Côte d’Ivoire : les victimes de guerre n’ont pas fini de payer


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Qu’elles aient été forcées à fuir en 2002 ou contraintes à rester, les populations de Bouaké, dans le centre de la Côte d’Ivoire, continuent de subir les conséquences de la crise politique qui a coupé le pays en deux, a fortiori lorsque la violence sexuelle et le VIH sont venus noircir le tableau.

L’insurrection lancée en septembre 2002 par la rébellion des Forces nouvelles, basée à Bouaké, contre le gouvernement du président Laurent Gbagbo, a fait fuir des milliers de personnes de cette ville du centre du pays.

Josette* est l’une d’entre elles. Elle se souvient très bien de cette « journée noire » du 19 septembre 2002 et de celles qui ont suivi. Enfermée chez elle avec son mari et plusieurs de ses neuf enfants, terrorisée par les combats qui se déroulaient à côté de chez elle, elle s’est résolue à partir. « Ca n’allait plus à la maison, nous n’avions plus rien à manger », a-t-elle raconté.

Cette femme d’une quarantaine d’années, qui nourrissait sa famille grâce à son petit commerce de vêtements et de chaussures, a alors bravé sa peur et fait le tour de ses débiteurs à qui elle avait fourni des marchandises à crédit, pour réunir l’argent nécessaire au départ. « On me devait 500 000 francs CFA [1 212 dollars] mais quand j’ai voulu les réclamer, les gens n’étaient plus là pour rembourser, ou alors ils ne pouvaient pas », a-t-elle raconté.

Aidée par une connaissance, elle a finalement rejoint un de ses frères à Abidjan, la principale ville ivoirienne située 300 kilomètres plus au sud, et y est restée jusqu’à la mort de son frère en 2006. C’est à son retour à Bouaké, parce qu’elle avait « des tâches sur la peau », qu’elle est allé faire le test de dépistage du VIH, positif, et a été mise immédiatement sous antirétroviraux (ARV).

Ses enfants l’ont rejetée lorsqu’ils ont commencé à soupçonner qu’elle était infectée. Ruinée par la crise, sans autre endroit où aller que la concession familiale, Josette a fait le choix douloureux de mentir, pour ne pas se retrouver à la rue. « Je leur ai dit que ce n’était pas vrai, que je n’étais pas infectée, et je prends mes médicaments en cachette », a-t-elle dit.

Des victimes de guerre comme Josette, notamment des personnes déplacées, l’ONG Organisation pour les droits et la solidarité en Afrique (OIS Afrique) en reçoit presque quotidiennement, et les traumatismes sont nombreux.

« Ils ont marché longtemps dans la brousse, sous la pluie, le soleil, avec la peur au ventre, certains ont perdu des enfants en route », a dit Jean-Jacques Aka, directeur exécutif d’OIS Afrique. « Ceux qui sont restés ont aussi vécu des traumatismes, les bombardements, les avions qui crachent du feu tout autour, mais pour les déplacés, c’est encore pire, ils sont tombés sur des cadavres, ils ont vu beaucoup de choses en route ».

Victimes de violences sexuelles

Certaines de ces victimes ont aussi subi des agressions -violences sexuelles ou physiques, pillages. Une enquête menée par l’organisation Médecins sans frontières, qui gérait une unité médicale au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Bouaké pendant la crise, a recensé 146 cas de violences sexuelles en 2006, à une période où la situation sécuritaire s’était en principe améliorée.

Il ne se passe pas un jour sans que l’organisation OIS Afrique, à Bouaké, reçoive une victime de violence
Mais ces chiffres sont certainement inférieurs à la réalité, les victimes ne sachant généralement pas à qui s’adresser ou ayant trop peur, ou honte, pour dénoncer ces actes.

« Les cas de viols mettent longtemps à être renseignés », a confirmé Constant N’Da, assistant du projet Assistance et réinsertion sociale des femmes et filles déplacées et retournées du Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA) à Bouaké, l’un des partenaires d’OIS Afrique.

Les actes de violences sexuelles recensés jusqu’à présent l’ont été via le CHU, où quelques victimes sont allées demander des soins, ou auprès d’organisations non gouvernementales (ONG), comme l’Association des femmes juristes de Côte d’Ivoire et l’OIS.

Le test de dépistage du VIH est généralement proposé aux victimes, mais le taux d’infection n’est pas connu, bien que le nombre d’infections sexuellement transmissibles soit important, selon l’OIS.

Les victimes, une fois qu’elles ont été traitées médicalement au CHU, sont référées aux ONG pour la prise en charge du VIH en cas d’infection, et pour un soutien psychologique, juridique et économique, car pour l’instant, les administrations ne sont pas totalement fonctionnelles.

« Au niveau du ministère de la Lutte contre le sida, notre rôle est de nous assurer que dans le cadre de la prise en charge des cas [victimes de violences], des kits PEP [prophylaxie post-exposition, qui permet de limiter le risque d’infection au VIH] sont disponibles », a expliqué le docteur Conombo Joséphine Diabaté, directrice du secteur public au ministère.

Des violences qui perdurent

S’il y a eu de nombreux cas de violences sexuelles au plus fort de la crise, notamment une recrudescence des viols collectifs commis par des hommes en armes, l’espoir d’une normalisation de la situation politique, suite à la signature de l’accord de Ouagadougou, au Burkina Faso, en mars 2007, entre les principaux protagonistes du conflit, n’a pas pour autant mis fin au phénomène.

« Il ne se passe pas un jour sans qu’on voit arriver des victimes », a constaté M. Aka. « Elles sont orientées ici par les structures médicales, les comités de quartiers ou de villages que nous avons sensibilisés [sur la question des violences] ».

En l’absence d’un retour véritable de l’état de droit –la zone, bien qu’officiellement réunifiée avec le reste du pays, étant dans les faits toujours largement sous contrôle de l’ex-rébellion-, les auteurs de ces violences jouissent toujours d’un sentiment d’impunité, ont noté plusieurs acteurs humanitaires à Bouaké.

« Même quand ils [les auteurs] se font attraper, ils sont ensuite relâchés et leurs victimes les croisent dans la rue », a dit l’un d’entre eux. « Les cas de violences ne sont pas traités au niveau de la Justice et de la Police, ils sont réglés à l’amiable et les familles acceptent, souvent par peur des représailles, surtout quand les auteurs sont des hommes en uniforme. [Les Forces nouvelles] ne sont pas organisées sur le plan judiciaire, il faut absolument un retour de l’autorité de l’Etat ».

Officiellement, le redéploiement des fonctionnaires, dont beaucoup se sont réfugiés en zone gouvernementale pendant la crise, est en cours, mais dans les faits, la situation est loin d’être revenue à la normale. De nombreux bâtiments publics, symboles de l’autorité de l’Etat, ont été détruits et pillés pendant la guerre, et sont aujourd’hui inutilisables.

L’un des objectifs de l’UNFPA est de trouver des fonds pour réhabiliter le Centre social de la ville, qui dépend du ministère de la Famille, de la femme et des affaires sociales, et est aujourd’hui à l’abandon. Dans d’autres villes où ces services fonctionnent, « le centre social est devenu un point névralgique », où les victimes de violences peuvent s’adresser pour savoir quelles démarches entreprendre, a noté M. N’Da.

Pour favoriser le retour à la normalité, les acteurs humanitaires tentent d’aider les déplacés de guerre qui le souhaitent –et ils sont une majorité- à rentrer chez eux. Mais pour cela, il faut résoudre le problème que pose leur réintégration, à commencer par l’aspect économique, a dit M. Aka.

« Certains déplacés travaillaient dans des entreprises qui tournent maintenant au ralenti, les commerces, les industries ont réduit leur activité, il n’y a plus de travail », a-t-il dit. « D’autre part, leurs logements ont été pillés, et certains n’ont plus les moyens de scolariser leurs enfants. Ils arrivent et doivent réapprendre à vivre, mais pour cela il faut un minimum. Des déplacés sont revenus, mais ils sont repartis à cause de cela ».

« Certains déplacés ont été aidés par des organisations pour tout, aujourd’hui, ils veulent quitter ça, mais il faut un minimum pour démarrer », a-t-il ajouté.

C’est le cas de Josette, dont aucun des enfants n’a trouvé de travail, et qui rêve de reprendre une activité. « Je veux faire quelque chose de mes 10 doigts, je veux travailler mais on est obligé de tout me donner », s’est désolée Josette. « La seule chose qui marche ici, c’est le crédit ».

*Un nom d’emprunt

Photo: Anne Isabelle Leclercq/IRIN

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