
En Afrique, à l’excepté — bien entendu — de la politique et de l’économie, les sciences humaines et sociales n’ont que rarement voix au chapitre quand il s’agit de prendre des décisions politiques ou de gestion. La sociologie ne fait pas exception, malgré son indubitable potentiel et, osons le terme, sa nécessité flagrante, dans la rationalisation des diverses décisions et politiques, notamment celles ayant trait aux politiques sociales. Mais pas que…
Cette année 2024, plusieurs pays du continent ont organisé ou organiseront des recensements au sein de leurs territoires. Nous pouvons par exemple citer le Maroc, La Tunisie, le Gabon, la Côte d’Ivoire, le Djibouti, l’Angola, l’Ouganda, la Somalie (son premier recensement depuis 50 ans), probablement le Cameroun aussi dont le recensement était déjà prévu en 2023 (et désiré depuis bien avant), on peut également énoncer la République de Guinée, ou le Nigéria fin prêt pour cet événement et qui n’attend que l’accord de la présidence, et citons, pour finir, la Mauritanie dont le recensement a pris fin en début d’année.
Et, comme cela est prévisible, plusieurs de ces États profitent ou ont profité de l’occasion pour parler de l’importance de ces recensements et des diverses questions qu’ils traiteront, dans… Dans quoi ? Dans l’élaboration des politiques, bien évidemment. Une manière de faire d’une pierre deux coups, sans doute. Ainsi, le roi Mohammed VI du Maroc, dans une correspondance adressée au chef du Gouvernement, Aziz Akhennouch, a déclaré : « Nous invitons le Haut-commissariat au plan, dès l’achèvement de la collecte des données, d’assurer avec diligence leur traitement et leur analyse en veillant à ce que les résultats soient accessibles et utilisables par les décideurs et les acteurs concernés dans les meilleurs délais. Cette célérité dans l’exploitation des données permettra, entre autres, l’identification rapide des tendances émergentes en vue de l’élaboration des politiques publiques pertinentes et de l’adaptation de divers programmes au bien de notre Nation et au bien-être de notre peuple ».
On peut trouver à peu près la même logique, un peu partout, à chaque fois qu’un recensement est prévu. Et cela veut dire ce que cela veut dire. Le lien entre études sociologiques et démographiques et pertinence de la décision politique pour le bien des nations et des peuples est établi et il ne saurait être mis en doute, par personne. La logique veut donc que la sociologie ait une place de choix dans les sinueux chemins menant aux décisions politiques et de gestion. Idéal dont nous sommes, et le mot est faible, à bien des années-lumière. Cela semble même impossible…
Explications :
Il faut, avant de continuer, savoir qu’il n’y a aucune association de sociologues africains, et que peu de pays en Afrique peuvent se vanter d’en avoir une, autre que de forme s’entend. Cet état de fait (qui déjà en dit long sur la situation) nous a poussés à faire avec les moyens du bord, et donc à contacter de très nombreux sociologues et académiciens du Continent, oui, mais aussi des spécialistes d’ailleurs, spécialistes des affaires africaines ou de certaines régions d’Afrique. Si sur la question du nombre de sociologues en Afrique les avis sont quelque peu mitigés, bien que restant très majoritairement négatifs, sur les questions de la quantité, de la qualité et de la diversité des études sociologiques, sur les questions des financements alloués à la pratique et, finalement, sur les questions de l’influence de la sociologie sur l’aspect décisionnaire au sein des États africains, on atteint quasiment l’unanimité, hors deux étranges exceptions, dont nous ignorons les motivations et dont nous tairons donc les propos. Mais disons quand même que deux professeurs de sociologie en Afrique ont affirmé que les décisions politiques et de gestion prennent suffisamment en compte les différentes études sociologiques dans leur élaboration. Donc tous les spécialistes, sauf deux, sont d’accord : la situation de la sociologie en Afrique est médiocre, sur les plans de l’aspect quantitatif et qualitatif des études (pas toutes, bien sûr), celui des financements, et enfin celui de l’utilisation de la sociologie en politique et dans la gestion. Et nous avons parlé à des dizaines de spécialistes, d’un peu partout en Afrique : du Maroc, d’Égypte, du Zimbabwe, du Sénégal, du Nigéria… Et nous ne pouvons malheureusement pas citer tout le monde. Mais les avis se rejoignent, le plus souvent.
Petite sélection…
Yves Charbit est professeur émérite de démographie à l’Université de Paris et chercheur associé à l’Université d’Oxford, en plus d’être directeur de l’Institut Développement et Solidarité Internationale (IDSI) et ancien directeur du Centre d’études et de recherches sur les populations africaines et asiatiques (CERPAA). Ce spécialiste de l’évaluation des politiques et des programmes sectoriels de population et développement en Afrique déclare : « Non, les études sociologiques n’influencent pas beaucoup les décisions. Les décisions politiques et de gestion sont massivement influencées en matière de population et de sociologie par les contrats des bailleurs internationaux. Et il faut souligner que les universités et en particulier les sciences humaines dans les universités souffrent d’une pénurie de moyens, et de conditions de travail souvent désastreuses. Par exemple, mes collègues, qui habitent souvent loin du centre, n’ont pas l’électricité chez eux le soir pour travailler ».
Josiane Stoessel-Ritz, Professeure de sociologie à l’Université de Haute-Alsace, nous dit pour sa part : « Dans nombre d’universités, j’ai pu constater que l’université est trop fermée sur elle-même et parfois même coupée des réalités du territoire et de la vie au quotidien ; nous avons fait du terrain avec des étudiants algériens, marocains, ivoiriens, sénégalais… qui ne semblaient pas connaître leur ville ou leur village que certains semblaient découvrir à l’occasion de notre venue ».
Antoine Kernen, de la faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, est versé sur la sociologie politique : « Comme les financements pour la recherche sont rares ou insuffisants, beaucoup de sociologues s’orientent vers les recherches financées par des organisations internationales ou le gouvernement. Je n’ai rien contre ce type de recherches, mais elles laissent moins de marge de manœuvre au chercheur pour définir lui-même l’objet de ses recherches. Et je crains que les sociologues ne soient pas très écoutés ou sollicités sur l’ensemble de la planète, l’Afrique ne fait pas exception », affirme-t-il.
Nous aurons par ailleurs l’occasion, dans l’article suivant, de vérifier ses derniers propos. Très importants, d’ailleurs, car si cet état de fait est pour ainsi dire « mondial », et si l’Afrique, dans son développement, est toujours quelque peu en retard comparativement à l’Occident… Cela semble même impossible, n’est-ce pas, de renverser la situation actuelle ? À moins d’un miracle, diraient les plus optimistes.
Mais passons !
Assez parlé d’« invités » et donnons la parole à nos propres sociologues. Sultan Khan, professeur de sociologie à l’université KwaZulu-Natal en Afrique du Sud, nous met dans la confidence : « Il existe un besoin urgent d’un programme de sociologie africaine dans les établissements d’enseignement. La plupart des programmes d’études ont une approche eurocentrique et ont très peu d’impact sur les problèmes rencontrés sur le Continent. Cependant, un discours émerge pour décoloniser et indigéniser la sociologie, la rendant pertinente aux maux et problèmes sociaux du continent ». En reformulant, cela donne : même la sociologie existante est inadéquate. Le professeur Khan nous éclaire sur d’autres points : « Il existe une dépendance à l’égard de consultants indépendants pour éclairer les politiques, alors que de nombreuses thèses et mémoires sont gaspillés dans les bibliothèques universitaires. En outre, il existe en sociologie des sous-disciplines très diverses qui sont peut-être aptes à éclairer les politiques. Par exemple, il existe une branche de la sociologie appelée sociologie politique. Tous les États-nations n’ont pas accès à ces disciplines spécifiques de la sociologie pour éclairer leurs politiques. Ici, en Afrique du Sud, depuis la démocratie, ces sous-disciplines ont évolué à mesure qu’une nouvelle politique devait être mise en place pour transformer l’héritage de l’apartheid. C’est pourquoi ces disciplines entreprennent de nombreuses recherches sur les questions politiques. On ne peut pas dire que cela soit vrai pour d’autres régions du continent, même si elles ont accédé à la démocratie il y a des décennies ». Et un pourquoi se dévoile ! Financements ? Autre chose ? Beaucoup de sociologues que nous avons contactés nous ont révélé que la sociologie est réputée pour être très subversive… Mais nous n’avons rien dit, même si cela relève plutôt du secret de polichinelle.
Ahmed Kamal Abdalmugod Eid, de l’université d’Assiyut en Égypte, ne mâche pas ses mots : « Il n’y a malheureusement pas assez de vrais sociologues sur le continent africain ou en Égypte. Au contraire, la grande majorité de ceux qui travaillent en sociologie ne s’intéresse pas autant à la véritable formulation des politiques qu’à la politisation de la science ». Et ce dernier n’en reste pas là : « Malheureusement, les études sociales sont considérées comme isolées sur les étagères des bibliothèques, complètement à l’écart des décisions politiques, d’autant plus que les recherches de terrain ne sont que des répétitions de phénomènes déjà étudiés. La situation de l’Égypte, en tant que partie du continent africain, a amené les spécialistes des sciences sociales à se préoccuper de questions d’intérêt personnel ou de ce qu’on appelle la marchandisation de la science, et non des intérêts, des préoccupations et des problèmes de la société ».
Autres points importants
Isaac Boafo, maître de conférences à l’université du Ghana à Accra, soulève d’autres points qui méritent d’être énoncés : « Je ne pense pas que nous ayons assez de sociologues sur le continent. Bien qu’au premier cycle nous formions de nombreux étudiants, seuls quelques-uns d’entre eux continuent de poursuivre des études en sociologie au plus haut niveau pour être appelés sociologues. Plus encore, je pense que beaucoup de ceux que nous formons n’occupent pas des postes qui leur permettent de mettre à profit leurs connaissances sociologiques ». Ce n’est pas faux, car en tentant de joindre nous-mêmes certains anciens étudiants en licence ou en master (ayant rédigé des écrits intéressant notre dossier), nous les avons trouvés pour ainsi dire « reconvertis », certains dans les RH, d’autres travaillant dans le ciment… Comme nous l’a déclaré un autre de nos contacts, un professeur de sociologie souhaitant garder son anonymat : « Promouvoir la sociologie comme une carrière viable et prestigieuse constitue un défi, car cette discipline est souvent perçue comme théorique et déconnectée des problèmes du monde réel, et d’autres sciences sociales telles que l’économie, les sciences politiques et les relations internationales sont souvent considérées comme plus prestigieuses. De plus, les régions où le chômage des jeunes est endémique donnent souvent la priorité à la sélection de cours universitaires en fonction de l’employabilité ».
Frank Matose, professeur associé à l’université de Cap Town, en Afrique du Sud, et spécialiste d’économie politique, nous résume les conséquences d’une manière très claire, pour son pays (pays réputé pour encourager la pratique sociologique et la recherche), conséquences qu’on peut extrapoler pour l’Afrique en entier selon lui-même : « Les sciences sociales ne jouent pas autant de rôles qu’elles pourraient en jouer dans la prise de décision à tous les niveaux — au sein du gouvernement et dans le secteur privé/l’économie en général — sinon l’Afrique du Sud ne serait pas l’un des pays où les inégalités sont les plus élevées au monde. Cette analyse est également valable pour l’Afrique : la mesure dans laquelle cela se produit varie d’un pays à l’autre, mais l’idée générale est la même ».
Et, pour finir, redonnons la parole à Isaac Boafo, qui nous révèle, comme l’ont fait de nombreux autres spécialistes, un autre secret de polichinelle : « Je pense que nos politiciens ne reconnaissent souvent pas l’importance de la recherche sociologique. Et même lorsqu’ils le font, ils ne parviennent pas à s’en servir parce que cela n’est peut-être pas dans leur intérêt politique et/ou économique ». Voilà ! Le véritable nœud du problème. En Afrique et ailleurs…