Je transpirais. La chaleur était accablante, la sueur perlait sur mon front, alourdissant mes paupières, comme si l’air lui-même s’était transformé en une couverture humide qui enveloppait tout sur son passage. Mais ce n’était pas seulement la canicule extérieure qui me faisait suffoquer.
Non, c’était cette tension qui comprimait ma poitrine, ce stress inexorable, comme une marée prête à tout engloutir. Je venais tout juste de courir, le souffle court, les jambes lourdes, avec cette peur viscérale, cette certitude presque primaire, que j’allais manquer mon avion.
Mon cœur battait à un rythme effréné, chaque pulsation résonnant dans mes tempes comme un tambour de guerre. Je tremblais, pas de froid, mais de cette angoisse qui me tordait les entrailles. Il était hors de question que je le rate, cet avion. C’était impensable, inconcevable. J’avais des choses à faire, des engagements pris, des promesses faites.
Comment allais-je expliquer mon retard à ceux qui m’attendaient ? Quelle excuse trouverais-je ? J’imaginais déjà leurs visages déçus, leurs sourires s’éteindre en un éclair.
Non, c’était impensable de les décevoir. Cela sonnerait étrangement. Comme une fausse note. Comme un manque de respect. Et puis, une invitation, c’est toujours une question de confiance, au fond. Même si personne ne le dit vraiment, il y a dans chaque invitation une forme tacite d’engagement. On promet d’être là. On promet, implicitement, de ne pas faillir. Rompre cette promesse, c’est trahir une attente, une confiance donnée. Qui voudrait encore de moi, si je devenais ce genre de personne qui ne tient pas parole ?
Je transpirais donc abondamment, malgré la climatisation de cette imposante voiture américaine qui semblait impuissante face à la chaleur ambiante. Mon amie, au volant, essayait de me rassurer, mais ses paroles se perdaient dans le brouillard de mon inquiétude. Ce malaise, cette appréhension, avaient commencé bien plus tôt, dans les rues de Houston (Texas, États-Unis), quand soudain, un embouteillage monstre avait bloqué la route menant à l’aéroport. Les voitures s’étaient immobilisées, formant une chaîne interminable. Chaque minute qui passait était une éternité, chaque klaxon un rappel cruel de notre impotence collective.
Pourtant, ces derniers jours avaient été merveilleux. J’avais savouré chaque instant, chaque rencontre, chaque éclat de rire partagé. Les gens que j’avais croisés m’avaient accueilli avec une chaleur sincère, et les plats qu’on m’avait préparés étaient autant de voyages gustatifs, des saveurs qui dansaient sur ma langue et me rappelaient à quel point la vie pouvait être généreuse.
J’avais revu des amis que le temps et les circonstances avaient éloigné de moi, et ces retrouvailles avaient été comme des rayons de soleil après une longue nuit. Chaque minute avait été précieuse, chaque seconde, un cadeau.
Et soudain, tout se débloqua, comme par magie, et nous arrivâmes, avec une avance inespérée, à l’aéroport. L’atmosphère était chargée d’une tension légère, celle des départs et des adieux, des retrouvailles et des séparations.
Au contrôle des bagages, alors que la file d’attente serpentait lentement vers les portiques de sécurité, mon regard croisa celui d’une dame d’un certain âge et, avec un sourire bienveillant, elle me tendit un mouchoir. Je compris qu’elle avait remarqué la pellicule de sueur qui luisait sur mon front, et de là, naquit une conversation. Ce geste simple, presque maternel, avait quelque chose d’unique.
Elle me confia qu’elle était originaire de Bamenda, une ville du nord-ouest du Cameroun. Un nom qui éveillait en moi des souvenirs. Je lui dis que je connaissais Bamenda, et nos langues se délièrent, évoquant les charmes de cette ville. Les marchés animés d’antan, les collines embrumées de l’aube, cette chose unique, indescriptible, qui semblait imprégner chaque pierre, chaque souffle de vent… Puis, inévitablement, le sujet de la guerre qui ravage les zones anglophones se glissait dans notre échange. Un frisson me parcourut l’échine, et j’eus la chair de poule.
La guerre, dans ces régions, ce n’est pas une fiction, c’est une réalité brutale, une réalité qui broie des vies, des rêves, des familles. Elle a fait des milliers de morts et contraint des centaines de milliers de personnes à fuir leurs foyers. On parle là de la vie des gens ordinaires, de ceux qui vaquaient à leurs occupations tant bien que mal, qui avaient une chose à faire, des amis, une famille, et qui, un matin, se sont réveillés dans un cauchemar.
Ils n’ont plus rien, et sont obligés de partir, de fuir s’ils veulent survivre, partir pour recommencer à zéro. Mais comment recommence-t-on à zéro lorsqu’on a 82 ans ?
La dame esquissa un sourire triste, secoua la tête et me dit : « À mon âge, 82 ans, bientôt, bien que je voyage en classe affaires, tu crois que prendre l’avion est un rêve ou un luxe ? »
Sa voix tremblait légèrement, mais elle gardait une dignité qui forçait le respect. Pour elle, voyager n’était ni un rêve ni un luxe, tant qu’elle était dans un exil forcé, tout cela n’avait aucun goût, aucune saveur, sa vie actuelle était un arrachement à ses racines, à sa terre, à son histoire. Elle le ressentait comme un échec, comme une trahison de la vie elle-même. « À mon âge, on ne devrait plus avoir à fuir, à tout recommencer », murmurait-elle, comme si elle se parlait à elle-même, cherchant une réponse à une question qui n’en avait pas.
Son histoire résonnait profondément avec mon propre exil. J’avais beau avoir le monde à mes pieds, parcourir des continents, vivre des expériences que d’autres auraient qualifiées de réussite, mais pourtant, je ne rêvais que de Bandjoun.
Comment expliquer qu’on puisse avoir pour centre d’intérêt majeur un endroit où l’on n’a plus le droit d’y retourner ? Comment expliquer cette nostalgie qui vous tenaille, ce besoin viscéral de retrouver les odeurs, les couleurs, les sons de ce lieu qui vous a vu naître ? Et si, paradoxalement, en m’interdisant de rentrer chez moi, le dictateur sanguinaire, Paul Biya, m’avait permis de mieux aimer cet endroit qui me porte et fait de moi un écrivain ?
Ces questions tournaient dans mon esprit, sans réponse, sans répit.
La dame de Bamenda, avec son mouchoir et son sourire triste, avait réveillé en moi des sentiments que je croyais d’un autre temps, puisque je pensais les avoir résolus, alors qu’ils n’étaient qu’enfouis.
Tandis que nos chemins se séparaient, chacun regagnant la porte d’embarquement de son vol, je sus que son visage, son histoire, sa douleur muette ne me quitteraient jamais.
Il est des rencontres qui, telles des blessures invisibles, marquent notre âme à jamais.
Je ne peux m’empêcher de rêver, de tout cœur, à ce jour précis, où le dictateur sanguinaire sera sévèrement balayé par l’histoire, vaincu, que ce soit dans les urnes ou dans la rue, et où, de facto, la peur laissera place à l’espoir, où ceux qui fuient aujourd’hui pourront retrouver leur terre.
Et où, dans ce futur proche, plus personne ne sera contraint à l’exil.