À l’occasion de son séjour en Côte d’Ivoire, la présidente et principale actionnaire du groupe de négoce de matières premières Louis Dreyfus a signé le 31 janvier dernier un accord stratégique avec le ministre ivoirien de l’agriculture pour la mise à disposition de plusieurs milliers d’hectares de terres cultivables dans le nord du pays pour la production du riz. On ne peut cependant s’empêcher de s’interroger sur la légitimité d’un tel contrat tant les zones d’ombres sont nombreuses.
De prime abord on pourrait penser que ce projet est une bonne nouvelle ; d’autant plus que ce projet est prévu pour être réalisé dans les régions du Poro, de la Bagoué et du Tchologo qui comptent parmi les plus pauvres de la Côte d’Ivoire. Il permettra aux dires du Ministre de l’agriculture «de consolider les acquis des petits planteurs». Pourtant, on peut se demander de quels acquis il s’agit quand on sait que tous ces paysans n’ont aucune sécurisation juridique de leurs droits de propriété. Il est, de ce point de vue, curieux de constater que cet accord soit justement passé entre l’Etat de Côte d’Ivoire et le Groupe Louis-Dreyfus. A aucun niveau les paysans, qui sont sensés être les principaux bénéficiaires de ce projet, n’ont été associés à la négociation et la signature de cet accord. La déclaration de Margarita Louis-Dreyfus selon laquelle ces terres appartiennent et resteront la propriété des paysans dénote que soit elle méconnait la situation foncière en Côte d’Ivoire soit que cet accord cadre n’est rien d’autre qu’un accaparement des terres du Nord ivoirien.
En effet et contrairement à ce qu’elle affirme, les terres des régions du Poro, de la Bagoué et du Tchologo n’appartiennent pas légalement aux paysans mais bien à l’Etat qui les en a tout bonnement spoliés dès après les indépendances en déclarant que la terre lui appartenait, se substituant ainsi aux colons. Ces paysans qui exploitent pourtant ces terres depuis plusieurs générations n’ont aucun titre de propriété sur ces terres. L’Etat qui distribue donc des droits d’exploitation à de grandes sociétés étrangères en laissant les véritables propriétaires subir.
Personne ne sait au final ce que contient véritablement cet accord cadre à part la promesse d’un investissement de 30 milliards de F CFA. Mais dans un pays désillusionné des promesses de pluies de milliards de simples slogans ne suffisent plus. Il faut plus de transparence. Quels sont les termes de cette transaction? Que gagnent les paysans? Que deviennent leurs droits coutumiers sur ces terres? Dans un pays comme la Côte d’Ivoire où il n’y a pas de marché du foncier rural, parce qu’il n’y a pas de propriété et donc pas d’évaluation « subjective » de la valeur de la terre par des propriétaires comment établir le prix d’un hectare de terre ? Ce sont autant de questions qui restent en suspens et suscitent des inquiétudes.
Les contreparties en termes d’investissements, de création d’emplois, de développement d’infrastructures et de formations des paysans ne suffisent certainement pas à assurer aux paysans de tirer le meilleur profit de ce projet. Les transactions foncières présentent toujours quasiment autant d’opportunités (investissements, emplois, développement économique, etc.) que de risques (les populations locales peuvent perdre l’accès à leur terre de laquelle dépend leur propre sécurité alimentaire).
Des réformes foncières doivent donc être impérativement menées dans le sens de (1) la reconnaissance de la légitimité des droits fonciers des populations et (2) leur sécurisation par des mécanismes juridiques appropriés et (3) la facilitation de l’accès à la propriété privée de la terre, en simplifiant les procédures et en réduisant les coûts de délivrance des titres de propriété. Il faut dans ce sens reformer la loi n° 98-750 du 23 décembre 1998 qui contient en elle-même tous les germes de son échec. En effet plus de 16 ans après son adoption 98% des terres du domaine foncier rural restent soumis au droit coutumier et seulement 2% au droit positif. Pourquoi ? Parce que la réforme visait non pas à protéger les institutions de propriété coutumières mais plutôt à leur substituer des règles de propriété modernes. La conséquence est que l’on s’est vite retrouvé dans une situation ou cohabitent deux institutions parallèles, les populations rurales dans bien des cas préférant se référer au droit coutumier qu’au droit moderne.
La réforme de 1998 fut une reforme de façade, une enveloppe vide. Pis, elle est anti-propriétariste vu qu’elle donnait dix ans (soit jusqu’en 2008 – Notons que cette période a ensuite été renouvelée) aux propriétaires coutumiers pour prouver leur propriété sur « leurs » terres. Ce qui fait qu’en 2012 seuls 200 titres de propriété avait pu être délivrés. La réforme que nous appelons de nos vœux devra alors associer les populations rurales dans l’optique de trouver les bons mécanismes de protection de leur droits. Il est illusoire de penser pouvoir changer les conditions économiques et sociales des populations rurales si les réformes ne sont pas conformes à leurs coutumes et institutions locales. En attendant il serait souhaitable que l’Etat ivoirien et le groupe Louis Dreyfus clarifient les termes de cet accord portant sur 200.000 hectares et le rendent public. Jamais aucun développement n’a pu se faire sans reconnaissance des droits de propriété.
La Côte d’Ivoire qui rêve d’émergence a là un défi majeur à relever. La réforme du foncier en Côte d’Ivoire nécessite non seulement la reconnaissance des droits de propriété des populations mais aussi la reconnaissance de leurs institutions foncières.