Gérard Boukambou le dit : « Nous pouvons au moins doubler la productivité de notre agriculture au Congo ». Fils du célèbre syndicaliste Julien Boukambou, diplômé de Harvard et formé en Russie, Gérard Boukambou est sans doute, à 70 ans, l’un des plus hauts cadres congolais. Chercheur et ingénieur agronome de formation, l’ancien directeur adjoint d’Agricongo nourrit une vision transversale du développement. Pour lui, tout procède avant tout d’une volonté politique.
AFRIK.COM : Vous avez un patronyme célèbre dans l’histoire politique du Congo, pourquoi avez-vous initialement choisi d’embrasser une carrière de technicien plutôt que politique ?
Gérard Boukambou : J’étais très engagé dans l’activité politique de jeunesse à travers l’Union de la Jeunesse Congolaise (UJC), l’Association scolaire du Congo (ASCO), l’Union Général des Elèves et Etudiants du Congo (UGEEC). A l’orée de mon entrée à l’université, un ami, une personnalité de la République décédée depuis, m’a dit : « notre vie à nous est sacrifiée mais je souhaiterais que tu ne sois pas seulement un homme politique, mais un technicien à la fois ». Avec ça en tête, quand je suis rentré de mes études en Russie, nous étions dans une tourmente politique avec le parti unique. Je me suis aussi dit que j’avais la possibilité d’apporter quelque chose à mon pays en étant effectivement sur le terrain du développement pur, sans lien direct avec la politique.
AFRIK.COM : Où avez-vous étudié exactement ?
Gérard Boukambou : J’ai passé le dernier bac français au Congo et j’ai fait mes études à l’étranger. Dans le cadre des mouvements de jeunesse, je suis d’abord parti me former en Russie en 1965, pratiquement de 20 ans à 25 ans. J’y ai étudié l’agronomie, plus spécifiquement la reproduction animale, la zootechnie, l’élevage et l’économie agricole. Ensuite je suis rentré au Congo. On m’a confié la responsabilité de gestion d’entreprise puis j’ai été réorienté vers la recherche pour essayer de résoudre les problèmes concrets qui se posaient sur le terrain. Notamment sur les races locales animales, l’introduction d’un certain nombre de cultures, des systèmes différents de production animale. Pour parfaire mes connaissances je suis alors allé étudier aux Etats-Unis. D’abord à l’université d’état de l’Oregon où j’ai eu la chance de rencontrer un professeur sud-africain, une rencontre déterminante dans ma vie. Il m’a posé la question suivante : « vous allez être un haut spécialiste de recherche en génétique, pensez-vous rester aux Etats-Unis ou repartir en Afrique ? » Pour moi la question ne se posait pas : je repartais en Afrique. Il m’a alors suggéré de parfaire ma formation en biologie animale pour l’élargir au management, à la macro économie et à la médecine vétérinaire. Et pour ce faire je suis entré à l’université de Harvard dont je suis diplômé.
AFRIK.COM : Votre parcours reste très peu commun. Que vous a enseigné le fait d’étudier à la fois en Russie et aux Etats-Unis en pleine guerre froide ?
Gérard Boukambou : Une lecture détachée des blocs en tant que tels ou de l’esprit partisan. J’ai par ailleurs cultivé un esprit pratique que développent à la fois les Russes et les Américains. Cela m’a permis d’aller à l’essentiel d’un problème lorsqu’il se pose et d’en avoir à chaque fois non pas une mais deux ou trois visions. L’esprit pratique finit toujours par une théorisation mais fondamentalement ils résolvaient le problème d’un point de vue pratique avant de laisser aux chercheurs le soin de théoriser.
AFRIK.COM : Vous avez été amené à diriger Agricongo à votre retour d’Harvard, à une époque où les experts étaient rarement africains. Comment avez-vous décroché ce poste ?
Gérard Boukambou : La plupart du temps les solutions étaient effectivement cherchées auprès d’experts étrangers et moi-même lorsqu’on m’a nommé directeur adjoint, d’abord administrateur délégué d’Agricongo, j’étais le seul Africain dans un environnement d’experts français. Les dirigeants politiques se posaient des questions sur comment faire décoller l’agriculture. En tant qu’expert, j’avais donné deux ou trois solutions avec leurs conséquences. J’avais aussi dit que la solution proposée par les experts étrangers était une belle vitrine mais resterait sans impact sur le terrain. Puisque je n’étais pas d’accord avec mes homologues, l’Etat a décidé de me tester. Et j’ai été nommé par le chef de l’Etat (Denis Sassou N’Guesso). Je me garderai de faire un inventaire de tout ce qu’on a pu faire mais je me suis essentiellement impliqué dans la recherche-développement c’est à dire qu’il fallait trouver des systèmes de production qui permettent d’avoir un impact auprès des paysans et des agriculteurs. Il y a ce que nous pouvions faire en matière de fermes d’Etat avec tous les équipements nécessaires à disposition et il y a ce que l’on pouvait transférer comme connaissance, comme façons de faire, auprès des paysans.
AFRIK.COM : De quoi êtes vous le plus fier par rapport aux projets que vous avez développés au sein d’Agricongo ?
Gérard Boukambou : L’une de mes grandes satisfactions dans ma carrière de technicien reste la ceinture maraichère de Brazzaville que nous avons installée. Elle existe encore aujourd’hui, avec le même système de production que nous avions mis au point. Système que nous avions expérimenté, testé et développé grandeur nature sur le terrain puis modélisé. C’est aussi dans ce contexte que les groupements maraichers de Mbimi, Wayako, 5 février, 8 mars, ceux de Dolisie, de Pointe-Noire, d’Obouya ont notamment vu le jour. Cette expérience a eu un retentissement hors de nos frontières et j’ai été chargé du développement international du concept. Ce que j’ai fait dans un certain nombre de pays, comme au Gabon où nous avons dupliqué l’expérience, au Cambodge, en Côte d’Ivoire et en Afrique du Sud.
AFRIK.COM : Transférer un système de production d’un pays à l’autre nécessite de l’adapter à d’autres réalités contextuelles. Comment avez-vous procédé ?
Gérard Boukambou : Je suis passé à l’analyse économique et politique pour pouvoir étendre l’expérience. Il était nécessaire d’aller regarder le contexte géopolitique dans lequel elle devait s’exprimer. En Afrique du Sud c’étaient par exemple les inévitables tensions entre les townships et la cité. Le développement péri urbain devait tenir compte de ces difficultés. Difficultés telles que ça n’a pas fonctionné dans ce pays. Vous êtes obligés de vous intéresser à la géopolitique même si vous n’êtes pas un acteur du champ politique pur. Dans une perspective d’essaimage, vous n’allez pas mettre les pieds dans un pays pour introduire votre système sans savoir quelle est la sociologie des producteurs sur le terrain et l’environnement politique. En ce sens le développement agricole s’incère à la fois dans une dimension macroéconomique et politique. Tout est forcément lié.
AFRIK.COM : On trouve de très nombreux légumes importés sur les marchés de Brazzaville. Notamment de pays voisins donc à priori des légumes qui pourraient être produits au Congo. Comment expliquez-vous cela ?
Gérard Boukambou : D’abord il faut dire que c’est quand même une conséquence des politiques nationales choisies. Parce que si l’agriculture en tant que telle était effectivement une priorité elle drainerait l’essentiel de l’investissement. Le Congo a tout ce qu’il faut pour produire ce que nous importons des autres pays. Quand j’ai commencé à travailler vous pouviez remplir dans certaines régions un pick-up d’oignons pour moins de 10 000 fcfa. Aujourd’hui les oignons sont importés du Cameroun par camions entiers.
AFRIK.COM : Si les oignons du Cameroun sont moins chers que les oignons congolais, économie de marché oblige, pourquoi dès lors les produire sur place ?
Gérard Boukambou : C’est le choix que le consommateur fait. Mais si on se place d’un point de vu macro économique les vrais questions sont : comment se fait-il que les Camerounais arrivent à produire de l’oignon à ce coût là et que nous n’arrivions pas à le produire au même coût ?
AFRIK.COM : N’est-ce pas aussi dû aux infrastructures ? Avec les grandes routes qui traversent le pays, cela facilite les échanges transnationaux.
Gérard Boukambou : Il y’a des infrastructures qui ont été construites. Des routes qui ont ouvert le pays sur l’Afrique centrale. Mais la route a aussi son effet pervers : ça attire les populations. En ce qui concerne le pays, elles sont sur deux grandes dorsales. Une sud : Brazzaville/Pointe-Noire, une nord Brazzaville/Oyo/Owando/Ouesso. Si vous faites 50 km perpendiculairement à ces routes là, c’est pratiquement le désert. Et par ailleurs, ces routes-là ont effectivement permis d’importer des denrées alimentaires souvent à des prix inférieurs aux coûts de production locaux.
AFRIK.COM : Quels pourraient être les rendements agricoles avec de meilleurs systèmes de production ?
Gérard Boukambou : J’ai peur de vous donner des chiffres qui peuvent paraître exorbitants en tant que tels, mais nous pouvons au moins doubler la productivité de notre agriculture en utilisant les outils modernes de production. On peut évidemment aller chercher la dernière évolution génétique pour augmenter les productivités, mais j’ai la naïveté de croire qu’en utilisant tout simplement les techniques dites banalisées dans les autres pays africains ou européens et en utilisant les ressources génétiques locales qui ne sont pas exploitées on peut arriver à augmenter les capacités agricoles du pays. Par exemple, nous importons actuellement des produits alimentaires de Côte d’Ivoire. Mais il se trouve qu’au Congo il existe 3 variétés d’ignames qui ont purement et simplement été délaissées. Il existe également ici une variété de pommes de terre qui est en train de disparaître.
AFRIK.COM : Et par rapport à l’élevage ?
Gérard Boukambou : Au départ les Congolais ne sont pas un peuple d’éleveurs. Nous sommes plus agriculteurs, pêcheurs et chasseurs. Ceci dit il y a des troupeaux qui ont été importés ici et qui se comportent de manière excellente. Donc on peut le faire. Pour augmenter le rendement il y a des techniques basiques, pas besoin d’avoir un savoir de généticien pour cela. Par contre il faut que l’élevage obéisse à des règles. Au Congo la plupart de nos petits ruminants déambulent dans les villages et dans la ville. Ce n’est pas comme ça que nous aurons les meilleurs rendements.
AFRIK.COM : Comment expliquez-vous que l’agriculture ne soit pas plus développée au Congo ?
Gérard Boukambou : C’est une question de volonté politique mais aussi d’économie locale. Il y’a des projets qui n’arrivent pas à éclore parce qu’ils n’ont pas la capacité à mobiliser financièrement en temps voulu. Et en ce qui concerne particulièrement les projets agricoles ce ne sont pas les premiers qu’on vient financer. Un investisseur qui vient au Congo cherche un retour sur investissement le plus bref possible. Il ira donc plus facilement dans les mines, le pétrole, ou le commerce. Côté politique si on prend la décision de diversifier l’économie sur un secteur donné, comme l’agriculture par exemple, on fera en sorte de développer les infrastructures et les stratégies afférentes.
Notre économie repose essentiellement sur le pétrole et il faudrait être fou pour ne pas compter sur une telle ressource existante. C’est une donnée fondamentale. Mais il y a plein d’autres ressources dans le pays. La diversification s’impose car on ne peut pas faire autrement. Après encore faut-il s’entendre sur les priorités. Maintenant ça peut aussi être une option de dire qu’on va manger ce que les autres vont produire. C’est d’ailleurs un peu la tendance actuelle. Je me suis laissé dire que nous étions à 145 milliards (de cfa, ndlr) d’importations de produits alimentaires. Je pense qu’on aurait pu largement diminuer cette facture alimentaire là.
AFRIK.COM : Le fait que le Congo exploite peu ses terres arables l’expose-t-il à l’acquisition de terres par des pays tiers, comme à Madagascar par exemple, pour de la monoculture extensive au détriment des cultures vivrières ?
Gérard Boukambou : Il n’y a que entre 2 et 6 % des terres arables du Congo qui sont exploitées. Ce risque existe pour tous les pays. Fondamentalement ceux qui ont de l’argent investissent. Il y a une forte poussée des pays asiatiques et arabes d’acquérir des terres pour faire de la grande monoculture comme l’huile de palme ou le blé. Les risques existent de voir des pays venir s’accaparer nos terres. Après c’est une question souveraine et une responsabilité de l’Etat d’éviter de brader le capital sol du pays. C’est parmi ce que nous avons de plus précieux.
AFRIK.COM : Que faites-vous aujourd’hui depuis que vous ne travaillez plus pour l’Etat ?
Gérard Boukambou : Je suis resté dans la société civile et je suis retourné au développement agricole par la force des choses. J’avais une exploitation qui avait été détruite pendant les guerres civiles congolaises et qu’il me fallait refaire, d’autant que je n’étais plus effectivement dans les structures d’Etat. Il me fallait trouver des ressources financières à partir de mes activités et c’est ce que j’ai fait pendant ces 10 dernières années essentiellement. Tout en gardant un œil sur l’activité politique en m’impliquant dans des associations professionnelles et autres. En ce qui concerne mon activité c’est essentiellement la polyculture vivrière, l’agroforesterie et l’élevage. Je produis aussi bien de l’huile, de la viande ovine que des cultures vivrières. J’utilise des essences locales pour faire des planches. C’est tout simplement la mise en pratique de tout ce que j’ai essayé de faire dans mes postes à responsabilité.
AFRIK.COM : Vous avez eu de hautes responsabilités nationales. Est-ce une frustration de vous voir réduit à développer votre propre exploitation et de ne pas pouvoir le faire à une plus grande échelle ?
Gérard Boukambou : Non bien au contraire. Ma frustration est surtout liée au fait que les gens ne comprennent pas la valeur du travail de la terre. Dans le cas du Congo, avec ses 4 millions d’habitants, la moitié vit dans les villes sinon 65 à 70 %. Concernant les cultures vivrières (manioc, bananes et ignames) ce sont les 35% restant qui produisent pour tout le monde. Il y a une frustration de voir leur travail insuffisamment pris en considération par le jeu politique.
AFRIK.COM : D’une manière générale l’agriculture a du mal à séduire les jeunes. Peut-on dire que la jeunesse congolaise, elle-aussi, ne s’intéresse pas au travail de la terre ?
Gérard Boukambou : Je ne peux pas dire ça de la jeunesse congolaise. Donnez en leur la possibilité et ils vous démontreront qu’ils sont attachés à leur terre et qu’ils veulent bien la cultiver. Par contre le modèle qu’on leur propose n’est pas celui du développement de la terre. Je sais que le travail de la terre est un métier difficile. Ça peut être un motif de découragement de la jeunesse, c’est une tendance de toutes les façons mondiale. Il n’en demeure pas moins qu’accoupler la volonté politique de prioriser ou de favoriser un développement agricole, ou industriel d’ailleurs, à la recherche et au développement et il y a toutes les raisons de voir émerger de nouvelles générations de jeunes qui s’investiront dans le secteur. Pour peu qu’on les accompagne financièrement.
AFRIK.COM : N’y a-t-il pas un déficit de modèles ?
Gérard Boukambou : Le modèle qu’on a mis sous le nez de la jeunesse pendant les 20 à 30 dernières années n’est pas celui de self made man. Avant c’était le tout Etat. Je vais travailler, avoir le diplôme et l’Etat me donnera du travail. Entre temps, il y a eu les guerres civiles congolaises qui ont énormément désorienté notre jeunesse. Il faut miser sur elle et donner du leadership. Ça ne sera peut être pas dans l’immédiat mais en s’y mettant on pourra compter sur notre jeunesse le temps d’une génération.
AFRIK.COM : Avec votre parcours et vos compétences vous auriez pu travailler n’importe où en Afrique ou ailleurs. Avez-vous déjà pensé à vous installer dans d’autres pays pour développer votre savoir-faire ?
Gérard Boukambou : J’ai déjà été amené à aller dans de nombreux pays du continent dans le cadre de mon travail. Mais si vous parlez d’un acte volontariste, non je n’ai jamais eu la tentation d’aller vivre ailleurs qu’au Congo, même si j’ai passé près de 20 ans entre la Russie, les Etats-Unis, la France et une dizaine de pays africains. Ce qui ne veut pas dire que je ne prends pas en considération les besoins de cadres dans mon domaine sur le continent. Mais en ce qui concerne la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou encore l’Afrique du Sud par exemple, je pense qu’ils ont suffisamment de ressources humaines, peut être mieux formées que moi, qui sont capables de résoudre les problèmes qu’ils rencontrent. Par contre le Congo, oui, a besoin de moi.
AFRIK.COM : Au final votre vision du développement résonne comme un véritable programme politique !
Gérard Boukambou : Oui pourquoi pas. L’approche transversale que j’ai développée dans mon expertise et mes responsabilités de cadre a déteint un peu dans mon activité politique. J’ai cette ambition là d’avoir une vision non pas verticale des partis mais plutôt transversale des choses. Parce que lorsqu’il s’agit d’un intérêt national sur un problème donné, l’approche transversale me paraît plus productive que les clivages politiques qui excluent d’entrée de jeu une partie des ressources humaines et des compétences de la République. Au-delà de toute vision partisane mon approche oblige forcément à avoir une approche nationale, patriotique j’allais dire. Comme c’était finalement déjà le cas au sein du Mouvement pour la Réconciliation Congolaise, que nous avons créé avec quelques amis avant les guerres, pour contribuer à donner une autre dimension à la politique et être utiles à notre pays.