En Afrique, on peut traîner de bar en bar sans un sou et boire jusqu’à en perdre la raison. A la fin du mois par exemple, il y en a que l’argent rend littéralement bêtes, ils sont comme frappés d’une folie dépensière et offrent à boire aux passants, comme s’ils étaient ou trop riches ou trop généreux ! Par contre, il est impossible de passer d’un sandwich à un autre sandwich. Même en médisant du village tout entier, vous ne verrez plus personne vous offrir à manger. Pourquoi donnerait-on du pain à un gars… ? On ne se fait pas de nouveaux amis avec du pain ! Si la farine cuite soulage la crampe d’estomac, elle n’exalte pas la conversation comme l’orge torréfié. Or celui qui régale veut rigoler, être écouté, être accompagné, en somme noyer ses soucis, et non pas allonger sa propre bile des fastidieux borborygmes d’un affamé anonyme.
Cela dit, en matière amoureuse, boisson plus sandwich ne servent à rien si l’ « argent de taxi » ne vaut pas au moins le prix de la course… Il faut donc veiller à prévoir FCFA 2.000 lors d’un rendez-vous galant. Quand bien même vous la déposeriez chez elle avec votre auto, gardez à l’esprit que votre nouvelle amie a dû emprunter un taxi pour se rendre au lieu du rencard ! Autrement, la belle vous demandera carrément, sur le ton de l’invective, si vous pensez qu’elle ne mange pas chez elle, s’il vous a semblé qu’elle s’est déplacée pour votre « jus », si elle est « à une plaquette de chocolat près », si vous l’avez bien regardée, si vous vous croyez trop beau…! Et au cas où vous la mettriez dans un taxi, en exigeant du chauffeur qu’il vous rende huit mille francs de différence sur la grosse coupure que vous lui tendez (FCFA 10.000), elle signera, par une réflexion amère, ce qui sera sans doute votre dernière rencontre : « Ya ! J’espère que tu vas acheter des hectares de terrain avec cette ’’différence’’ ! On va pas aimer les femmes, si on n’en a pas les moyens, yeu !» Enfin, ne perdez pas votre temps à rappeler pour savoir si elle est bien arrivée, vous n’entendrez qu’une fois le bruit de la sonnerie à laquelle succèdera brusquement un message vous annonçant que l’abonnée n’est pas disponible : vous n’avez pas su être convaincant !
Il faut préciser que le commerce amoureux n’a pas toujours été aussi difficile. Naguère, dans ce continent qui, depuis le quaternaire, a inventé l’homme, il suffisait d’aussi peu que d’un doigt de banane, de quatre beignets (« atchomo ») et d’un bol de bouillie pour ravir à la plus belle fille de la commune un « grand merci ». Un dicton camerounais énonce que celui qui dit merci demande encore, allez donc savoir ce que veut dire celle qui vous adresse un grand merci énamouré, un sourire large de gratitude et des regards pétillants de rassasiement. Depuis l’apparition du smartphone made in Dubai et de Canalsat à FCFA 5.000/mois, les yeux de nos filles ont été dessillés. En dépit de la fixité du franc CFA sur le marché des devises, sa valeur sur le marché sentimental a connu un bond qui donnerait le tournis à n’importe quelle Blanka Vladic.
Désormais, seuls les arguments sonnants et trébuchants ont cours légal. Ils sont bien loin, les souvenirs de nos premières amours, au lycée. Elles venaient s’emmurer amoureusement dans notre chambre, parler pour ainsi dire à gorge déployée, faire des gorges chaudes des méthodes de tel enseignant, s’assécher le palais à susurrer « je t’aime » pour, au bout du compte, quand la tendre demandait une boisson amplement méritée, se faire apporter un verre d’eau fraîche, qu’elle avalait en glougloutant d’un plaisir toujours renouvelé par la formule « encore ». C’est tout juste si elle ne disait pas « bisser ! ». Avec deux verres d’ « eau glacée », nombre d’histoires d’amour ont tenu, contre vents et marées. En ces temps-là, l’amour était rafraîchissant. C’était l’âge d’or de l’expression vivre d’amour et d’eau fraîche !
Manuel du dragueur : leçon inaugurale
De nos jours les choses sont moins simples. Nos femmes n’aiment rien tant que le froufrou des billets de banque, l’odeur de l’argent frais. Voici une petite illustration historiée de ce qui vous attend. Dans la langue employée, les adverbes « même » et « déjà » servent à marquer respectivement l’agacement et l’étonnement. Alors, vous avez rencardé votre nouvelle petite amie.
Elle arrive avec deux heures de retard et s’étonne sincèrement : « – Tu es déjà là ? » Vous voulez lui dire non, ce n’est qu’un fantôme, mais vous n’êtes pas sûr qu’elle comprenne. Vous vous enquérez : « -Tu aurais pu appeler pour me prévenir de ton retard, non ?
ça n’aurait plus été un retard si je t’avais prévenu ; le droit au retard est un droit fondamental de la femme, consacré par nos coutumes. D’ailleurs, le crédit-là se ramasse par terre ? Déjà que ce matin, tu m’as coupé mon bipage.
Et les call-boxes, c’est pour les chiens ?
Tout ça avec les petits FCFA 5000 d’hier ? Pardon, il faut m’acheter l’avion, je ne serai plus en retard. Le call-box, le call-box… J’étais pressée, toi aussi !
(Qu’aurait-ce été si elle n’avait pas été « pressée » ?!)
Je vois ça. Et pourquoi as-tu éteint ton téléphone ?
Pff ! Achète-moi un smartphone si tu veux plus que mon vieux parpaing-ci soit éteint. C’est même quoi cet interrogatoire ? Je suis au tribunal ? Je vais rentrer, si ça continue comme ça. Tu me poses mille questions, mais aucune ne me demande comment je vais. Alors qu’il y a même ma nièce qui est malade. Je ne vais pas durer ici…»
Si elle vous querelle au lieu de se faire pardonner, c’est officiel, elle est abonnée à Canalsat et n’a jamais manqué un épisode de Secret Story. Si à peine arrivée, elle veut rentrer chez elle, vous comprendrez aisément qu’elle est venue uniquement pour se faire rembourser son « argent de taxi ». En plus, elle a accentué le caractère urgent de votre obligation par l’évocation d’une maladie imaginaire d’une nièce que vous ne connaissez ni d’Ève ni d’Adam. Quant à son penchant au retard, c’est pathologique, c’est culturel ! Elle se prend pour une bouteille de vin qui prendrait de la valeur au fur et à mesure du temps qui passe. Elle fait la difficile alors qu’elle est conquise depuis le premier instant, voudrait s’entendre dire « je t’aime » alors qu’elle est la première à n’avoir pas besoin d’amour.
Au Cameroun par exemple, l’idée est sans doute que si l’on vous a fixé un rendez-vous, vous êtes par-là même la propriété de celui ou celle qui a accordé ce rendez-vous, votre temps se confond au sien, on peut vous faire mariner dans votre jus à discrétion. Pas étonnant que nous ne soyons à aucun grand rendez-vous de l’histoire, on pense régulièrement que « rien ne presse », pas même le développement, et que, comme aime à ironiser un prêtre que je ne vais pas nommer, qui sait sûrement de quoi il parle, « même le bon Dieu peut attendre ! Cinq minutes de retard au culte du dimanche ne vous feront pas manquer le train pour le paradis. » Bref, si le temps, c’est vraiment de l’argent, apprêtez-vous à être ruiné ! L’amour, sous les tropiques, est un luxe que ne peuvent se payer toutes les bourses ; si vous êtes trop près de vos sous, faites sur-le-champ une croix sur votre Africaine.
Autrefois, les parents prenaient plaisir à rappeler à leurs filles qu’ils étaient là pour eux : « ma fille, qu’un garçon ne te raconte pas d’histoires, il n’y a rien qu’il pourra t’offrir que je ne te donnerais pas moi-même». Bien d’enfants ont grandi avec cette fierté-là. Aujourd’hui, si d’aventure vous rappelez à votre amie, qui vit encore chez sa mère et vous exige l’argent de sa crème corporelle, qu’elle ne frappe pas à la bonne porte, ou que son propre père est encore vivant, et qu’en conséquence c’est lui qui répond d’elle, elle vous rétorquera non sans pertinence que ça n’est pas son père qui lui roule des pelles à tout bout de champ et la lutine six jours sur sept. Ne vous avisez pas de lui conseiller de se trouver un job, elle pensera que vous l’envoyez se prostituer. Et elle pourrait bien ne pas vous en vouloir et se résoudre à cette excellente suggestion. Car elle n’y perdrait pas au change.
En fait, l’équation est assez simple : soit vous casquez, soit vous vous cassez ! L’amour, pff… ! Ça ne nourrit pas son homme (a fortiori sa femme)… ça vient en son temps… par-dessus le marché… après la satisfaction des besoins alimentaires, élémentaires, primaires comme…euh ! le Iphone4… L’amour 4G, d’accord, mais encore après la diffusion de la dernière série sud-américaine à la mode : La fille du jardinier. Pas question d’en manquer un épisode ni sa rediffusion. Peut-on être à la fois si matérielle et si fleur bleue ? Oui, toutes les séries d’amour qui font fureur parlent de filles que l’amour fait grimper dans l’échelle sociale. L’amour est une ambition comme une autre. L’amour en Afrique… bien sûr ! Mais enfin… après l’atteinte des rêves de prestige, après une saignée sauvage de votre carte de crédit. En somme, faudrait-il, pour n’être jamais ruiné, n’aimer jamais une Africaine ? A chacun sa petite histoire après tout. Douce Afrique ?, chère patrie de mon enfance ?…