Comment résoudre par des solutions définitives le problème de la réconciliation entre les adversaires politiques et les groupes sociaux en conflits dans les Etats multiethniques africains ? Bien plus, comment éviter que surviennent ces crises qui risquent de conduire à la désagrégation des Etats multiethniques et à la « balkanisation » de l’Afrique sub-saharienne ?
La récurrence des crises prouve que les solutions adoptées jusqu’ici ont été inefficientes. Elles ont soigné le symptôme sans toucher à la racine du mal. On s’accorde unanimement sur la nature politique de la solution qui doit permettre de résoudre les crises africaines. Mais la solution politique, souvent mise en œuvre, se concentre sur la problématique du pouvoir. Elle consiste en effet à répartir l’exercice pouvoir d’Etat entre les élites politiques selon un critère d’équilibrage ethnique, à assortir ces parcelles de pouvoir par des avantages matériels et financiers. Or, cette solution s’est toujours avérée inefficiente.
Les dysfonctionnements du fédéralisme nigérian, la crise centrafricaine, et la permanence de la crise congolaise, illustrent les derniers échecs retentissants en date de cette solution ! On a réduit le problème politique à un problème de pouvoir et de représentation des groupes ethniques et confessionnels dans l’exercice du pouvoir d’Etat. On a traité le problème politique selon un critère de répartition ethnique du pouvoir qui s’inspire en réalité de la logique et de la technique de l’administration colonialiste des sociétés polyethniques africaines. Dans le modèle français d’administration directe, autant que dans le modèle britannique d’administration indirecte, l’implication les élites autochtones dans l’exercice du pouvoir permettait en effet de donner une coloration endogène à l’acculturation forcée. Cette solution, qui perpétue une conception instrumentale et mercantile de l’Etat moderne comme appareil d’accumulation d’un pouvoir multiforme, satisfait assurément les objectifs politiques des médiateurs étrangers dont l’intervention est souvent assujettie à la logique des égoïsmes d’Etat. Si elle permet à ces médiateurs de maîtriser les nouvelles reconfigurations politiques qui émergent des Etats africains en crise, elle aboutit finalement à la reproduction de la division et de la scission et ne s’avère pas pertinente.
Récemment, un nouveau consensus s’est alors créé autour de la notion de gouvernance et de croissance économique. La nouvelle solution consiste alors à soutenir l’installation formelle de la démocratie et à injecter des fonds pour soutenir la création d’infrastructures afin de promouvoir la croissance économique. Or, la tendance des élites politiques à réduire la démocratie à sa forme institutionnelle, à la vider de sa dimension essentielle qui est de représenter politiquement les intérêts des acteurs sociaux ; leur propension à détourner les fonds alloués par les instances internationales vers un objectif d’enrichissement personnel, prouvent que le problème qui génère les crises africaines ne se réduit ni à un problème de gouvernance ni à un problème d’infrastructures qu’il faut résoudre par des moyens matériels et financiers. Le récent effondrement malien atteste éloquemment de cette évidence.
La politique des réconciliations factices fondées sur les gratifications matérielles centrées sur le partage du pouvoir entre élites et les factions selon des critères ethniques conduit au blocage politique, à l’entretient de la corruption et du clientélisme, à la reproduction de la division et à la scission finale des protagonistes. Elle aggrave nécessairement ces travers parce que le problème politique cardinal africain est le problème de la division, du morcellement et de l’atomisation schizophréniques du corps social, caractéristiques formelles des Etats africains postcoloniaux. Les crises africaines contemporaines se situent historiquement dans la continuité des divisions structurelles et des contentieux géopolitiques qui ne furent pas résolues par une politique constructive de la nation. Les rébellions, les partitions, les séparatismes, les conflits ethniques et tribaux appellent à construire l’unité politique d’un ensemble social atomisé, éclaté et divisé. Il s’agit de surmonter le morcellement et l’atomisation sociale en construisant une nation citoyenne et en liant la diversité sociale par des valeurs politiques et éthiques communes qui promeuvent l’émancipation collective. Il s’agit de créer un Etat qui défende l’intérêt général.
Le problème de la réconciliation se pose donc en termes de valeurs partagées et de sentiment de commune appartenance qu’il faut construire pour unir la diversité ethnique et sociale. Il se pose en termes d’une participation politique qu’il faut instituer pour toutes les composantes de la société. Il se pose enfin en termes de création d’un Etat émanant de la volonté commune et servant le bien commun. Sur la base de la pluralité culturelle, il faut édifier une société politique organique unifiée par un patriotisme d’Etat. Se réconcilier consiste alors à s’engager pleinement dans le jeu de la démocratie représentative en respectant son esprit et sa lettre. La réconciliation s’effectue en garantissant institutionnellement la représentation politique des intérêts de la diversité des acteurs sociaux et en assurant leur participation politique dans les trois démembrements de la société démocratique. La réconciliation ne consiste pas à réunir les élites politiques des pays africains en crise autour d’une table de discussion pour leur distribuer des privilèges et des strapontins. Elle consiste à les réunir pour engager la discussion sur la conception et les valeurs de la démocratie représentative moderne. Elle consiste à les réunir pour les responsabiliser en tant que décideurs politiques qui doivent assumer pleinement la tâche de la direction des Etats sans se défausser sur des tiers.
La réconciliation s’opère dans le débat démocratique collectif impliquant tous les acteurs sociaux ; débat au sein duquel s’invente un nouveau projet de société qui rassemble la diversité sociale et culturelle vivant sur le territoire de l’Etat.
La solution du géographe et géopoliticien Yves Lacoste, soutenant qu’il faut mettre en œuvre dans les Etats africains, une politique constructive progressive de nation à partir d’un débat public portant sur les contentieux géopolitiques qui opposent les peuples et qui remontent à la période de l’esclavage intra-africain et du colonialisme, doit être revisitée et remise à l’ordre du jour. Pour réconcilier véritablement les protagonistes de nos crises, il faut organiser dans chaque Etat africain un débat démocratique contradictoire dans des sortes d’états généraux des peuples « pour tirer au clair les causes des multiples et très complexes contentieux qui du fait des négriers et ensuite des stratégies coloniales existent encore aujourd’hui à raison ou à tort entre les différents groupes ethniques au sein des actuels Etats » . Il faut résoudre dans le cadre des institutions démocratiques les contentieux géopolitiques qui « empoisonnent les rapports entre groupes et peuples voisins les uns des autres » , et « qui induisent une atmosphère de défiance et de rancune entre tous les peuples qui se trouvent dans le cadre des frontières d’un même Etat » .
A travers la succession des générations et malgré la discontinuité apparente des cultures, ces dernières sont des réalités continues et les hommes sont soumis aux lois de la mémoire comme le notait Roger Bastide l’anthropologue des cultures. Pour résoudre les crises politiques africaines qui mettent aux prises les peuples dans les Etats polyethniques il faut donc explorer la voie qui consiste à engager une politique constructive progressive de la nation en organisant des sortes d’états généraux des peuples dans chaque Etat, en lesquels seraient exposées et débattues démocratiquement les revendications des groupes sociaux et les thèses contradictoires des séparatistes et de leurs adversaires. Ne permettrait-elle pas en effet d’engager la reconnaissance des torts et les réparations juridiques qui réconcilient en apaisant les blessures, en éliminant les rancunes et en restaurant la confiance ? Un débat rationnel démocratique public, dans le cadre institutionnel d’un état général des peuples dans chaque Etat, ne ferait-il pas ressortir la nécessité de l’hétérogénéité ethnoculturelle, de l’interdépendance et la complémentarité des différences culturelles et linguistiques ? Ne permettrait-il pas de faire émerger la non-viabilité de l’homogénéité culturelle et du séparatisme à une époque où la tendance est à la construction des grands ensembles supranationaux culturellement hétérogènes dans un contexte de mondialisation de l’économie ?