Chronique n°3 – Arnold Sènou, écrivain et journaliste béninois, collaborateur d’Afrik.com, est en ce moment dans son pays natal. Il en profite pour croquer la vie locale dans trois petites chroniques que nous publions ici. La troisième parle du coupé-décalé qui fait fureur chez les Béninois et de la culture ivoirienne.
Mon respect tout entier va vers ces chanteurs et groupes ivoiriens. Oui, avec leur coupé-décalé, ils ont tout « saccagé » sur leur chemin, en ce sens que nombre de nouveaux groupes béninois qui se créent aujourd’hui ne jurent plus que par cette musique. Une musique que je sens plus masculine, et donc, un peu virile. Oui, souvenons-nous du phénomène « mapouka », qui faisait la part belle aux femmes, et surtout à leur jeu de fesses lascif, qui appelait presque à des ébats amoureux torrides. Les hommes ayant été cantonné à jouer les troisièmes, voire les quatrièmes rôles.
On sent donc dans le coupé-décalé, un fort désir des hommes de reprendre les choses en main, de reprendre le « pouvoir », je dirais. D’ailleurs, la très grande majorité des chanteurs de coupé-décalé sont des hommes (en majorité des Congolais, avec les Dj, comme Caloudji, Dream team, Moukouloukoulou, Erickson le Zoulou). Quelques rares chanteuses (encore en nombre infime et pas très talentueuses) commencent par-ci et là, à leur emboîter le pas.
La puissance de cette musique ivoirienne, est d’avoir pensé à intégrer en son sein, chaque jour, des mouvements de reins inédits, des pas nouveaux. De ce fait, on n’est plus au coupé-décalé des débuts, avec la main droite levée, du côté droit, puis du côté gauche, et qui mimait la façon dont les chefs d’Etat du continent ont l’habitude de saluer les foules immenses qui les entourent lors de leurs déplacements, ou qui viennent les écouter, dans de grandes salles, lors de gigantesques meetings. C’est d’ailleurs ce geste de salutation des présidents qui aurait poussé Douk Saga (de son vrai nom Stéphane Doukouré), le créateur du coupé-décalé, à l’introduire dans la danse.
On n’est donc plus au coupé-décalé du début, disais-je. Oui, avec le duo formé par exemple par Zéphy et Kérosen, dont le groupe porte le nom de « Boulevard DJ », on remarque que l’époque du mouvement de main feignant la salutation est bien révolue. Dans leur tube « ça va me dja », les deux chanteurs miment les mouvements de démarrage et de freinage d’une moto quand ces mots sont criés. Dans son « Drogbacité », Shanaka Yakuza, tout en lançant les groupes de mots « passement de jambes », « ailes de pigeons » ou autres phases (que met en scène avec brio le joueur de Chelsea sur les pelouses de football), imite ces mêmes mouvements. Et on en vient même à marquer des buts, et ce, rien qu’en dansant !
Restons encore une fois dans le coupé-décalé, pour remarquer que la Côte d’Ivoire est l’un des pays africains à avoir créé, en quelques décennies, le plus de rythmes possibles sur le continent. Petit rappel des faits : on est passé du ziglibiti au ziguéhi, pour se retrouver dans le zouglou, puis le zoblazo. Et cette liste est loin d’être complète. Ce foisonnement de danses et de styles musicaux est allé de pair avec le développement de la langue des Abidjanais : le nouchi, l’argot de la capitale ivoirienne. Un français qui a intégré dans son vocabulaire, chaque jour renouvelé grâce au métissage de la ville Abidjan, des mots venant de l’Est du pays, de l’Ouest aussi, mais surtout, surtout, du Nord. Ainsi, en un peu plus de dix ans, on est passé de « on va badou » à « on va nyanga », pour dire, « on va manger ». Ce croisement de races, de langues, et de coutumes opéré dans le pays a donc été profitable à sa culture. La France, qui s’apprête à faire l’effet contraire, je veux dire, à procéder à des rapatriements massifs et à un sévère durcissement de sa politique d’immigration, devrait encore y réfléchir par deux fois. A bon entendeur.
Arnold Sènou est romancier et journaliste. Dernier roman paru : Ainsi va l’hattéria chez Gallimard.