Au Mali, au Bénin, au Niger, les villages de brousse les plus reculés ont désormais leurs séances de cinéma. Grâce à une association de Cinéma numérique ambulant. Reportage au Mali.
Deux énormes baobabs campés de chaque côté de la piste annoncent l’entrée prochaine du village. Le sol s’adoucit sous les roues du 4×4, et bientôt, un comité d’accueil trépignant escorte la voiture jusqu’à ses derniers mètres. Comme toujours, l’équipe du Cinéma numérique ambulant(CNA) est reçue avec les honneurs bruyants des enfants du village. Ce soir, à Sakoiba, c’est la fête. Dès que la nuit aura vaincu le jour et la chaleur, l’écran géant, planté sur la place sablonneuse du bourg, s’allumera pour une soirée de cinéma à la belle étoile. A une demi-heure de route de Ségou, au Mali, Sakoiba est un joli coin de brousse de deux mille âmes aux maisons de banco ombragées par des acacias.
« J’ai appris aux enfants un petit refrain sur le CNA, s’amuse Kadidia, et ils adorent nous le répéter dès notre arrivée ». Pour l’animatrice du Cinéma numérique ambulant (CNA) au Mali, cet enthousiasme vaut toutes les récompenses. Depuis deux ans, explique-t-elle non sans fierté, le CNA a parcouru 72 000 km rien qu’au Mali, sillonnant toutes les régions pour se poser, chaque soir, dans les villages les plus reculés, dépourvus d’électricité. Tout au long de l’année, y compris en saison des pluies, deux équipes de trois personnes se répartissent les tournées de cinéma itinérant travers le pays. Une équipe s’installe à Sikasso, l’autre à Ségou, puis c’est Kayes, Mopti ou Gao, pour plusieurs semaines de projections dans un rayon limité à deux heures de trajet maximum.
Plus de 2 millions de spectateurs fin 2005
La cadence est rude : chacun des dix villages choisis recevra une dizaine de fois la visite du cinéma ambulant , soit environ tous les quinze jours. Vers quatre heures de l’après-midi, l’équipe se met donc en route, afin d’arriver avant la nuit pour l’installation. Comme toute vie nomade, celle-ci puise son énergie dans une organisation légère. Côté logistique, le CNA, c’est un 4×4 bardé de logos aux couleurs des sponsors, un équipement vidéo numérique, lecteur DVD, vidéo projecteur, un ampli et des enceintes pour la sono, et bien sûr un groupe électrogène dans son caisson à roulettes. Enfin l’objet magique, un écran de plastique blanc de 4 x 3 m, est soigneusement enroulé et prend place avec le reste sur le toit du véhicule. Ajoutez des supports métalliques et de grandes nattes à l’africaine, et le tour est joué.
Voilà plusieurs années que le Cinéma numérique ambulant trace la route dans trois pays, au Bénin, au Niger et au Mali. Fin 2005, plus de deux millions de spectateurs, en majorité ruraux, ont ainsi pu voir des fictions africaines et des films de sensibilisation. Chaque pays gère sa propre association CNA, même si en France, le CNA, initiative d’un groupe de professionnels du cinéma et de l’audiovisuel, continue d’apporter son appui. « Le but, c’est que le CNA français disparaisse au profit d’une association panafricaine», explique Christian Lambert, l’un des fondateurs du projet. Il est en tournage au Bénin et au Cameroun lorsqu’il se rend compte qu’ « aucun des participants africains engagés localement ne verrait jamais le film». L’association née en 2001, trouve un écho favorable dans le milieu cinématographique, puis convainc les bailleurs de fonds. L’Union européenne débloque 300 000 euros. « De quoi nous permettre d’acheter le matériel, les véhicules et de payer les salaires de 12 animateurs pendant un an », commente Christian Lambert.
Une aventure humaine
Au tour de piste se joignent d’autres partenaires, RFI, TV5, le groupe de coopération belge Africalia, le voyagiste Point-Afrique qui offre du transport de fret, les coopérations française et suisse, le Conseil général du Val de Marne…Les droits de diffusion des quelque 35 films (fictions) qui constituent le fonds des CNA sont pris en charge par l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. « Quand Dani Kouyaté [cinéaste burkinabé] a appris ce que nous faisions, il a offert tous les droits de diffusion sur ses films et a donné de l’argent pour de l’essence», souligne Christian Lambert. Il n’empêche : les coups de pouce ne suffisent pas à pérenniser l’activité. Chaque association doit assurer son propre financement. Au village, les séances ne sont pas payantes. Seule une contrepartie est exigée : un repas chaud pour les animateurs, une table pour poser la vidéo et quatre chaises pour le montage de l’écran qui ne doit pas toucher le sol.
Kadidia a les reins solides et une foi à toute épreuve dans le projet. Cette Mamma bambara a négocié un contrat à l’année – projection de films de sensibilisation – avec le Haut Conseil de lutte contre le sida du Mali, et un autre avec l’ONG canadienne Save the Children (prévention du trafic d’enfants). Au programme de ce soir, à Sakoiba, le film « Sia, le rêve du python » (Dani Kouyaté). Mais d’abord un moyen-métrage, réalisé en Afrique, sur la prévention du sida. Les ados, les vieux, les parents, tout le village est présent. Les enfants se sont précipités bien avant le début de la projection sur les nattes disposées par terre, face à l’écran. « Ils font mine de ne pas entendre quand leurs parents les appellent pour manger, s’amuse Kadidia. « Pour rien au monde, ils ne voudraient perdre leur place ! ». Le film sur le sida laisse planer un grand silence. « Alors ? se risque Kadidia en bambara, « vous avez des questions ?» Pas de questions. De sa voix forte, Kadidia enchaîne. « Bon, et maintenant, avant le grand film, voici Buster Keaton ! ». L’atmosphère se détend, l’hilarité gagne les spectateurs. A Sakoiba, la plupart des gens ont découvert le cinéma pour la première fois avec le CNA. Ils ne boudent pas leur plaisir. Mais c’est fini pour ce soir. L’écran s’éteint, les villageois s’éloignent dans l’obscurité. Kadidia, Lamine et Fatou s’affairent. En un clin d’œil, tout est rangé, plié. « Qui a faim ? » lance, satisfaite, Kadidia. Pendant le repas consommé à la lueur des torches, l’équipe commente la soirée avec quelques habitants restés sur place. Le maître d’école s’approche et tend à Kadidia une liasse de copies. « Nous avons fait un travail en classe sur le sida, suite à votre précédent film », explique-t-il. « Vous le lirez ». Kadidia remercie, sourit. « Je sais bien que les gens sont très attentifs au sujet », conclut-elle. « Ils sont timides, c’est tout.»
Dans le 4×4, au retour, tout le monde dort sauf Lamine, projectionniste… et chauffeur. Il est tard. Demain, pour la projection, la piste sera longue et pénible. Lamine se promet une grasse matinée.
Sabine Grandadam