Coronavirus au Cameroun, Dr Édouard Épiphane Yogo : « Où sont nos marabouts, nos sorciers, nos médecins traditionnels, nos herboristes ? »


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Comme d’autres pays, le Cameroun fait face au Covid-19 avec une batterie de mesures déployées pour freiner l’avancée de la maladie. Néanmoins, le mal progresse. Au moins 88 personnes infectées sont déclarées et une d’entre elles est morte. Comment les Camerounais vivent-ils cette pandémie de l’intérieur ? Quelle stratégie le Cameroun particulièrement et l’Afrique en général peuvent-ils mettre en branle pour juguler cette pandémie ? Voilà quelques-unes des questions soumises au docteur Édouard Épiphane Yogo.

Enseignant au Département de Science Politique de l’Université de Yaoundé II au Cameroun, notre invité est également le Chercheur Principal et le Directeur Exécutif du Bureau des Études Stratégiques de Yaoundé, un Think Tank sécuritaire. Le docteur Yogo nous parle d’abord en tant que citoyen camerounais, ensuite tant que scientifique, très versé dans les questions de stratégies sécuritaires.

Entretien

Afrik.com: Quelle est la situation réelle de la pandémie au Cameroun ?
Édouard Épiphane Yogo Tout comme le reste du monde, le Cameroun n’a pas échappé aux foudres du Coronavirus dont les effets néfastes ne cessent de défrayer la chronique. À ce jour, le pays enregistre environ 88 cas, selon les chiffres officiels de personnes touchées par le Coronavirus et un décès. Si ces chiffres peuvent être contestés, le constat est que le Covid-19 a trouvé une terre d’accueil au Cameroun comme ailleurs. En effet plus de 169 pays dans le monde sont touchés par cette pandémie. Cela veut dire que le Cameroun lui aussi, doit s’inscrire absolument dans le respect des exigences et principes de la stratégie mondiale et prévenir autant que possible ses populations sur les effets et les risques d’attraper le virus. Ainsi, de nombreuses mesures préventives sont annoncées, des règles sont proposées par département ministériel et les populations en prennent très peu conscience, pour le moment.

Afrik.com : Comment le Camerounais lambda vit-il cette situation ?
Édouard Épiphane Yogo Pour le Camerounais lambda, la conscience de l’effectivité de la pandémie gagne peu à peu du terrain. Au départ, il était admis pour une frange de la population que ce phénomène relevait de l’ailleurs et non de l’ici et donc, qu’il était très loin de nous. Aujourd’hui, avec le nombre de morts de plus en plus proche des populations et la sensibilisation à grande échelle sur la pandémie, la conscience de classe sanitaire se construit et les Camerounais, riches ou pauvres, salariés et non-salariés, personnes publiques et non, sont davantage inscrits, pour les plus conscients, dans une logique de confinement partiel. Si les autorités publiques font des efforts de communication sur le phénomène, il faut dire que pour certaines personnes, l’incivisme, l’insouciance, l’inconscience, l’ignorance, l’indiscipline, le manque d’éthique ou de morale constituent les vecteurs et les facteurs d’insécurité susceptibles d’exposer une large partie de la population au virus.

Afrik.com : Le gouvernement camerounais a pris des mesures fortes pour limiter la propagation du virus. Rappelez-nous ces mesures et dites-nous si elles sont effectivement suivies.
Édouard Épiphane Yogo : Pour répondre au phénomène et endiguer davantage sa propagation au Cameroun, 13 mesures ont été prises par le gouvernement de manière générale. En effet, sur instructions du chef de l’État, son Excellence Paul Biya, une concertation interministérielle s’est tenue le mardi 17 mars 2020, à l’effet de faire le point de la situation et d’identifier les actions appropriées à mettre en œuvre. Au terme de cette rencontre, le président de la République a instruit les 13 mesures suivantes à compter du mercredi 18 mars 2020 et jusqu’à nouvel ordre :
1. les frontières terrestres, aériennes et maritimes du Cameroun seront fermées : tous les vols passagers en provenance de l’étranger sont suspendus, à l’exception des vols cargo et des navires transportant les produits de consommation courante ainsi que les biens et matériels essentiels, dont les temps d’escale seront limités et encadrés ; les Camerounais désireux de retourner dans leur pays devront prendre attache avec nos différentes représentations diplomatiques ;
2. la délivrance des visas d’entrée au Cameroun aux différents aéroports est suspendue ;
3. tous les établissements publics et privés de formation relevant des différents ordres d’enseignement, de la maternelle au supérieur, y compris les centres de formation professionnelle et les grandes écoles seront fermés ;
4. les rassemblements de plus de cinquante (50) personnes sont interdits sur toute l’étendue du territoire national ;
5. les compétitions scolaires et universitaires sont reportées, à l’instar des jeux FENASSCO et des jeux universitaires ;
6. les débits de boissons, les restaurants et les lieux de loisirs seront systématiquement fermés à partir de 18 heures, sous le contrôle des autorités administratives ;
7. un système de régulation des flux des consommateurs sera instauré dans les marchés et les centres commerciaux ;
8. les déplacements urbains et interurbains ne devront s’effectuer qu’en cas d’extrême nécessité ;
9. les conducteurs de bus, de taxis et de mototaxis sont invités à éviter les surcharges dans les transports publics : les forces de maintien de l’ordre y veilleront particulièrement ;
10. les formations sanitaires privées, les hôtels et autres lieux d’hébergement, les véhicules ainsi que les équipements spécifiques nécessaires à la mise en œuvre du plan de riposte contre la pandémie du Covid-19 au Cameroun pourront être réquisitionnés en tant que de besoin, à la diligence des autorités compétentes ;
11. les administrations publiques devront privilégier les moyens de communication électronique et les outils numériques pour les réunions susceptibles de regrouper plus de dix (10) personnes ;
12. les missions à l’étranger des membres du Gouvernement et des agents du secteur public et parapublic sont suspendues ;
13. les populations sont invitées à observer strictement les mesures d’hygiène recommandées par l’Organisation mondiale de la Santé, à savoir notamment se laver régulièrement les mains au savon, éviter les contacts rapprochés tels que se serrer les mains ou s’embrasser.
À côté de ces mesures, le ministère des Transports, également, est intervenu pour préciser pour chaque catégorie de véhicule de transport, le nombre de passagers désormais autorisés à y être.
De même, pour des cas à signaler, un numéro gratuit, le 1510, a été installé et mis à la disposition des Camerounais et autres personnes résidant dans le pays. Les frontières du pays ont été fermées. Au niveau des frontières maritimes et aériennes, le Cameroun a mis en place un système de détection conforme aux dispositions de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Ainsi, le ministère de la Santé publique a mis en place plusieurs stratégies de prévention et de détection des cas de Covid-19 aux postes frontières portuaires (Port autonome de Kribi) et aéroportuaires (Aéroports internationaux de Douala et Yaoundé-Nsimalen) du pays. Avec ce système, les personnes en provenance des pays frappés par l’épidémie sont directement examinées et prises en charge par les autorités selon les normes imposées par la stratégie OMS de détection et de traitement de la pandémie. En réalité, il est question dans les ports et les aéroports de :
– remplir la fiche de déclaration de santé pour tous les passagers/voyageurs ;
– recenser les informations de base permettant d’identifier une personne à risque qui a été exposée au Covid-19 ;
– recenser les informations de base si une personne est suspectée d’être atteinte de la maladie afin d’assurer son suivi ou sa prise en charge selon les directives;
– subir obligatoirement, pour tous les passagers, un test de détection de température corporelle grâce à un dispositif de thermoflash.
Pour le ministre de la Santé publique, Dr Manaouda Malachie, seule l’« union sacrée autour des mesures de lutte contre le coronavirus » permettra de vaincre l’épidémie et de limiter son niveau de propagation, car c’est ensemble et « dans la discipline, la solidarité et en toute responsabilité que le phénomène sera vaincu ».

Afrik.com : On a appris l’atterrissage à Douala d’un avion d’Air France à bord duquel se trouvaient 144 personnes infectées au Covid-19. Quel sort a été réservé à ces passagers ?
Édouard Épiphane Yogo : L’histoire de ce vol est révélatrice des nombreuses failles dans le dispositif préventif et de lutte contre les épidémies au Cameroun. En réalité certaines personnes ont été prises en charge et d’autres se seraient volatilisées dans la nature. Cette histoire traduit, non seulement l’insouciance des uns et des autres, mais également la faiblesse des dispositifs de réponse au phénomène mis en place jusqu’ici. Aujourd’hui, dans les quartiers de Douala et de Yaoundé, on enregistre des cas de contamination par des gens venus de l’étranger et qui auraient fui des hôtels où ils étaient assignés pour leur prise en charge. Si la culpabilité de l’État est d’avoir des dispositifs souples en termes de contrôle, et des capacités d’endiguement faibles, l’insouciance des familles et des amis qui accueillent ces passagers sans hésitation est également à mettre sur la table des discussions, et notamment sur la table des juristes et du système juridique afin que des sanctions exemplaires tiennent lieu de mise en garde.

Afrik.com : Quelle stratégie, le Cameroun d’abord et l’Afrique ensuite, peut-on mettre en œuvre pour enrayer le mal ?
Édouard Épiphane Yogo : D’abord, le Cameroun devrait se déclarer en guerre contre le Coronavirus et prendre les mesures nécessaires pour s’en donner les moyens. Il devrait en faire une nouvelle priorité sécuritaire en plus de crises majeures dans les trois régions de l’extrême-nord, du sud-ouest et du nord-ouest. Ainsi, le Conseil national de sécurité devrait déjà avoir décliné une stratégie nationale de lutte contre le Coronavirus. Les mesures prises, pour le moment, ne sont que conjoncturelles et font état de la faiblesse du dispositif préventif contre les épidémies au Cameroun. En termes de normes, de principes, d’instruments et de mécanismes de lutte contre les épidémies, ce pays ne fait pas encore preuve d’une régularité et d’une efficacité claire capable de réduire l’intensité du phénomène.

Ainsi, au niveau opérationnel, la stratégie voulue devrait encourager l’adhésion populaire à l’effort de guerre contre le Coronavirus. Ladite stratégie devrait se manifester par le respect des règles strictes d’hygiène, la solidarité envers le corps médical, les malades et leurs familles ainsi qu’avec le monde de la recherche et de la médecine traditionnelle. Sorciers, tradipraticiens et le corps paramédical devraient tous faire partie de cet ensemble multidimensionnel. Mais en l’état actuel, c’est comme si le dispositif ne sert qu’à identifier et à prendre en charge les malades. Il est bien vrai que cela n’est pas uniquement le cas au Cameroun. De manière précise, cette stratégie devra disposer d’un plan national contre le Coronavirus qui sera fondé sur une vision prospective et inclura un ensemble d’interventions et d’activités capables de mobiliser toutes les instances et les professionnels de la santé et des domaines connexes. Ainsi il faudra que ce plan décline les modalités :
– de la défense, de la veille ou de la surveillance épidémiologique ;
– du renforcement, de la mobilisation et de l’appui des laboratoires de recherche sur les épidémies et pandémies ;
– de prise en charge des cas de personnes infectées ;
– de la mobilisation sociale, de la sensibilisation et de la diffusion de recommandations de l’OMS relatives au Coronavirus ;
– de la préparation du dispositif de prise en charge des cas suspects en lien avec les Agences régionales de santé (ARS) et les établissements de santé de référence ;
– de la sensibilisation des professionnels de santé sur la situation épidémiologique et les modalités de prise en charge le cas échéant ;
– de la mobilisation de l’expertise en matière d’évaluation de l’épidémie et de son importation sur le territoire national ;
– de la création et de la mobilisation du personnel de réserve sanitaire pour appuyer l’effort de guerre contre le Coronavirus et disposer en permanence des hommes sur le théâtre des opérations.
Au niveau africain, la coopération sera le maître-mot et la clé pour élaborer ou consolider les stratégies existantes de lutte contre les épidémies. Cela passera par l’élaboration de plans de lutte à toutes les échelles.

Afrik.com : D’aucuns pensent, y compris en Chine que le nouveau Coronavirus n’est pas chinois, qu’il aurait été introduit en Chine par des ennemis. Que répondez-vous à cela ?
Édouard Épiphane Yogo : Il n’y a pas de fumée sans feu. De toute manière, le monde d’aujourd’hui est guidé par les intérêts économiques, géopolitiques et géostratégiques, et les nouvelles formes de guerres ne sont plus essentiellement matérielles. L’Afrique doit apprendre à son tour à lire derrière les rideaux et à savoir anticiper. Quoiqu’il arrive, le monde est frappé et tous sommes victimes. L’occasion est donc offerte aux Africains de marquer leur estampille dans l’histoire de l’humanité en faisant preuve de solidarité, d’engagement, de responsabilité et de fédération de leurs énergies. Où sont nos marabouts ? Où sont nos sorciers ? Où sont nos médecins traditionnels ? Où sont nos herboristes ? Toute la richesse connue aux Africains est silencieuse car nous attendons le remède venu d’ailleurs. Nous avons besoin de faire valoir notre force de proposition, malgré tous les enjeux industriels.

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Par Serge Ouitona, historien, journaliste et spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne.
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