Chronique : « Claude est mort »


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foko

Nous sommes en pleine pandémie. Le monde est en ébullition. Les frontières sont fermées, il y a des interdictions de rassemblement et de déplacement. On m’appelle de Bandjoun (Cameroun), et on m’annonce que l’un de mes amis a succombé à ses blessures à la suite d’un grave accident de voiture. Plus exactement, on me dit : « Claude est mort ». Ensuite, on prend le temps de m’expliquer ce qui s’est passé, il y a beaucoup de politesse et d’empathie. La personne qui porte cette nouvelle a sûrement lu ma chronique sur « Fotso Victor », et essaye de bien faire les choses.

Même si, au fond, il est probable que l’on ne puisse quand même pas mentir sur le décès de quelqu’un, la vigilance est de grâce, avant de m’enflammer, je décide de vérifier l’information… Nous venons d’un pays où le despote fou furieux de Yaoundé a cassé sa pipe cent fois. Et pourtant, on continue de le voir à la télévision, une fois l’an, lorsqu’il décide enfin de sortir en vacillant de sa brousse de Mvogmeka’a pour nous conter, de manière très simple et claire, par sa gestuelle, et par ses mots, comment le pays est sa « chose », sa « propriété privée », et que c’est uniquement par « grande bonté » qu’il autorise « ces riens », la population, qu’il traite « d’apprentis sorciers », à s’y installer.

Je cherche Elsa sur internet. C’est l’épouse de Claude, même s’ils se sont séparés depuis de nombreuses années, ils n’ont jamais divorcé, et sont restés en bons termes. Au Cameroun, le divorce chez les très riches n’est pas monnaie courante, pour une histoire de fiscalité qui serait trop coûteuse, ils s’arrangent au quartier, et puis c’est tout…

Pour essayer de comprendre cette pratique, il faut revenir à sa genèse : très souvent, ils se rencontrent et ils se marient lorsqu’ils sont encore pauvres, se promettent, comme tout le monde, de s’aimer pour l’éternité, et avec le temps, et beaucoup de chance, ils réussissent à amasser assez d’argent, sans jamais le déclarer, et lorsque vient le moment de se séparer, parce que l’amour est allé voir ailleurs, c’est souvent comme ça et pas autrement, ça panique dans tous les sens.

Avant de se mettre à la dichotomie des biens communs, on doit les recenser, et qui dit recensement dit possible mésentente, et qui dit embrouille dit souvent ouverture d’une enquête judiciaire, et forte possibilité de recevoir une lettre salée de la part des trésors publics étant donné qu’ils sont parfois fiscalement domiciliés en Europe ou en Amérique du Nord, et vivent sereinement, sans payer d’impôts nulle part.

Je tape donc le nom au complet d’Elsa sur les moteurs de recherche. Rien ne se passe. Aucune suggestion. Subitement, j’ai un doute, je ne suis plus sûr de l’orthographe. À Bandjoun, on dit les patronymes, et c’est rarement qu’on les écrit, il faut donc essayer de trouver les mots qui correspondent au son qu’émet ce nom.

L’exercice est interminable. J’abandonne et je passe à autre chose : de la paperasse administrative, des redondances, des dossiers sur lesquels je procrastine depuis un bon bout de temps. Je demande à la presse locale une couverture pour la rentrée littéraire de ma maison d’édition, et je me retrouve avec un papier truffé de choses que je n’ai jamais dites, des sous-entendus infantilisants, du mensonge…

Une cousine de Claude me donne finalement le numéro de portable d’Elsa, mais ça ne répond pas. Je laisse quand même un tas de messages, on ne sait jamais, je souhaite savoir comment on s’organise pour les obsèques, je suis tellement paniqué que je bredouille…

La dernière fois que j’ai vu Claude, il y a environ deux ou trois ans, c’était à Bamako (Mali), il m’avait invité à venir lui tenir compagnie. En fait, il était en voyage organisé, et ça ne se passait pas super bien, même le guide n’arrivait pas à se faire entendre ni respecter… Le groupe s’était divisé en trois parties : entre les francophones, la plupart, des Congolais, qui souhaitaient rester en ville et boire des bières, les Allemands qui désiraient impérativement aller dans des villages reculés, à la rencontre des tribus, et les Néo-Zélandais, un peu atoniques, qui trouvaient qu’il faisait trop chaud, et refusaient catégoriquement de quitter le climatiseur de leurs chambres d’hôtel… Pour finir, chacun faisait un peu comme il en avait envie.

Claude me parlait des difficultés qu’il rencontrait avec ses entreprises au Cameroun, de comment il était devenu très ardu de convaincre les banques de suivre un projet lorsque cela était hors des capitales comme Yaoundé et Douala. Il me parlait aussi de l’insécurité qui commençait à s’installer à Bafoussam, où se situait sa structure principale, et craignait que la folie meurtrière de « Monsieur Génocide » parvienne jusqu’aux endroits de son gagne-pain. Il était vraiment triste, et ça me peinait énormément, c’était la toute première fois que je le voyais ainsi. Lui qui avait toujours eu un mental d’acier, continuellement très positif. Il avait une capacité extraordinaire à relativiser les choses…

Un autre coup de fil de Bandjoun, toujours pour m’annoncer la mort de Claude, et éclater en sanglots. Tout le monde est terrifié par cette horrible nouvelle, et puis, soudainement, il n’y a plus aucun cri. Plus personne n’est là pour pleurer Claude. L’argent est devenu plus important que la perte humaine. On parle dorénavant de vol, de pillage. Que certains ont fui avec les animaux, pendant que d’autres ont vidé les caisses. On m’annonce que même la maison se fait piller. Que les voitures ont disparu des parcs, comme par magie. Que les gens qui ont naguère bravé les interdictions officielles pour venir adresser leurs condoléances sont subitement devenus des cambrioleurs. Chacun cherche à prendre sa part. De la vaisselle en porcelaine de luxe, jusqu’aux housses de couette en cachemire, tout y passe…

Ça fait maintenant deux heures qu’un numéro inconnu me harcèle. Sur mon téléphone, il est écrit que l’appel est émis depuis Kuala Lumpur (Malaisie). Comme je ne connais personne dans cette zone du monde, je ne décroche pas, mais ça insiste. S’ensuit un message : « Salut, c’est Elsa, ça suffit, arrête de remplir mon téléphone, et décroche l’appel… Je suis en Asie ! ».

Elsa me rappelle, avec son bon numéro, cette fois-ci, je décroche. Elle me dit ne pas trop bien comprendre mes messages. Je fonds en larme, je lui demande si elle tient le coup. Avec la gorge nouée, et pensant bien faire, je dis les vers sur le deuil. Elle m’écoute déblatérer un tas de mots incompréhensibles, ensuite, je l’entends dire à quelqu’un, à côté d’elle : « Pardon, tient ce phone, c’est Michel, ton ami… c’est Foko… »

Il y a quelqu’un qui prend le téléphone, et dit : « On dit quoi, Tagne ? » C’est une voix que je connais. Ça me secoue quelques secondes. D’un ton grave, je lui dis :

« On dit que tu es mort, Claude.

  • Mort comment ? Qui dit ça ?
  • On meurt comment, mon cher ami ? Tu es mort, point !
  • Et si je suis vraiment mort, comment je fais pour te parler au téléphone là maintenant ? dit-il d’un rire forcé.
  • Ça, je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c’est que tu es mort… Tu as succombé à un accident de voiture, jusqu’à ce qu’on m’a envoyé les photos de ton corps sans vie, ratatiné, mon ami, tu es vraiment mort !
  • S’il te plaît, arrête de dire que je suis mort, ça ne m’amuse pas. C’est quoi ces histoires ? Esther et moi sommes en confinement très strict ici à Kuala Lumpur depuis presque un an.
  • Avec tout le respect que je te dois, tu es mort, j’ai même les preuves, et ta maison a été dépouillée !

« Ma maison ? … »

Claude a raccroché. J’ai pris peur. Je suis allé sur internet, et j’ai écrit « comment se protéger des morts ». Sur les forums, j’ai lu un tas de trucs loufoques, qu’il fallait réciter une prière juive qui s’appelle « Chema Israel ». D’autres parlaient de « notre père qui est aux cieux », et même des « je vous salue Marie », alors que je ne suis pas religieux. J’ai quand même appelé Bandjoun, on est allé sur les lieux sacrés du royaume, à mon nom. Ça m’a calmé un peu. Je suis redevenu à peu près lucide …

Et puis, il y a eu ce message, en plus de cet appel dans lequel Claude m’explique clairement que même si celui qui est mort — parce qu’il y a eu vraiment un décès — a le même prénom que lui, au niveau du patronyme, il y a une toute petite différence, à l’écrit, qui ne se constate pas à l’oral, puisqu’à Bandjoun, ça signifie la même chose. Exemple : « kayo et kayor », le « r » change tout, alors que cela se prononce là-bas de la même manière. Il ne s’agit donc pas de lui. Il est bien vivant. Personne n’a touché à sa maison ni à ses biens…

Michel Foko
Michel TAGNE FOKO Écrivain - Journaliste - Éditeur | Fondateur : LA PRESSE DU SOIR, ÉDITIONS DU MÉRITE, LE QUOTIDIEN JULIA, etc
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