L’écrivain haïtien Lyonel Trouillot a eu les traits justes. En un phrasé, il a décrit, en quelque sorte, ce qu’est le désappointement. Il a dit : « Devant les grands malheurs, le pire, c’est sans doute l’impuissance ». Ces mots résument assez bien ce billet.
À Lisbonne, au Portugal, pendant la distribution de repas, dans un avion. Il y a le steward qui me dit : « votre plat casher est en cours de préparation, s’il vous plaît, veuillez patienter un petit moment ».
À peine il est parti que mon voisin de droite me demande si je suis juif. Perplexe, je fais mine de ne rien entendre. Je visionne un film, comme certains… Lorsque je reçois mon paquet repas, dès l’ouverture, je cherche le certificat de Cacheroute. Qui est souvent signé par un rabbin de Lyon (France), Tel-Aviv (Israël) ou par une association…
Mon voisin continue en disant, d’un ton posé, cette fois-ci, on aurait dit des chuchotements : « les plats juifs sont bons en prison (…) Vous êtes le premier juif noir que je rencontre (…) Je suis vraiment enchanté (…) Je pensais que les juifs voyageaient en jet privé (…) ».
À cet instant, je ne sais pas trop si je suis en train de me faire insulter par un antisémite notoire ou si la personne est juste maladroite. Dans le doute, je continue avec ma technique initiale ; celle du silence, de l’indifférence…
Plusieurs heures de vol plus tard. Mon voisin et moi sommes en train de causer et de rire. On peut même croire que nous sommes des amis de longue date. C’est un anglophone, c’est sûrement la raison pour laquelle on ne ressent pas assez de chaleur dans l’intonation de ses mots, et donc sa traduction en langue française peut heurter. C’est un gentil. Un vrai humaniste. Médusé, je bois ses paroles un peu comme dans le royaume des Bandjoun où on savoure du bon vin de raphia cueilli le petit matin.
Il me dit qu’il était commerçant à Dar Es Salam, en Tanzanie, il y a moins de dix ans. Qu’il gagnait énormément d’argent. Il avait du monde à la maison. Il allait dans les villages acheter de grandes quantités de maïs, lorsque les prix étaient bas. Il les stockait et les revendait à prix coûtant le moment où le produit se faisait rare sur le marché. Il me raconte comment un jour on lui annonça qu’il ne pouvait pas procréer. La nouvelle lui tomba dessus comme une bombe atomique. Il y a eu ravage. Subitement, pour les autres, sa condition sociale n’avait plus grand intérêt. Il y avait le poids des traditions. La suspicion dans le regard que lui portaient les autres…
Au lieu de tomber dans la dépression, il prit une importante décision. Il dit : « On m’a dit à l’hôpital que je ne pouvais pas avoir d’enfants, malgré ma richesse, ma femme a fui pour aller faire ses enfants. Je ne lui en veux pas. Je la comprends. Peut-être que si j’étais à sa place, j’aurais fait pareil. On ne sait jamais… Un jour, je me suis réveillé et j’ai décidé d’avoir plusieurs enfants. J’ai transformé ma villa en orphelinat ».
Je lui dis que je suis écrivain et que je vais écrire ce qu’il m’a raconté. Il prend peur. Il me dit que c’est honteux pour un homme de dire aux yeux de tous que l’on est stérile. J’essaie de le rassurer. C’est peine perdue. Il refuse catégoriquement. Il écarquille ses yeux ; comme si soudain ; il me voyait en diable. Je lui sors un monologue comme quoi son histoire pourrait contribuer à faire évoluer les mentalités. Il réfléchit, un laps de temps, et dit : « ne citez pas mon nom ». Je lui dis que je ne cite jamais le vrai nom des gens. Et là, on peut apercevoir son visage se détendre à nouveau. Il dit « d’accord, il faut écrire ».
Plusieurs semaines plus tard, je reçois le coup de fil de mon nouvel ami de Tanzanie. Il se trouve à Jerez-de-la-Frontera, dans l’Andalousie, au sud de l’Espagne. Il m’invite à l’accompagner au Maroc. Il y va pour récolter des fonds pour son orphelinat. Il a un généreux donateur qui aime vraiment les enfants. Je m’exécute volontiers. Je prends le visa, on se retrouve à Tarifa, et on emprunte le ferry pour rejoindre Tanger, au Maroc.
À la sortie, au port, je fais la rencontre du généreux donateur. Il est grand, costaud, imposant, et porte un costume chic et moulant, dans la chaleur écrasante de cette belle ville côtière. On l’appelle Dady. Il sent tellement bon. On me présente en disant : « c’est Foko, il vit en France, c’est un juif noir. Il veut créer un zoo au Togo ».
Il me regarde, l’air peiné, Dady me serre la main en disant : « je suis vraiment désolé que mes frères musulmans aient fait capoter le sommet Afrique-Israël qui devait se tenir à Lomé ». Et là, toute la jeune admiration que je porte pour lui s’évapore, d’un coup. Je ne sais pas trop de quoi il parle. Je suis toujours gêné par l’emploi du pluriel, lorsqu’on parle des gens, des communautés, dans ces circonstances, ceci englobe très souvent les groupes de personnes comme s’ils étaient un bloc monolithique… alors que nous savons que nous sommes individuellement tous différents. On réfléchit différemment, on réagit différemment, on analyse différemment, on entend différemment, et même, on aime différemment.
Il continue en disant que c’est bien qu’Israël s’intéresse enfin à l’Afrique. Il dit : « il était temps ! (…) Les Israéliens ne doivent pas se cantonner à la sécurité, simplement, ils doivent aussi s’ouvrir à la culture (…)». S’ensuit un long monologue endiablé. À la fin, je lui dis que je ne suis pas un homme politique, pas encore, du moins. Je ne suis pas satisfait des mots que j’ai déblatérés. Ni de sa résonance. Je continue en disant que je ne suis pas israélien ni ambassadeur d’Israël. Ces quelques mots sonnent bizarrement dans mes propres oreilles. Je décide donc de me taire, et d’arrêter d’essayer, puisque je le fais si mal !
Dady n’est pas que costaud. Il conduit un gros 4×4 (tellement climatisé qu’à la sortie, je me suis mis à éternuer et j’ai attrapé un bon rhume)… En cours de route, le monsieur de la Tanzanie l’annonce que je suis écrivain. Dady me demande de lui dire quelque chose d’intelligent. De vraiment français. Du bon français, quoi. Du genre « cuvée de bordeaux » ou encore « Saint-Germain-des-Prés ». C’est tellement ridicule. Il nous parle de la France, encore et encore. À ne plus s’arrêter. De l’après-guerre. Du général de Gaule. Des émissions télévisées. De ses nombreux voyages d’affaires dans ce pays, des hôtels de campagne, du musée de la Fraise de Plougastel-Daoulas, dans le Finistère, etc.
Aux environs de la tumultueuse ville de Casablanca, Dady demande si je connais un écrivain chérifien. Je lui dis que l’un de mes écrivains préférés est du pays, et qu’il s’appelle Rachid O. Il me répond sèchement qu’il ne le connaît pas. Je lui dis qu’on peut trouver ses œuvres chez n’importe quel bon libraire. Il me dit qu’il n’entre pas dans les librairies. Qu’il n’a jamais vu quelqu’un au Maroc fréquenter ces milieux et devenir riche. Je ne dis plus rien. Je regarde le paysage. De peur de placer un mauvais mot qui fâche, et de nous faire débarquer en pleine route, et faire capoter le don que le monsieur de la Tanzanie est venu chercher…
Dady continue en demandant si ce que j’écris dans mes livres est vrai. Et moi, surpris, je lui dis que je n’écris pas de bible. Il se met à ricaner. On peut même entendre le son qu’émettent ses dents, lorsque sa bouche se ferme. Je lui dis qu’en littérature, le vrai et le faux, ça n’existe pas…
Il nous dépose dans notre lieu d’hébergement à Essaouira, et continue jusqu’à Agadir, sa localité de résidence… Là où nous sommes logés, le propriétaire, un Anglais, fait ses valises. Il rentre en Angleterre. Il a le mal du pays, après plusieurs années passées loin de la famille et des amis. Nous l’aidons à faire les cartons. C’est bon enfant. On ne manque pas de rire, on se vanne. Il a un singe qu’il ne peut pas emmener, puisqu’il repart vivre en appartement, en collocation, avec des amis. En fait, c’est une guenon, elle s’appelle Pauline. Elle est bien dressée. Elle vient lorsqu’on l’appelle. Elle sait faire des câlins. Je l’aime bien. Il y a comme un lien filial qui se forge entre nous. Je suis tellement heureux que ça se voit sur mon visage. Je me propose d’adopter l’animal. Je ne sais pas trop quoi en faire, ni comment ça se passe pour l’amener en France ou comment on s’occupe des animaux. Etc.
On me dit qu’il y a quelqu’un dans la ville de Fez, Sami, qui sait s’occuper des singes, pour une modique somme d’argent par mois, comme ça, je peux rentrer tranquillement, et revenir au Maroc de temps en temps pour revoir l’animal. Nous envoyons donc Pauline à Sami, en colis, dans une cache placée dans la soute d’un car. Terrible !
Ma relation avec le monsieur de la Tanzanie n’est plus au beau fixe. Nous avons une divergence sur le diaporama, qu’il doit présenter. Les images sont affreuses. En noir et blanc. Les enfants sont dans un décor affligeant, avec des vêtements déchirés. On aurait dit des mourants. Je lui ai dit que ça ressemblait à de l’escroquerie, et il s’est fâché. Il a dit : « Il faut choquer, pour avoir les dons. C’est la triste réalité. On ne donne pas aux enfants bien habillés, heureux et mangeant des glaces ». Il a peut-être raison, il a peut-être tort, mais ça me met mal à l’aise. Ça ne correspond pas du tout à ma philosophie de militant. On décide de se séparer…
Quelques jours plus tard, je reçois un coup de fil de Dady. Il m’annonce que le monsieur de la Tanzanie est déjà rentré. Il est fier de dire qu’il a fait un joli chèque et convaincu ses amis de faire de même. Il sentait en lui une âme de sauveur. Il venait d’épauler quelqu’un. On devait tous lui dire merci. Il me raconte la scène avec tous les détails possibles. Il me demande d’écrire cela dans mon livre. Je lui réponds que ça ne se passe pas comme ça. Il insiste et comprend enfin que je ne le ferai pas. Il m’invite quand même à manger chez lui à Agadir, je lui dis que je suis à Rabat…
Sami m’appelle et me dit que Pauline est malade. Elle a fait une bêtise, ils l’ont punie en l’attachant dehors. Il a plu sur elle, et c’est comme ça qu’elle est tombée malade. C’est la version non édulcorée que j’ai reçue. Paniqué, je demande à mon richissime nouvel ami de m’aider à obtenir un visa pour la France, à Pauline. Je lui explique la situation. Il ne sait sans doute pas que c’est une guenon. Je ne sais pas non plus qu’il est nécessaire de le lui dire.
Quelques minutes plus tard, une dame m’appelle, de la part de Dady. Elle est à Rabat. Elle me demande de venir avec Pauline et son passeport, pour faire les formalités de visa. Pauline n’a pas de passeport, dis-je. Elle me demande de commencer par ça, avant de l’appeler ensuite. Je demande à Sami de m’envoyer Pauline, toujours par colis.
Je retrouve un animal affaibli, avec un ventre gonflé. Pauline n’arrive pas à respirer, elle est couchée sur mon dos, j’ai les deux mains en arrière pour la soutenir, un peu comme les mamans en Afrique portent les bébés, sur leurs dos, avec un pagne… Certains chauffeurs de taxi refusent de me prendre avec elle, ceux qui acceptent, double ou triplent le tarif. C’est donc ça le prix à payer pour sauver Pauline.
Je cours à la clinique la plus proche. On me refuse l’entrée. Ils ont l’air effrayés. Ils disent que les animaux sont interdits. Je me mets à genoux, je pleure, je crie. Je supplie. Rien à faire. Personne ne veut rien entendre. Personne pour sauver Pauline. Ils profèrent des insultes et des menaces. Je ne cède rien. Je pleure et je continue à appeler à l’aide. La police débarque. Ils nous embarquent pour le poste. En cours de route, émus aux larmes, ils décident de nous laisser et me souhaitent bonne chance pour sauver mon animal.
Je continue à me faire refouler des cliniques et des hôpitaux. Vers le quartier Agdal, il y a un groupe de jeunes gens qui me traitent de singe, et ricanent. La scène choque un médecin qui vient vers moi, me demande de ne pas considérer les propos de ces « bandits », et me dit de le suivre à l’intérieur, avec mon singe. Pour dire vrai, je n’étais pas choqué par ces insultes, je n’avais même pas compris qu’ils m’insultaient… L’urgence était de sauver mon enfant…
Le médecin dit que l’animal souffre certainement de pneumonie. Qu’il me faut vite aller voir un vétérinaire. On trouve un qui fait une piqûre et me dit qu’il faut rentrer laisser l’animal bien se reposer. La maladie est très avancée, il ne peut pas procéder à une opération chirurgicale. On risquerait de perdre l’animal sur la table. Il me trouve aussi un passeport pour Pauline.
Mon hôtel aussi refuse les animaux. Je suis obligé de le quitter pour chercher un autre. C’est le même discours un peu partout. On me dit, le chien, et chat, ça va encore, mais le singe, non ! Je trouve refuge dans un quartier populaire, au dernier étage d’un petit immeuble sans ascenseur. Toute la nuit, elle n’a pas arrêté de régurgiter. C’était horrible. Le matin venu, j’apporte le passeport chez la dame qui doit s’occuper du visa. Elle me reçoit gentiment et appelle Dady au téléphone.
Dès qu’elle raccroche, je reçois Dady au téléphone qui me passe un savon. Il est furieux. Il me dit qu’il me fallait préciser que je parlais d’un animal. C’est là où il m’annonce que les animaux n’ont pas besoin de visa ; il faut juste qu’ils soient en bonne santé et avoir un carnet de vaccinations à jour. Je lui raconte mon calvaire pour faire soigner Pauline. Il ne comprend pas pourquoi je m’obstine à vouloir soigner Pauline. Il me dit qu’il y a beaucoup de singes au Maroc, qu’il peut même m’en envoyer une quinzaine, si je le souhaite. Je lui dis que j’ai adopté Pauline, et qu’elle est un peu comme mon enfant. Et là, il me raccroche au nez. Je le rappelle, il ne décroche pas. Et après, ça tombe directement sur le répondeur.
Il faut quand même l’avouer. Dady est un homme extrêmement généreux. Il ne me prend plus au téléphone, mais il m’envoie une forte somme d’argent, c’est la dame du visa qui s’est chargée de me le remettre en main propre, comme participation aux frais médicaux de Pauline. J’en suis ému surtout que les piqûres du vétérinaire de Rabat ne sont pas efficaces. Pauline souffre énormément. Ça se voit. Ses pattes arrière sont comme paralysées, elle ne peut même plus se mettre debout. Je décide de rejoindre la ville de Fez, on m’a conseillé Momo, un vétérinaire traditionnel, un peu herboriste, un peu chaman.
Momo vient nous accueillir à la gare. Il nous amène dans son village. Il est en vêtement de parade. J’apprends qu’il n’est âgé que de quarante-trois ans. Il vit à environ trente-cinq kilomètres de la ville. Il a une petite voiture qui l’aide à faire ses courses. Il est marié, il a trois enfants et possède une centaine de moutons. Nous avons reçu un très bel accueil. Il y a d’autres patients venus de loin pour se faire soigner ou pour se faire consulter…
Aux environs de minuit, Momo me demande de prendre Pauline, et de le suivre. Il a apprêté un petit coin pour nous, un peu loin de sa demeure. Me demande de me déshabiller complètement. Nu comme un ver de terre, il me lave de la tête au pied, avec des herbes et des poudres. À la fin, il m’en fait boire un petit peu. S’ensuit le tour de Pauline. Cette scène se répète plusieurs fois…
Le ventre de Pauline a un peu dégonflé. Elle va mieux. Elle mange à nouveau et ne manque pas de jouer. Elle grimpe partout. J’ai fait la procédure comme il se doit, et dans quelques jours, nous devons emprunter la route de Marrakech, pour prendre le vol pour la France.
Depuis ce matin, elle ne bouge pas. C’est bizarre. Ce n’est pas son genre. Elle est d’habitude très matinale. Je la tapote un peu, puis je la secoue. Rien, mais vraiment rien du tout. Je la prends dans mes bras. Aucune réaction. Ce n’est pas possible. Je crie, je lui fais du bouche-à-bouche, et ensuite un massage cardiaque. Rien n’y fait. Je cours chercher Momo. Il vient faire un malheureux constat. Pauline nous a quittés. C’est un choc. Que de la tristesse durant des jours, des mois, et des années plus tard.