Ils n’ont pas droit au travail. Ni à l’assurance sociale. Encore moins au logement. Les Marocains venus en Algérie et ayant eu des enfants ici peinent pour acquérir la nationalité algérienne. Alors que d’après la loi, ils pourraient y prétendre, ils continuent à vivre dans la clandestinité. Nous avons rencontré quelques familles installées près de Béjaïa.
Sonia*, 33 ans, est native de Tazmalt. Elle ne parle que le kabyle. Situation étrange : elle n’est pourtant pas algérienne. En tout cas, elle ne possède aujourd’hui aucune pièce d’identité algérienne. Son tort : avoir des parents Marocains. Si Sonia ne se sent pas marocaine, l’Etat, lui, se charge de le lui rappeler à la moindre occasion. Comme en 2002, alors qu’elle se mettait en quête d’un emploi. « Au bureau de main-d’œuvre de la wilaya, alors que je venais d’obtenir mon diplôme de biochimie à la faculté de Béjaïa, ils m’ont dit : “Nous ne recrutons pas les étrangers !“. » Avec son père, ses frères et ses sœurs, oncles, et voisins d’origine marocaine, ils sont au total une dizaine de familles concernées par cette « clandestinité imposée ». Ces Marocains de Kabylie n’ont en réalité de marocain que les papiers, passeport ou carte d’identité. Leurs coutumes, traditions, langue jusqu’à leurs goûts musicaux sont kabyles. Eux-mêmes se réclament kabyles mais vivent depuis de longues années avec des cartes de séjour. « Notre unique souhait est d’acquérir la nationalité algérienne, confient-ils. C’est notre cheval de bataille depuis de longues années. »
Portraits
Installé à Tazmalt depuis les années 1940, Mustapha, un père de famille marocain, nous reçoit dans sa demeure de style kabyle, avec une cour couverte d’une vigne et des escaliers découverts amenant aux chambres. A première vue, rien ne le distingue des kabyles de la région, à une exception près… Un portrait du roi Mohammed VI sur la table du salon. « Nous n’avons gardé que celui-ci. Il y avait auparavant des portraits accrochés au mur de Mohammed V et de Hassan II. Nous avons tout enlevé, ils ne servent à rien, à mon avis », nous explique sa fille Kahina. Le père de famille, lui qui a participé à la révolution nationale, ne cache pas sa déception. Il était pourtant venu en Algérie en 1948, choisissant la Kabylie pour « la dignité de ses habitants ». Mais il reste pour tous « le Marocain ». A ce jour, il n’arrive pas à acquérir la nationalité algérienne, même si sa femme, aussi Marocaine, l’a obtenue, ironie du sort, peu de temps avant sa mort en 2005. « Avec les amendements du code de la nationalité applicables à partir de 2006, nous y avons cru, car ils prévoient que si la mère est de nationalité algérienne, elle peut donner sa nationalité à ses enfants. » Mais leurs rêves se sont vite évaporés. Pour Sonia et ses sœurs, l’administration n’a rien voulu savoir : leur mère ayant acquis la nationalité algérienne, les enfants n’ont pas pu en bénéficier.
Depuis 2006, leur quotidien se résume à un véritable parcours du combattant. « Nous avons déposé toutes les pièces que le ministère de la Justice ou toute autre institution nous ont demandées… Nous sommes dans l’attente depuis des années », raconte Sonia, aujourd’hui secrétaire médicale chez un médecin privé dans la daïra d’Akbou. « Je sais que je ne pourrai jamais faire une carrière dans le secteur public. Un jour peut-être… Un grand laboratoire pharmaceutique de Oujda m’a sollicitée, mais je n’ai rien à faire au Maroc. Je me considère Algérienne. C’est ici que je suis née, je ne me sens pas Marocaine. Mais le problème, c’est qu’au fil des années, les deux pays me considèrent comme une étrangère ! » Un jour, la jeune fille, tentée de suivre le conseil du juge qui la reçoit régulièrement, se décide à se marier avec un Algérien. En vain. Cela fait trois mois qu’elle tente, elle et son futur mari, d’établir un acte de mariage, sans succès. Enquêtes, déplacements dans les différents commissariats de Tazmalt, puis d’Akbou et de Béjaïa… Sonia doit également – démarche non justifiée par le code de nationalité ni celui de la famille – établir un certificat d’appartenance à l’Islam. « C’est absurde comme démarche !, s’énerve-t-elle. En plus, il faudrait ramener avec moi deux témoins », dit-elle.
Des justificatifs absurdes à ses yeux, d’autant que la cérémonie du mariage se déroulera, comme le veut la tradition à Tazmalt, selon les règles rigoureuses de leur noble ancêtre Sidi Moufek : la somme de la dot ne dépasse pas les 25 centimes, la mariée ne doit pas recevoir plus de 7 cadeaux, il n’y a pas de pièce montée, ni de cadeaux en or et surtout pas… d’alliance ! Bref, comment faire plus kabyle ? « Nous sommes de la région et nous appliquons à la lettre les consignes de notre ancêtre. Nous sommes en plus sur son territoire. Je n’ai jamais imaginé me marier en kaftan marocain ! », témoigne-t-elle. Au niveau de l’APC de Tazmalt, seule la famille de Mustapha est officiellement recensée. « A l’exception de cette famille, aucune autre famille marocaine n’est recensée chez nous. On ignore leur existence », assure Arab Aïssa, chef de service de la réglementation à l’APC de Tazmalt. Les données ne sont également pas disponibles au niveau du bureau de wilaya de la circulation des étrangers, qui refuse de nous fournir une quelconque explication. « Nous n’avons rien à vous communiquer », nous lance le chef de bureau.
C’est ici notre pays
Comme tout Marocain de la région, notre hôte, 74 ans, est puisatier. « J’ai travaillé toute ma vie sans assurance, et aujourd’hui, en retraite, je me retrouve sans ressources. Je ne veux pas que mes enfants vivent la même situation. J’ai décidé de laisser tomber pour moi, mais je voudrais tout de même avoir la nationalité pour le bien de mes enfants », précise-t-il. Il ne regrette pas d’être resté en Algérie : « C’est un pays que j’adore. Je n’aime pas le Maroc et leur mode de vie. Je ne peux pas y rester au-delà de quelques jours de vacances. A aucun moment l’idée d’y retourner m’a effleuré l’esprit, avoue-t-il. Je voudrais juste régulariser ma situation. Depuis des années, je n’arrive toujours pas à établir des documents officiels de mes biens. Cette maison est mon bien personnel, mais je n’ai aucune preuve au niveau de l’administration. »
Pour Mourad, son fils, maçon, « la nationalité serait pour moi synonyme de travail et d’assurance sociale. J’ai travaillé pendant une année dans une station électrique à Tipasa sans couverture sociale. Chaque jour était un risque pour moi et pour l’entrepreneur, qui a tenté par tous les moyens de m’assurer. A chaque fois que l’inspection du travail arrivait, il était obligé de me cacher », témoigne-t-il. Son frère, dans la même situation, renchérit : « Pour assurer les personnes étrangères, il faudrait que l’on soit technicien supérieur ou plus. Dixit l’administration… » Mourad et son frère Nazim ne comprennent pas « la différence dans le traitement de nos dossiers pour la délivrance de la carte de séjour. Au début, la wilaya nous délivrait une carte de séjour de 10 ans. Et maintenant, elle est juste renouvelable tous les deux ans. Avec des frais supplémentaires qui atteignent les 3000 dinars ! Ce qui est fatiguant, c’est le fait que cette carte soit délivrée quelques mois avant son expiration. Et je ne comprends pas non plus pourquoi le bureau des étrangers de wilaya nous ferme toutes les portes pour une délivrance de permis de travail ! », déplore Nazim. La question que toutes les personnes que nous avons rencontrées se posent : « Pourquoi les autres étrangers ont tout de suite régularisé leur situation et pas nous ? » Certaines personnes n’arrivent pas « à faire la différence entre ce blocage et les relations tendues entre les deux pays. »
Malgré ces mésaventures, Mourad et les autres restent très attachés à la patrie qui a accueilli leur père et leurs grands-parents. Tous ressassent la même chose « Nous n’avons pas où aller et c’est ici notre pays ». Très intégrés dans la société algérienne, ils n’attendent que le fameux sésame pour sortir de la clandestinité.
* Les prénoms ont été changés
Par Nassima Oulebsir pour El Watan