« Peuple de Côte d’Ivoire, le cauchemar est terminé », a dit Guillaume Soro. Le Premier ministre d’Alassane Ouattara, président reconnu par la Communauté internationale, saluait ainsi l’arrestation lundi dernier de Laurent Gbagbo, président sortant. Mais, les images sur la « barbarie » de Duékoué et la « sauvagerie » d’Abidjan atténuent l’enthousiasme débridé de Guillaume Soro. Et, au-delà de ce deus ex machina – l’arrestation de Laurent Gbagbo -, quelle légitimité pour Alassane Ouattara ? Sa milice, désignée sous le nom des Forces républicaines, n’est pas exempte de reproches sur la « barbarie » de Duékoué et la « sauvagerie » d’Abidjan. Aucun doute, Alassane Ouattara présidera la Côte d’Ivoire les mains liées.
On continue de blâmer Victor Hugo pour son discours du 18 mai 1879. Un discours teinté de « mépris ». C’était à l’occasion du dîner commémorant l’abolition de l’esclavage (quel contraste !). Extrait : « L’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. » Et l’homme des Lettres de poursuivre : « Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie. Déserte, c’est la sauvagerie. » Certes, il faut placer ce discours dans son contexte ! Mais on a beau ergoter à l’infini sur le sujet, le fait est que les images venues de Duékoué, en Côte d’Ivoire, le mois dernier, dénotent une « barbarie » apodictique. Et ce, sous le prétexte fallacieux de la restauration de la démocratie. Des images qui, deux siècles après le discours de Victor Hugo, alimentent la rivière des clichés sempiternels sur l’Afrique (Du nord au sud ; de l’ouest à l’est. Le Rwanda, la Somalie, le Congo-Brazzaville, le Darfour (Soudan), etc, la liste des pays qui ont véhiculé des images barbares est longue). « Quelle terre que cette Afrique! », s’exclama Victor Hugo. A juste titre?
Toujours est-il que les ayatollahs de la démocratie, pléthoriques, pensent que la démocratie en Afrique se conquiert par un bain de sang. Et il ne faut pas les contredire ! Au risque d’indigner la Communauté internationale, désormais seule source de légitimité politique en Afrique… Comparaison n’est raison ! Mais Marcel Breton, lui, n’éprouvait de plaisir intellectuel que sur le plan analogique. La Révolution française ne déboucha pas durablement sur la démocratie. Bien au contraire, La Dictature du salut public (énorme escroquerie au vocabulaire) prit le relais de la grande Révolution. S’ensuivirent l’empire napoléonien et la restauration de la monarchie.
Non, la violence n’a pas de sens. L’Espagne et le Ghana sont passés de la dictature à la démocratie en douceur… En Côte-d’Ivoire, cela passe, aux yeux des « voix rauques et malplaisantes », par les morts de Duékoué. Les images d’arrestation de Laurent Gbagbo, à Abidjan, sont rébarbatives. Une belle « sauvagerie ». Que Laurent Gbagbo ait commis un crime contre la Côte-d’Ivoire, cela ne fait aucun doute ! Mais le laisser aux mains des miliciens constitue une sauvagerie au sens de Victor Hugo. Ce n’est un secret pour personne, ce sont les Français qui ont arrêté Laurent Gbagbo – sans eux, les hommes d’Alassane Ouattara n’auraient pu capturer le président sortant. Il eût fallu donc, pour ne pas jouer à une énième hypocrisie, que les Français veillassent eux-mêmes sur sa dignité. Rien de tel. Comme Sadam Hussein, extirpé de son trou par les Américains, Laurent Gbago a été humilié, au risque de désoler à vie ses soutiens. Lesquels, en retour, pourraient détester à vie, du moins ignorer celui par qui l’humiliation est arrivée. C’est Marcel Proust, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui parle le mieux de l’humiliation: « Votre rêve le plus ardent est d’humilier celui qui vous a offensé. Mais si vous n’entendez plus jamais parler de lui, ayant changé de pays, votre ennemi finira par ne plus avoir pour vous aucune importance. » Et, cela, Alassane Ouattara ne l’ignore pas.
Une légitimité entachée
Aussi le président ivoirien reconnu par la Communauté internationale a-t-il tenté, mercredi, de rectifier le tir, en mettant son adversaire en résidence surveillée, en lui rendant sa dignité d’ancien chef de l’Etat. Mais le mal est déjà fait. La réconciliation des Ivoiriens pourrait s’avérer une quadrature du cercle. Et l’actuel homme fort ( ?) d’Abidjan – une ville acquise à Laurent Gbagbo – pourrait en pâtir. « Ces vingt dernières années, Alassane Ouattara a été sinon le problème, du moins la cause du problème. Est-il désormais la solution ? », se demande un jeune Ivoirien installé à Paris. Et d’avouer qu’il est pessimiste. « Il y aura deux camps inconciliables en Côte-d’Ivoire, et il faudra faire avec. La France – puisque c’est elle qui décide de tout – aurait dû imposer un homme neutre, pour assurer une vraie transition », ajoute-t-il.
Dès l’instant où une milice (pas l’armée) a combattu au nom d’Alassane Ouatara, celui-ci est passé du statut du Chef de l’Etat élu à celui du chef de guerre. Dès lors, sa légitimité est remise en cause. Et pour cause: la légitimité se décline en lettres capitales. Une légitimité impropre réduit la marge de manœuvre. Alassane Ouattara privilégiera, en premier, les miliciens acquis à sa cause, s’il ne veut pas qu’ils se retournent contre lui. Et, vu la masse d’armes distribuées d’un côté comme de l’autre, le nouveau chef d’Etat ivoirien hérite d’une bombe à retardement. La reconstruction et la sécurité s’annoncent donc difficiles. Le président adoubé par la France ne sera « malheureux que de lui-même, c’est-à-dire de son propre jugement » : il a jugé bon ce qui était mauvais, ne suivant pas les conseils d’Epictète. Mais il pourra toujours s’inspirer de Denis Sassou Nguesso, l’autre françafricain très contesté, lequel avait réussi en un temps record la sécurisation du Congo-Brazzaville. Toutefois, ce dernier, s’il a pu récupérer les armes et dissout les milices rivales, a conservé sa propre milice, très bien équipée, pour ne plus se faire surprendre. Alassane Ouattara fera-t-il de même ?
Autre souci pour Ado, la France surveille ses moindres faits et gestes. « Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-là », recommande Victor Hugo dans son discours. Ou plutôt Dieu a offert les matières premières africaines à l’Europe. Le jour où Ado menacera les intérêts de la mère patrie, il subira le même sort que celui du « boulanger ». A vrai dire, pour Ado, les difficultés commencent, comme on le disait sous la troisième République française.