Leur histoire se confond avec celle des 50 ans d’indépendance du Congo. Ils étaient six. Jeunes, beaux et, surtout, élégants. On les appelait Les Beatles de la Sape. Ils habitaient à Makélékélé – le Bethléem de la Sape avec, bien sûr, Bacongo –, le premier arrondissement de Brazzaville. Le Parisien Daf Nganga, la cinquantaine révolue, en était le leader. Il évoque les souvenirs de cette période faste de la Sape, du moins de leur club, mais aussi les digressions introduites par quelques clowns, au fil des ans.
L’histoire des Cols V illustre au pluriel une version congolaise d’Amicalement vôtre. D’un côté Brett Sinclair (Roger Moore), le noble anglais démuni mais cultivé et au passé glorieux ; de l’autre Dany Wild (Tony Curtis), voyou, bagarreur et hommes d’affaires. Comme ces deux Anglais, tout aurait pu opposer Daf Nganga, Didier Sompa (Sompato), Ngamba Mizère (Dior), Mandombi Valentin (Cerko), Makambila Antoine (Maresko), Ndephi Jean (Mack-John) mais ils constituaient un club solide, tous unis pour un même idéal : la Sape. Certes le groupe existait dès 1974 ! Mais quelque chose leur faisait défaut. Et c’est Nganga Daf qui le découvrit : « Avant 1975, raconte-t-il, nous étions seulement propres ! Or vous pouvez être propres, porter les grandes marques, sans pour autant être des Sapeurs. La Sape devait nous apparaître comme une philosophie, du moins une disposition d’esprit tant dans la façon de nous vêtir que de nous comporter. » Le dépassement de soi, donc. Chacun d’eux, par le moyen de La Sape, descendait dans la grotte profonde de son subconscient pour y découvrir les merveilles intellectuelles qui s’y cachaient. Puis les exploiter. Une sorte de révolution personnelle – la meilleure, d’ailleurs. Ce faisant, les Cols V établirent une charte : l’élégance physique et mentale, la sobriété et le raffinement dans le vestimentaire, le sens de la séduction, la non-violence, la libre expression orale, le respect de soi-même et de l’autre. Aucune entorse à ces règles n’était permise.
Ils se retrouvaient chez Bourreau, La Barrière, La terrasse, Joli soir, des bars réputés. A Bacongo et à Makélékélé (le mot Sape est indissociable de ces deux arrondissements). Ils se promenaient en Vélo Solex ou en Caddie 41s. Ils écoutaient Zaïko, le vrai, celui de Papa Wemba, Evoloko, Gina… Aimaient Washako, Saïfa Bilamba, RAS Kebo, Djouwela… Un samedi soir, au Bel-Air, un bar des années 1970-1980, Daf Nganga revêtit un jean et un blazer. Leurs adversaires, un autre club composé de Mouncha, René Mabire, crièrent au scandale. Et pourtant, le lendemain, tout Brazzaville ne jurait que par ce réglage (tenue harmonieuse). « Je me souviens de ce soir-là, comme si c’était hier », dit Daf Nganga sans se départir de son sourire. Et de commenter : « Je dois dire que c’était beau, c’est ce genre de réglages qui vous met en apesanteur. » Le lendemain, il arbora un pantalon en toile bordeaux avec un pull à col V.
La genèse, la politique
Bientôt, chaque membre du club porta cette tenue. Du coup, tout Makélékélé les surnomma de « Cols V ». Un nom qui les fit rigoler ! Alors, ils changèrent de rhétorique : « Cols V » devint « Cools véritables ». Une tentative de retournement stigmatique à connotation dérisoire que n’aurait pas renié Louis Gruel… Mais rien n’y fit. Le nom s’était incrusté dans l’imaginaire du Gotha de la Sape – Bacongo/Makélékélé. Au final, ils l’acceptèrent : retournement rhétoricienne d’un stigmate à dénotation négative dans la pure tradition goffmanienne. Leur succès allait crescendo, mais cela ne leur fit pas perdre la tête. Ils ne revendiquèrent pas non plus la primauté de La Sape. Et pour cause : « La Sape commence par Francos… », lâche Daf Nganga. D’ailleurs, c’est un anachronisme et une contre-vérité que de dater l’origine de La Sape sous la colonisation, avec André Matsoua. Dans Voyage au Congo, André Gide ne remarque aucun Congolais en costume cravate, mais plutôt en tenue traditionnelle. André Matsoua arborait les tenues européennes parce qu’il avait visité la France dès les années 1910. Les tirailleurs de la première guerre mondiale n’étaient pas non plus férus de costumes et de cravates.
La Sape démarre dans les années 1960, avec l’inusable Francos, rejoint ensuite par l’incontestable Gondet Maleba, le dandy Jean Marc Zita Allony, le sémillant Marcel Mayembo et le populaire Nono Ngando. Sans oublier l’éclectique Serge Biza. Les Matsokota, Bongo Nouara et autres hommes politiques qu’on dit Sapeurs ne l’étaient pas. Ils adoraient uniquement la propreté, un point c’est tout. Ces derniers vécurent en France, mais quand ils revenaient à Brazzaville, ils passaient inaperçus. On les appelait « les Russes » ou « les déconnectés », dixit Daf Nganga. Du reste, aucun homme politique n’est Sapeur : La Sape est l’ennemie de la violence, un stigmate culturel des hommes politiques congolais, quels qu’ils soient. Aujourd’hui, on qualifie les ministres Isidore Mvouba et Alain Akouala de « sapeurs » patentés! Une blague ! Ce sont, au mieux, des hommes propres, au pire des amuseurs de quartier. Non, il ne suffit pas de porter un costume anthracite, une chemise blanche et une cravate bleue pour être sapeurs. Encore faut-il séduire. Etre exigeant avec soi-même. La Sape se décline en lettres capitales ; elle ne tolère aucune faute de style ni de goût. La Sape, c’est sinon le génie, du moins le talent. Et comme le talent artistique n’est pas donné à tout le monde, la ligne de démarcation se situe là. N’est pas Mozart qui veut ! Le ministre de l’énergie et de l’hydraulique Bruno Itoua est moins sapologue que ses collègues du gouvernement, mais la violence de sa politique se dépeint sur son mode de réglage vestimentaire. « De toute façon, ces hommes politiques vivent dans la logique de Mai 68 ; ce sont des anticonformistes », tranche Daf Nganga. Toutefois, ajoute-t-il, il y a des hommes politiques en Afrique à l’élégance indéniable, tels le « vieux Houphouët Boigny » dans sa jeunesse et l’ancien président béninois Nicéphore Soglo.
Le théâtre
En fait, la Sapologie n’est rien d’autre que du théâtre. Une facétie qui date de Mai 68. « Ceux des Congolais qui ont vécu cet événement, analyse Daf Nganga, ont transposé cette mentalité au Congo. Voulant transformer la société, ils ont haï le classicisme anglais, la source de la Sape. Alors ils portaient des nœuds gros comme le poing d’une main ou des cravates courtes. Des costumes amples aux couleurs éclatantes. » Au début des années 1980, la Sapologie a trouvé ses véritables maîtres : « Oui, affirme Daf Nganga, les Parisiens Adolphe Tabazo et Modeste Nkouankoua, par leur démarche chaloupée, ont introduit le théâtre dans la Sape. Tous deux sont les véritables pères de la Sapologie, ils ont privilégié l’expression gestuelle plutôt que l’élégance. Quel dommage!» Une digression d’autant plus incontestable que les deux pères de la Sapologie portaient des pantalons et des blousons en cuir épais sous trente degrés à l’ombre. Un contretemps sublime ! Beaucoup les ont suivis, et c’est là le drame. Neuf Congolais sur dix, même ceux de France, sont plus sapologues que sapeurs ; dix Congolais de la RDC sur dix s’amusent ; dix Ivoiriens sur dix se sont essayés à la Sape mais ils se sont cassé les dents. Même les anciens Cols V – à part Mandombi Valentin et Didier Sompa, lesquels ont rejoint les limbes – sont intégré les rangs. Et il ne reste rien de ce mouvement.
Bref, avec le triomphe de la Chine, que seraient devenus les sapeurs s’ils avaient arboré jadis le col Mao ? Des visionnaires ?