de nombreuses voix qui se sont élevées pour dire : »écoutez, ça suffit, le PDCI peut avoir aussi son candidat, on n’est pas seulement à la botte d’Alassane Ouattara ». Il y a eu toute une série de voix qui se sont exprimées. KKB (Kouadio Konan Bertin, candidat à la Présidentielle) bien sûr qui exprimait aussi une voix générationnelle à l’intérieur de ce parti. Malgré cette coalition naissante qui s’est constituée (le CNC), qui regroupe en vérité des personnalités en tous points opposés, avec une fraction du PDCI, certaines fractions radicales du FPI et Mamadou Koulibaly, franc tireur du LIDER, ce sont des gens qui se sont combattus, qui n’ont pas grand’ chose en commun, a priori, et qui n’ont pas de grands moyens. Cette opposition-là est vociférante, elle fait beaucoup de bruit dans les médias. On a vu les manifestations auxquelles elle s’est livrée, mais elle n’a pas non plus attiré de grandes foules dans les rues d’Abidjan, la semaine dernière.
On a l’impression qu’il n’y a pas de nouvelles figures qui émergent, toute une partie de cette opposition a déjà exercé le pouvoir avec plus ou moins de succès et est contestée. Que pensez-vous de leur crédibilité ?
Parmi ces opposants de la CNC, en effet, ce sont principalement des anciens, qu’il s’agisse de Charles Konan Banny, de Essy Amara également, ou de Mamadou Koulibaly, qui fut un temps, il faut le rappeler, un des héros de la jeunesse patriotique sous Laurent Gbagbo. Il était parmi les leaders politiques que soutenaient les Jeunes patriotes dans la rue. Pour tout un ensemble de facteurs, son étoile a un peu pâli. Mais en vérité, derrière ces querelles de leadership et les difficultés de KKB d’émerger en tant que présidentiable, ce qui se joue, c’est la difficulté des nouvelles générations à s’affirmer sur le devant de la scène, à traduire le changement générationnel dans le champ politique. Ce qui est frappant, je trouve, c’est que ce scrutin de 2015, pas plus que le précédent, ne répond pas à cet immense défi de la jeunesse. Car ce qui s’est joué dans cette crise ivoirienne depuis l’émergence de la rébellion, c’est qu’il y a eu un changement générationnel, qu’on le veuille ou non. Durant la guerre, des deux côtés de la ligne de front, de nouvelles générations politiques ont émergé, souvent d’ailleurs issue de la même matrice, celle de la FESCI, le syndicat étudiant qui était devenu une milice sous Gbagbo. Une nouvelle génération a émergé, beaucoup plus aguerrie au jeu politique, qui par la force des armes ou la force du verbe, a conquis une place dans la sphère publique. Mais cette place qui a été arrachée aux anciens, elle ne s’est pas traduite politiquement, ou très peu. Certes Guillaume Soro a pris la présidence de l’Assemblée nationale, mais aux Législatives de 2011, les jeunes qui se sont présentés ont dû le faire, non pas sous l’étiquette des partis traditionnels, mais en tant qu’indépendants. Ensuite ils ont été récupérés, mais il y a toute une frange politique, qui n’a pas pu exprimer sa voix ou qui ne s’est pas manifestée avec l’éclat qu’on aurait pu imaginer pendant la crise politico-militaire. C’est cela qui me frappe dans ce nouveau scrutin en 2015 : cinq ans après, les choses n’ont guère changé à cet égard. Les candidatures font toujours la part belle à ces vieux caciques de l’ancien parti houphouëtiste, du RDR ou du FPI. Et les jeunes qui ont essayé d’émerger n’ont pas pu se voir reconnaître de place. Il faut aussi constater que ces jeunes ont eux-mêmes été très prompts à enfourcher le même vieux cheval de la « politique du ventre ». Ils n’ont pas rompu avec la vieille politique et se sont au contraire coulés dans le moule ancien, encouragés par les pratiques prébendières et clientélistes du nouveau régime.
« Cette fameuse Côte d’Ivoire de l’émergence creuse les inégalités »
Récemment, l’annonce de l’attribution par Alassane Ouattara d’une somme de 100 millions de Fcfa à chaque candidat à l’élection présidentielle fait couler beaucoup d’encre en Côte d’Ivoire. Un ancien ministre de Laurent Gbagbo a parlé d’un « acte de corruption ». Comment interpréter cette annonce ?
Cela fait partie de cette reproduction de la « politique du ventre » que j’ai évoquée à l’instant. Le financement des campagnes est prévu par la loi donc il n’y a pas là matière à s’offusquer que les candidats puissent bénéficier de l’argent public. Sauf que la façon dont cela a été annoncé par Alassane Ouattara, comme une prodigalité personnelle, s’inscrit dans toute une histoire et tout un imaginaire de la politique associée au clientélisme, à la corruption, à la philosophie du « grilleur d’arachide », comme on disait du temps d’Houphouët-Boigny. Donc en dépit de tout ce nouveau discours sur la Côte d’Ivoire émergente, on reste encore dans ce paradigme-là et la problématique de « l’émergence » qui était censée guider la mandature d’Alassane Ouattara, on le voit, n’exclut pas la reproduction de ces mécanismes d’un autre temps, bien au contraire.
Au lendemain de la publication des candidats retenus à l’élection par le Conseil constitutionnel, des manifestations de mécontentement avaient éclaté en heurts. De nouvelles violences sont-elles à craindre au cours de ce processus électoral ?
Je n’aime pas jouer les Cassandre dans ce genre de circonstances. La Côte d’Ivoire est un pays qui m’est cher, j’y ai beaucoup d’amis et je souhaite que le scrutin se passe pour le mieux cette fois. Comme indiqué plus haut, je pense qu’une très large partie du pays n’aspire qu’à une chose : la paix et veut à tout prix éviter un retour des violences. Ce facteur-là devrait tempérer les ardeurs revanchardes. Après, c’est vrai qu’il reste tout un ensemble de facteurs d’insécurité dans le pays, toute une série de problèmes qui n’ont pas été réglés, mais qu’on a plutôt mis sous le tapis d’une pseudo-réconciliation nationale . Il n’est pas anodin que les violences dont vous parlez se soient déroulées dans l’Ouest et à Bonoua, la ville de l’ancienne Première dame, où, une partie des anciens miliciens de Laurent Gbagbo se sont repliés à l’époque. La question des anciens combattants des deux camps demeure encore en large partie irrésolue. Il reste donc un potentiel de violence important, non seulement lié aux anciens miliciens de Laurent Gbagbo qui souhaitent prendre leur revanche, mais aussi aux anciens combattants qui ont porté l’actuel Président au pouvoir et qui réclament leur dû aujourd’hui, qui ne sont pas payés en retour pour leur soutien à Alassane Ouattara ou à Guillaume Soro. Ils pourraient être instrumentalisés dans un sens ou dans un autre. C’est toujours possible, après, je crois que l’esprit général qui est de valoriser la paix, après toutes ces années de guerre, finira par l’emporter, en tout cas on peut l’espérer.
Avez-vous un pronostic pour cette élection ?
Je pense que le pronostic, tout le monde est un peu d’accord dessus avec la victoire prévisible du chef de l’Etat sortant. Mais c’est vrai que s’il y a un second tour – ce qui, je le disais, est dans la logique des choses – cela risque d’être quand même un peu plus compliqué pour Ouattara parce qu’il y a beaucoup de revanchards mais aussi de déçus dans son propre camp. Et surtout, c’est cela le point crucial, cette fameuse Côte d’Ivoire de l’émergence, en dépit des taux de croissance qu’elle enregistre, laisse beaucoup de gens sur le côté et creuse les inégalités. La question sociale va aussi indubitablement peser sur ces élections.