En 1948, la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage français de 1848, mobilisa des personnalités comme le Président de la République et de l’Union Française, Monsieur Vincent Auriol, le Président du conseil de la République Gaston de Monnerville, les députés Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Un événement que Léopold Sédar Senghor considérait alors comme étant la commémoration de « l’acte le plus grand et le plus fécond de la Révolution de 1848 ». Aussi engagea-t-elle l’élite intellectuelle des anciennes colonies françaises et plus particulièrement sénégambienne qui réfléchissait déjà, telle qu’en attestaient les nombreuses réflexions produites à l’occasion, à une forme africaine de la mémoire de l’esclavage et de la Traite Négrière (METN).
En effet, survenant à un moment où il était question d’une nouvelle apparence des relations entre la France et ses colonies, les élites africaines avaient alors engagé la réflexion sur comment africaniser le patrimoine colonial. C’est ainsi qu’à la veille des indépendances géographiques, on essayait de façonner localement une nouvelle identité dans les décombres de la colonisation. Le Sénégal qui était alors le siège de l’Afrique Occidentale Française (AOF) allait accueillir en 1954 son premier Musée Historique sur l’île de Gorée. Plus tard, à l’image de ce que représentaient ses élites politiques comme le président Senghor qui concevait l’existence d’un « projet sénégalais d’une nouvelle civilisation, l’humanisme de la Négritude », on assistait à la mise en place d’une autre structure muséale, la Maison des Esclaves, à partir de 1966.
Mais, cette fameuse Maison des Esclaves de Gorée, lieu de mémoire aussi célèbre que son actuel ministre de tutelle, Monsieur Youssou Ndour a été dans les années 1990 source de controverses qui découlaient du fait qu’on a une mauvaise interprétation de ce qu’elle symbolisait. Une image faussée colle ainsi sur elle et entache d’erreurs l’interprétation mémorielle de l’île de Gorée, partant la signification même de la mémoire de l’esclavage en Sénégambie dont il sera plus largement question ailleurs. Dès lors, revenir ici sur le symbole de Gorée et de sa Maison des Esclaves comme lieu de mémoire de l’esclavage et de la traite atlantique à travers les actions de politiques culturelles du président Senghor est, nous semble-t-il, un préalable pour mieux comprendre ce que commémorer l’esclavage veut dire au Sénégal [comme dans la Gambie voisine où le président Yayah Jammeh a développé (comparativement au Sénégal), les meilleures politiques culturelles en termes de commémoration de la traite négrière].
Nous allons donc nous intéresser, non pas à la définition du concept de mémoire de l’esclavage en Sénégambie mais au symbole de Gorée et de ses musées comme lieux de mémoires.
Gorée « île musée » ou « île mémoire » une vieille histoire de patrimonialisation
La notion de Gorée « île musée » est certainement liée au foisonnement de structures de conservations culturelles que l’on trouve sur l’île. Néanmoins, il semble que les différentes actions politiques qui ont été menées dans le cadre de la préservation de ses vestiges ont aussi largement contribué à une telle reconnaissance. « Île musée » ou « île mémoire » sont ainsi devenues les expressions consacrées pour parler de cette île au large de Dakar, qui n’a cessé de bénéficier des politiques culturelles pour la conservation de ses vestiges liés à la colonisation plus particulièrement.
En 1942 par exemple, les administrateurs coloniaux de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) manifestaient le souci « qu’on ne saurait en effet envisager de gaieté de cœur la destruction ou même une mutilation trop poussée, d’un ensemble légué par le passé et dont il est de notre devoir de conserver au moins les parties les plus typiques ou les plus curieuses, pour l’instruction ou le déduit de nos successeurs qui nous en voudront, à juste titre, si nous ne leur abandonnons qu’une île de Gorée dépouillée de ce qui fait son cachet et définitivement ‘banalisée’ ». C’est ainsi que l’île fut inscrite en 1944 sur la liste des monuments naturels et des sites relevant du Ministère des Colonies, puis considéré comme site historique par la France en 1951.
Le Sénégal ayant longtemps bénéficié des politiques du patrimoine colonial, il faut attendre l’année 1971 pour voir le régime en place reconnaître Gorée comme patrimoine national. Mais c’est pour être internationalisé en 1978, en devenant patrimoine mondial de l’humanité avec l’UNESCO. Conséquemment, avec ce qui caractérise l’échec des politiques culturelles en termes de commémoration de l’esclavage au Sénégal, on allait constater à partir des années 1980 un désengagement total des différents régimes de l’après-Senghor par rapport à Gorée. Un ministre de la culture dans l’erreur, ne soutenait-il pas lors des 30 ans de son classement comme patrimoine mondial, « que c’était à l’UNESCO qu’incombait entièrement la sauvegarde et la préservation de l’île dans la mesure où elle était devenue un patrimoine mondial ».
Au-delà de l’erreur d’interprétation du rôle de l’UNESCO dans le patrimoine national, c’est la dépendance intellectuelle que nous constatons au Sénégal par rapport aux institutions internationales quand il s’agit d’imaginer son devenir qui est ici flagrante; mais aussi la perte de vue de ce que commémorer la METN à Gorée pouvait réellement signifier à travers les différentes structures muséales comme le Musée historique de l’IFAN.
Musée historique de Gorée : une structure didactique au service des générations à venir
Nous proposons un survol de l’histoire du Musée historique de l’IFAN qui s’appelait avant « Musée Historique de l’Afrique Occidentale Française » et qui relève du ministère de l’enseignement supérieur du Sénégal. Le Musée historique de Gorée est une structure de conservation, mais aussi de production et de diffusion des connaissances historiques sur la problématique de la connexion atlantique, pour ne pas dire, de la colonisation dans sa connotation esclavagiste. Elle permet ainsi à toute personne qui s’intéresse à l’histoire de Gorée et de la traite négrière, de pouvoir se renseigner sur l’historiographie actuelle de la question. C’est ainsi que ce sont des historiens et chercheurs universitaires, comme Abdoulaye Ly qui fut l’un des premiers conservateurs, qui ont la charge de ce Musée.
D’ailleurs, pour les concepteurs de ce Musée historique dont monsieur Abdoulaye Ly qui a soutenu une thèse de doctorat sur la question de la présence coloniale française en Sénégambie, c’était un tout didactique où devraient être intégrés l’esclavage et la traite négrière afin de permettre les visiteurs d’acquérir une connaissance historique sur la connexion des peuples africains avec les diverses parties du monde. L’ambition première est « d’aider le plus grand nombre en Afrique noire à se situer dans son propre monde. C’est-à-dire, reconnaître dans les structures économiques et sociales qui les organisent aussi bien les productions que les techniques disparues ou présentes, soit-elles locales ou d’importation, à connaître les faits historiques, leurs connexions avec les diverses parties du monde, à en saisir la genèse, les mécanismes et les lignes d’évolution ».
Inauguré en 1955, « il fut abrité dans une ancienne demeure bourgeoise de Gorée qui se trouvait être une maison dans laquelle, le rez-de-chaussée avait servi d’esclaverie » (voir plus loin Maison des Esclaves). Et comme son nom l’indique, « c’est aussi le musée qui offre une interprétation historique de l’histoire du Sénégal malgré la modestie des collections exposées ; avec une approche qui englobe, en parlant de l’esclavage, le commerce transsaharien et la traite atlantique. Alors qu’une visite guidée sur l’île permet de connaître son histoire, l’histoire des maisons anciennes entre celles datant du 17e siècle et celles du 18e siècle ». Ayant statut d’institution de recherche universitaire, « il produit des documents pédagogiques, scientifiques et culturels adaptés aux thèmes de ses expositions ».
En conséquence, une fois que ceci est dit à propos de l’existence d’un Musée historique à Gorée, on ne peut que constater le caractère absurde de la controverse sur « le mythe de la Maison des Esclaves » liée à une critique infondée du discours de Joseph Ndiaye, l’ancien conservateur de ladite maison. Polémique qui allait d’ailleurs conduire successivement à l’organisation de rencontres scientifiques sur « Gorée dans la traite atlantique : mythes et réalités » en 1996 et le symposium sur « la traite négrière à Saint-Louis du Sénégal et dans son arrière-pays » en 1998. De grands élans d’éveil, comme le disait le directeur de l’IFAN de l’époque, d’une mémoire « restée en latence et qui pour autant refuse de sombrer dans un passé anesthésiant », par des historiens qui « prenaient ainsi en charge la mémoire de l’esclavage »(pour reprendre Pierre Nora).
Mais au bout du compte, il reste toujours vrai qu’il faut faire la différence entre le rôle du Musée historique de Gorée dont le discours mémoriel relève d’une transmission des connaissances historiques actuelles et le discours mémoriel de la Maison des Esclaves. Maison des Esclaves dont il aurait fallu s’interroger sur le pourquoi une telle structure assimilée à un musée sur une île qui détient déjà son musée sur l’histoire coloniale dans sa connotation esclavagiste ?
La « Maison des esclaves » de Gorée, la METN selon Senghor
Ce qui frappe quand on visite la Maison des Esclaves de Gorée, c’est la place de l’orateur dans son rapport avec la thématique de l’esclavage et de la traite négrière. Mais, au-delà de la personne du conservateur, c’est l’histoire de la structure culturelle elle-même, c’est-à-dire la Maison des Esclaves ; dont il faudrait s’intéresser au préalable.
Ce qu’on appelle communément le Musée de la Maison, n’est qu’une pertinente illustration des actions culturelles du président Senghor ; actions qu’on ne peut saisir qu’à travers ce que Souleymane Bachir Diagne appelle « la philosophie de la négritude », c’est-à-dire la perspective historico-culturelle que le poète-président propose comme interprétation des expériences coloniales. On ne peut mieux la saisir qu’en s’intéressant à sa « Négritude Politique » avec la création des Archives culturelles pour sauvegarder les valeurs des civilisations africaines. Mais aussi et entre autres, l’étude de concepts tels que « L’humanisme du 20e siècle » qui était devenu un projet sénégalais. C’est dans cette logique que la Maison des Esclaves fut «redéc-ouverte » pour commémorer certes ; mais aussi illustrer l’éclosion d’une nouvelle identité liée au monde atlantique.
Imaginée comme structure de transmission culturelle une dizaine d’années plus tard après le Musée historique de Gorée, la Maison des Esclaves participe à rendre à l’île cette image de métissage, pour ne pas dire de conciliation entre les données historiques et l’oralité africaine. C’est cette prépondérance donnée à l’oralité qui avait bien évidemment conduit au choix de Joseph Ndiaye, ce mémorialiste sans formation d’historien mais avec une expérience de tirailleur sénégalais, comme conservateur.
Si l’on reconnaît que Joseph Ndiaye n’était pas choisi pour son rôle d’historien, il reste néanmoins pertinent de clarifier la question relative au rôle que jouait cette ancienne demeure bourgeoise du 18e siècle devenue Musée de la Maison des Esclaves de Gorée dans les années 1960. Par un raisonnement régressif qui va des conséquences liées aux problématiques de la METN et en particulier, la polémique de 1996 sur « le mythe de la Maison des esclaves » ; nous aboutirons sur le principe qui particularise ce désormais lieu de mémoire grâce aux politiques culturelles de Senghor.
La controverse du « mythe de la Maison des esclaves de Gorée »
Le 27 décembre 1996, Emmanuel De Roux, envoyé spécial du quotidien Le Monde à Praia puis à Gorée où se tenait un colloque sur le patrimoine africain, fit quatre articles dont un sur la «Maison des Esclaves». Dans ce dernier billet sous le titre du « (Le) mythe de la ‘Maison des Esclaves’ qui résiste à la réalité », le journaliste parle d’un problème sur l’histoire de la «Maison des Esclaves», « que tout est faux, ou presque ». D’abord la maison elle-même qui n’est pas de construction hollandaise mais française ; qu’elle ne servait que pour les esclaves domestiques et l’entreposage ; que Gorée n’a jamais été très actif pour la traite et on y apprend enfin que la Maison des esclaves est une légende fabriquée par Joseph Ndiaye.
Dans ce travail journalistique, la place de la mémoire de l’esclavage à Gorée qui devait réduire la Maison des Esclaves en un lieu essentiellement symbolique lié à la traite atlantique a été magistralement occultée. Emmanuel De Roux ravive sans le vouloir certainement, un débat entre historien confiné jusque-là dans l’espace universitaire sénégambien.
Faut-il rappeler ici que Dakar est la dix-huitième université française devenue sénégalaise de manière effective dans les années 1980 ; que depuis les années 1950 à travers l’IFAN (plus vieille) on y a très souvent débattu sur la quantification de l’esclavage en Sénégambie. Ainsi, les années 1990 à l’ère de la magie d’internet ne faisaient qu’offrir un second souffle à ce vieille problématique. En effet, en 1995, l’historien américain Philip Curtin qui a fait ses bancs de chercheur à l’Université de Dakar avait ramené cette fois-ci sur le net, ce vieux débat de « l’Ecole de Dakar » – c’est-à-dire, le gotha pour ne pas dire la vieille garde de l’université de Dakar devenue université Cheikh Anta Diop – en soutenant sur H-Net Africa dans un thread intitulé « Goree and the Atlantic Slave Trade », que l’histoire de l’île dans la traite atlantique est une mystification (« hoax ») amplifiée par le conservateur de la Maison des Esclaves, monsieur Joseph Ndiaye.
Quand Emmanuel De Roux s’autorise de manière journalistique à planter les germes de la confusion entre le rôle actuel de la Maison des Esclaves et l’historiographie relative à la place de Gorée dans la traite atlantique ; il ne fait que cultiver par des raccourcis ennuyeux la légende de la « légende de la ‘Maison des Esclaves’ qui doit tout à [l’indéniable talent du conservateur qui a pris] une douzaine d’années à forger un ‘mythe’ » dans l’esprit des visiteurs touchés par la mystique de la METN. Il n’y avait pas besoin d’une grande enquête pour savoir que l’Etat du Sénégal et le ministère de l’enseignement supérieur qui a en charge le Musée historique de Gorée n’ont jamais conféré un rôle d’historien à Joseph N’diaye. Ce dernier étant employé par le ministère de la culture, n’avait pas non plus été choisi pour faire l’histoire de Gorée et de la traite atlantique sur une île qui détenait bien avant son Musée historique.
En outre, si le président Senghor avait décidé d’imposer une structure comme la Maison des Esclaves à côté d’un Musée historique sur l’île, c’est parce qu’il concevait une « mémoire triangulaire », une part de l’Afrique dans la mise en image de ce passé. Le poète-président ne soutenait-il pas que le souvenir de la « condition de l’ancien esclave est un passé voué à la solitude des Musées ». Car il ne revenait pas à l’Afrique de construire des musées où domineraient les artefacts qui renvoyaient l’image de l’ancien esclave, mais de revenir sur les causes de sa mise en esclavage, ses traditions ancestrales. C’est en ce sens que la Maison des esclaves devraient servir aussi à illustrer une partie africaine de l’histoire des anciens esclaves avec l’aide d’un conservateur qui se considère lui-même comme griot.
C’est dire que, celui qui serait à la recherche de la vérité historique à Gorée, devrait se tourner vers son musée historique où on apprend par ailleurs que la Maison des Esclaves était une « esclaverie privée » et qu’elle ne faisait pas partie des entrepôts d’esclaves qui existaient sur l’île. Ainsi, pour parer comme le disait le Professeur Djibril Samb, à la tentative d’endormissement de la mémoire afin de confirmer le rôle de Gorée dans l’économie symbolique collective des peuples noirs, il fut organisé un séminaire sur « Gorée dans la traite atlantique : mythe ou réalité ». Mais malgré ce commentaire du philosophe et non moins organisateur de la rencontre scientifique, les historiens sont revenus sur leurs travaux universitaires omettant ainsi de s’intéresser à l’origine historique de la maison des esclaves sources de cette polémique et afin de nous dire comment elle est devenue le lieu de mémoire par excellence sur l’île de Gorée.
« La Maison des Esclaves » comme inspiration historico-artistique
C’est le médecin de la marine française et Goréen de coeur, Pierre André Cariou, qui fut l’un des premiers historiens à s’intéresser à la Maison des Esclaves comme lieu de mémoire de la traite atlantique française. L’auteur de l’introuvable « Promenade à Gorée » qui devait être un mémoire de l’IFAN des années 1950 et qui a subitement disparu de ses rayons, a à plusieurs occasions écrit sur l’histoire de Gorée et ses esclaveries. C’est ainsi que dans une contribution intitulée « notice sur Gorée » écrite à la veille de l’inauguration du Musée historique, il ne s’empêcha pas d’évoquer la Maison des esclaves.
Or, dans le même manuel qui servait de guide du Musée Historique de l’A.O.F. à Gorée comme on l’appelait en 1955, l’IFAN y reproduit une aquarelle dont la légende indique qu’elle a été peinte par l’aquarelliste D’Hastrel en 1839. Et sur le dessin, sont représentées deux maisons, l’une est celle qui allait abriter le Musée historique et en face d’elle il était question de la Maison des Esclaves qui n’était pas encore érigée en structure muséale. La description ajoute que la colonnade de cette Maison des Esclaves visible de l’extérieur, permet de supposer qu’il s’agit de la demeure d’un riche personnage de la fin du XVIIe siècle. D’Hastrel n’était pas le seul à reproduire ladite Maison des Esclaves, si l’on en croit au même guide du Musée historique qui évoque l’existence d’un autre tableau de la même Maison des Esclaves par un autre peintre africaniste, M. Matossy entre les 1951 et 1953.
Vraisemblablement donc, tout semble indiquer qu’entre 1839 et 1953, il a existé une maison à Gorée qui portait le nom de Maison des Esclaves que les artistes ont voulu ainsi représenter. Cependant, comme l’ont toujours souligné les historiens, la fameuse Maison des Esclaves construite entre 1776 et 1784, n’était qu’une « Captiverie Privée ». Les maisons appelées ainsi, sont des maisons dont l’existence malgré le monopole des compagnies commerciales, servaient aussi de demeures pour maîtres et esclaves domestiques, mais aussi à entreposer des captifs qu’il était possible de vendre.
Cette maison deviendra plus tard vers 1958 propriété de la Ville de Dakar (Gorée étant rattaché à Dakar depuis 1929). C’est ainsi que le président Léopold Sédar Senghor va l’utiliser en avril 1966, après une première restauration, pour en faire un lieu de mémoire de l’esclavage à l’occasion du premier Festival Mondial des arts Nègres (FESMAN).
Ainsi, devons-nous préciser ici que ni le Président Senghor, ni monsieur Boubacar Joseph Ndiaye ne sont les inventeurs du nom de la Maison des Esclaves ; nom qui a été pérennisé par l’usage de cette ancienne demeure comme lieu de mémoire de l’esclavage, le plus visité en de l’Afrique de l’Ouest. Néanmoins, il reste toujours vrai que son rôle actuel, la symbolique de Gorée comme lieu de mémoire ne peuvent être saisis qu’en s’intéressant à la signification qu’en donne le président Senghor et non en s’arrêtant sur le discours griotique de Joseph Ndiaye l’ancien conservateur qui n’était qu’un exécuteur des actions culturelles du premier.
Gorée et sa « Maison des Esclaves » pour symboliser la souffrance et le Pardon Noir
En 1992, le Pape Jean Paul II en visite sur l’île de Gorée et à la Maison des Esclaves avait prononcé ces mots : Gorée, Symbole de la Souffrance et du Pardon Noir. Le souverain pontife faisait ainsi sienne la philosophie senghorienne de la mémoire de l’esclavage en reprenant mot pour mot les propos de son discours lors de l’inauguration de l’Université des Mutants en 1979.
A la question pourquoi avoir choisi Gorée, le président Senghor se permettait alors de développer sur philosophie historique de la mémoire de l’esclavage et de la traite négrière à Gorée. Pour lui, « cet îlot symbolise, en même temps, la souffrance noire et le pardon noir, partant, l’esprit de fraternité et de coopération internationale ». Nous pouvons aller plus loin en nous demandant comment le poète-président donne à voir cette souffrance sur l’île ?
Derrière cette question nous allons découvrir que le président Senghor a contribué à la construction du discours mémoriel que reprend chez Joseph Ndiaye. Nous lui devons à lui et non à Joseph Ndiaye, une exploitation des statistiques historiques sur la traite atlantique de l’époque qui lui permettaient de dire « qu’en effet, pendant les trois siècles et demi qu’a duré la Traite des Nègres où, pour vingt millions de déportés, sont morts quelque 200 millions d’hommes et de femmes, Gorée a servi de dernière escale avant les Amériques ». Chiffres très contestables dans la bouche de Joseph Ndiaye si l’on se base uniquement sur l’historiographie actuelle sans se poser la question de savoir d’où proviennent et à quoi servent ces chiffres dans le discours de la Maison des Esclaves.
Ces statistiques relèveraient de l’exagération pour celui qui ne connaît à quoi ils servent chez Senghor comme dans le leitmotiv de Joseph Ndiaye. Elles n’ont pas pour finalité de déterminer le nombre réel des personnes mises en esclavage… Qui peut prétendre donner un jour le nombre exact d’africains qui ont souffert de ce crime contre l’humanité ? Néanmoins les différentes tentatives de quantification malgré leur vanité, serviront au moins à des gens comme le poète président Senghor pour traduire la vérité de l’inhumanité de l’esclavage et de la traite atlantique.
Au-delà donc du discours de la Maison des Esclaves, il faut chercher à connaître la philosophie de l’histoire culturelle du président Senghor. Pour le poète-président, Gorée et sa maison des esclaves doivent symboliser comme nous l’évoquions, cette Afrique qui a souffert et qui a pardonné. Senghor ne priait-il pas pour que le « Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père » ; malgré toutes les souffrances qu’elle a causé, parce « qu’elle aussi est l’Europe, qu’elle m’a ravi les enfants comme un brigand du Nord des bœufs, pour engraisser ses terres à cannes et coton, car la sueur nègre est fumier » ; malgré qu’elle « traite ses Sénégalais en mercenaires, faisant d’eux les dogues noirs de l’Empire ».
Et qui mieux que l’ancien tirailleur sénégalais Joseph Ndiaye pourrait participer à la symbolisation de cette vision de la souffrance et du pardon dans une Sénégambie où le tirailleur, ce mercenaire sénégalais, est devenu symbole de la colonisation comme l’ancien esclave était celui de l’esclavage dans les colonies esclavagistes. Mais le président Senghor voulait aussi un lieu de mémoire où tout est « devenu Verbe » comme la parole griotique qui « rythme, selon le mouvement primordial, les formes des choses nommées (esclavage, traite négrière, colonisation), les recréer plus présentes, plus vraies » et en face il y avait aussi un Musée historique qui s’intéressent plus à l’interprétation des évidences archivistiques.
En guise de conclusion
Pour arrêter ce commentaire, revenons sur la commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage de 1948 qui fut accompagnée par un certain nombre de publications comme « l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française » précédée d’une préface de Jean Paul Sartre.
« Orphée Noir » de Sartre, jetait les prémices de la nécessité d’une mémoire triangulaire de l’esclavage et des traites négrières. La commémoration (voire l’enseignement) de l’abolition de l’esclavage offrait à l’époque une image de la « rédemption », du « paternalisme doucereux de l’homme blanc après 1848 » qui s’inspire de « celui du Dieu blanc après la Passion ». Sauf que nous convenons avec Sartre que « la faute inexpiable que le noir découvre au fond de sa mémoire, n’est pas la sienne propre, c’est celle du blanc ; le premier fait de l’histoire du « nègre », c’est bien un péché originel : mais le mélano-africain en est l’innocente victime. C’est pourquoi sa conception de la souffrance s’oppose radicalement au dolorisme blanc » qui apparait à chaque fois que l’on parle de commémoration de l’abolition de l’esclavage.
En Sénégambie, de Gorée à James Island, la mémoire de l’esclavage et des traites négrières n’est jamais une confession publique d’une faute que nos ancêtres auraient commise. C’est pourquoi la Maison des Esclaves de Gorée servait à la mise en place d’une mémoire triangulaire du monde atlantique. Car, comme il y a eu un commerce triangulaire, un commerce des africains accusés de toutes les fautes, par conséquent quand vient le moment de se souvenir de ce passé, l’usage du concept de « mémoire triangulaire » [mémoire (de la traite) triangulaire] nous semble assez pertinent pour mieux illustrer le rôle joué par chaque partie dans la connexion atlantique. Nous savons au moins qu’à la requête générale de ses Diasporas, les élites africaines avaient alors comme devoir de mémoire d’apprendre aux descendants des anciens esclaves à « revaloriser une partie de leur patrimoine tombé en déshérence » comme disait Césaire. Il revenait alors à la France, l’Angleterre, le Portugal ou l’Europe tout court, de construire, nous semble-t-il, des musées sur l’économie de l’esclavage et de la traite négrière ; tandis que les Amériques nous donneraient à voir entre autres une image de la condition de l’ancien esclave dans les champs de cotons et les senzala.
En tous les cas, c’est dans cette logique que le président Senghor a transformé la Maison des Esclaves, ancienne demeure de la bourgeoisie de Gorée, en lieu de mémoire pour y symboliser la souffrance et le pardon noir. Nous insistons sur le fait que la Maison des Esclaves n’était pas destinée à restituer l’Etat d’avancement des recherches universitaires sur la traite atlantique. Pour celui qui soutenait que « l’encre du scribe est sans mémoire », seule l’oralité du « griot conservateur » est détentrice de la mémoire africaine pour symboliser ce pardon et cette réconciliation voulus à Gorée comme à James Island dans la Gambie voisine.
Par Pape Chb Bassène