La construction du chemin de fer Congo-Océan, reliant Pointe-Noire à Brazzaville, aurait fait entre 15 000 et 30 000 morts. Les décès sont imputés aux maladies tropicales ou aux conditions de travail précaires imposées par l’administration française colonisatrice. Car ce projet, réalisé entre 1921 et 1934, est né du travail forcé d’ouvriers africains. L’historien congolais Antoine Madounou nous éclaire sur l’histoire sanglante du tracé de 502 km.
Par Christelle Mensah
Beaucoup de sang a été versé pour la construction du chemin de fer Congo-Océan. Jusqu’à Brazzaville, le fleuve Congo permettait de traverser le pays. Au-delà, se posait le problème de l’accès à la mer. Les colons avaient donc besoin d’une voie de communication rapide pour y accéder. Objectif : créer un lien entre l’intérieur du pays et la côte. La société de construction des Batignolles et des entrepreneurs européens privés ont donc lancé le projet Congo-Océan en 1921. Le travail forcé prit alors une toute autre forme : les populations furent déplacées du Congo et de toute sa région pour permettre la construction du site. Le tracé de 502 km, qui relie le port de Pointe-Noire à la capitale de Brazzaville, a fini sa course en 1934, faisant, selon les estimations, entre 15 000 et 30 000 morts. Cette nouvelle infrastructure servit à mettre en valeur la zone équatoriale. Ce n’est qu’en 1946 que le travail forcé sera interdit dans les colonies françaises, espagnoles et portugaises. Deux ans avant, naissait Antoine Madounou, professeur d’histoire à l’Ecole Normale Supérieure de Brazzaville rattachée à l’Université de la capitale. Né dans la ville de Le Briz, au Congo, il a voulu travailler sur cette construction lors de sa thèse[[ Thèse : Les structures sociales, politiques et économiques coutumières et leurs évolutions sous la colonisation française dans le Bouansa (Moyen-Congo 1896-1948), soutenue le 11 mars 1986. Le document est disponible à la bibliothèque de Paris 7 Jussieu.]]. Il a pu rencontrer quelques anciens ouvriers du chemin de fer, avant leur mort. Pour eux, « aller au rail signifiait la condamnation à mort ».
Afrik.com : Pouvez-vous nous parler des conditions de recrutement pour la construction du Congo-Océan ?
Antoine Madounou : L’administration prévoyait le nombre de travailleurs dont elle avait besoin pour l’année à venir. Par la suite, elle envoyait les miliciens dans les villages. Le chef de village africain recevait une récompense financière pour le service rendu, l’incitant à fournir le nombre d’ouvriers demandés. Les plus jeunes d’entre eux étaient capturés au lasso. Ceux qui le pouvaient fuyaient dans l’intérieur du pays, s’exposant aux bêtes sauvages de la forêt. Les Africains utilisaient parfois des machettes pour se défendre. Les capturés voyageaient à pied jusqu’au site de Pointe-Noire, tandis que le chef de subdivision européen était porté par deux ouvriers durant toute la durée du voyage sur un « toye », sorte de carrosse en bois. Les relais africains fonctionnèrent jusqu’en Oubangui-Chari et au Tchad. Ce qui permit à l’administration française d’obtenir toujours plus d’ouvriers pour la section la plus pénible, longue de 172 km, partant de la côte et traversant la forêt du Mayombe.
Afrik.com : Quels ouvriers travaillaient sur le Congo-Océan ?
Antoine Madounou : Seuls les hommes étaient utilisés pour la construction du site. Mais, au départ, travailleurs africains et asiatiques se côtoyaient sur le chantier. En Indochine, l’administration coloniale avait mis en place le travail forcé. Pour le Congo-Océan, ils firent venir des ouvriers de cette région par bateaux. Seulement, ceux-ci se révoltaient. Les colons ont arrêté de les utiliser sur le site par peur de la contagion de ces révoltes aux ouvriers africains. On distingue tout de même deux types de travailleurs. Ceux qui oeuvraient de la côte jusque dans les terres à hauteur de 172 km (traversant la forêt). Et les 330 km restants, gérés par des entrepreneurs européens privés, engagés par l’administration coloniale. Ils employaient également des ouvriers par la force. Seulement, ceux-là touchaient un peu d’argent à la fin de leur « emploi ». Avec la construction de ce chemin de fer, le travail forcé s’est installé en colonie congolaise. Avant cela, il existait déjà dans les champs et dans les plantations mais les ouvriers vivaient chez eux. Avec ce chantier, les populations furent déplacées et réinstallées sur le site pour pouvoir être opérationnelles sept jours sur sept.
Afrik.com : Etait-ce vraiment le cas ?
Antoine Madounou : Bien sûr ! Les populations travaillaient tous les jours de la semaine et durant toute la journée. La pose n’était que d’une heure de temps. Pose durant laquelle les travailleurs mangeaient également. Les conditions de travail étaient exécrables.
Afrik.com : Le nombre de morts est aujourd’hui estimé entre 15 000 et 30 000 morts. Pensez-vous que les conditions de travail « exécrables » y aient participé ?
Antoine Madounou : Ces morts sont liées aux conditions de travail forcé. Un ouvrier blessé était souvent mal soigné et pouvait mourir de ses blessures. Certains mourraient d’épuisement. Ils fallaient creuser des souterrains et des tunnels de plus de 3 km. Or, les miliciens armés n’hésitaient pas à frapper les ouvriers récalcitrants ou « trop lents » à leurs yeux. C’est eux qui surveillaient la construction pour éviter les fuites. Lorsqu’elles se produisaient quand même, ils n’hésitaient pas à tirer sur l’ouvrier pour l’arrêter. Ce n’est qu’à partir de 1928 que l’administration a mis en place des machines pour aider les Africains. Avant celles-ci, tout le travail s’effectuait à la main, notamment dans la forêt ! Certains originaires du Tchad ont contracté des maladies tropicales qu’ils ont mal supporté, comme le paludisme. Les Africains n’étaient pas bien traités. Peu de repos, pas de congés ni de ménagement, aucune considération. Mais ils étaient relativement bien nourris, pour leur permettre d’être le plus efficaces possible. Ils travaillaient gratuitement et de manière forcée. Selon les archives de la ville de Moffendjo, il y a eu 31,6% de décès en 1926 et 32,4% pour l’année 1927. Parmi le nombre de morts, il faut inclure les exécutions pour l’exemple de fuyards repris. Ce sont ces conditions qui poussaient beaucoup d’ouvriers à la fuite.
Afrik.com : Dans quelles conditions ces ouvriers fuyaient le site ? Que devenaient-ils ?
Antoine Madounou : Ils fuyaient le travail trop pénible. Sans argent, les conditions n’étaient pas faciles. Mais ceux de la région trouvaient facilement leur chemin pour rentrer chez eux. Pour les autres, ils leur étaient plus difficiles de quitter la construction du chemin de fer car ils ne connaissaient pas le chemin. La population alentour ne les aidaient pas et leur était même hostile car ils étaient différents. Ils ne parlaient pas la même langue, donc ne pouvaient se comprendre. Sur le chantier, ils étaient nourris et logés.
Afrik.com : Comment expliquez-vous qu’il existe aujourd’hui encore si peu d’informations à ce sujet ?
Antoine Madounou : Les archives nationales ne relatent pas grand chose car elles ont été écrites par les colons durant la colonisation. A l’époque, ils cachaient les conditions de travail pour ne pas que ça se sache en France, qui finançait les travaux, pour éviter que l’opinion publique s’offusque et organise la contestation en refusant de payer. Mais des missions d’enquêtes venant de Paris existaient pour connaître les conditions de construction du chemin de fer. J’ai moi-même rencontré certains anciens ouvriers, avant leur mort. C’est en partant d’eux que j’ai réuni mes informations pour écrire ma thèse. Ils m’ont raconté qu’ils travaillaient tous les jours sans compter leurs heures pour un travail qu’ils n’avaient jamais réalisé jusque-là. Et que les fuyards repris étaient fouettés parfois jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance. Et encore, quand les miliciens leur épargnaient la vie…